SOLITUDE

La Bible nous enseigne que parmi les moyens employés par Dieu pour se
faire connaître à l'homme, l'un des plus puissants est la solitude
(cf. La 3:28, et rapprocher ce passage de Mt 6:6).

Sans doute l'homme est fait pour vivre en société, mais ce n'est
pas la société qui le forme; «on est dans la société ce que l'on
s'est fait dans la solitude». Savoir s'isoler, ménager dans sa vie
les haltes du recueillement où, dans le calme de l'atmosphère
intérieure, les poussières tombent, les brouillards se dissipent, les
nerfs se détendent; heures d'apaisement où les agitations qui nous
retiennent sans cesse sur les bords de notre âme étant suspendues,
nous y pouvons enfin descendre par degrés, descendre jusqu'au fond;
heures de crise où le rideau étant tombé entre la scène et le public,
l'acteur pose son masque et, rendu à lui-même, se voit tel qu'il est
dans le dénûment de son trouble, dans la détresse de son néant. C'est
là que le Créateur attend sa créature et lui parle. Lorsque Renan dit
que le désert est monothéiste, il ne se trompe pas tout à fait: nulle
part la présence de Dieu ne s'impose à l'homme plus sûrement que dans
le désert, c'est-à-dire dans la solitude où l'homme privé de tout
appui extérieur et de toute ressource personnelle se voit comme forcé
de recourir à Dieu.

Mais une vie ininterrompue dans la fièvre de l'activité sociale
n'a pas seulement pour inconvénient de nous ôter les moyens de nous
connaître nous-mêmes et de nous recueillir, elle nous livre aux
inspirations d'un milieu qui, au lieu d'élever notre individualité,
la plupart du temps la rabaisse. En effet il ne faut pas s'y tromper,
la collectivité, dans sa manière d'être, reproduit les caractères de
l'espèce, qui est animale. Le mouvement des masses est redoutable
parce qu'il est irraisonné.

Les entraîneurs, qui savent exploiter l'instinct de la foule, son
impressionnabilité et sa versatilité, peuvent la porter à des excès
que jamais les individus qui la composent n'auraient commis
isolément; au contraire, quand il a soin par un moment de solitude de
se libérer de la vie grégaire, l'individu se ressaisit; il entend
l'appel de la raison et celui de la conscience; plus il se recueille,
mieux il perçoit la «voix de silence» (1Ro 19:12) qui révèle la
présence de Dieu; il réalise sa personnalité, s'élève par elle
au-dessus de la foule et se rétablit dans la parenté de Dieu qui est
la personne parfaite.

L'histoire abonde ici en enseignements: tandis que la
collectivité dans son orgueil et ses entraînements construit la tour
de Babel (Ge 11), demande le veau d'or (Ex 32), abandonne
Jéhovah pour Baal (1Ro 19:14 etc.), crie sur la place du
prétoire: «Ote, ôte, crucifie!» (Jn 19:15), exalte Paul et
Barnabas comme des divinités et puis les lapide (Ac 14:8-20),
nous voyons Jéhovah distinguer de la foule les héros élus pour lui
servir de témoins et les former à part, in deserto solitudinis
Abraham doit tout quitter pour s'enfoncer dans le désert de Syrie,
marchant par la foi vers un but inconnu (Ge 12:6),

Moïse s'enfuit au désert de Madian où il reçoit la révélation du
Buisson ardent (Ex 3:1),

Élie désespéré se retire au désert où Jéhovah le
réconforte (1Ro 19:4).

La prédication d'Amos, d'Osée, de Jérémie est tout imprégnée des
enseignements que leur a donnés le désert; c'est dans la solitude du
désert de Judée que Jean-Baptiste prend conscience de sa mission de
Précurseur (Mr 1:4); c'est dans le désert où il est conduit par
l'Esprit que Jésus démasque le Tentateur et choisit comme moyen de
rédemption l'obéissance absolue (Mt 4:10); c'est au désert qu'il
se retire pour prier et c'est là qu'il emmène ses disciples pour
qu'ils se reposent (Lu 5:16,Mr 6:31,Jn 11:54). C'est dans la
solitude de la nuit de Gethsémané que Jésus consomme son sacrifice
expiatoire: «Cette coupe...qu'il soit fait comme tu veux» (Mr
14:36).

C'est dans le chemin désertique qui va de la Palestine à Damas
que Jésus convertit Saul de Tarse (Ac 9:3), et quand celui-ci,
retourné, se voue à l'apostolat, il se retire d'abord au désert
d'Arabie pour repenser sa théologie et s'affirmer dans sa nouvelle
foi (Ga 1:17).

L'histoire de l'Église primitive et de celle du Moyen âge est
toute remplie des retraites au désert; et si les saints qui ont fait
de la solitude le but de leur vie terrestre se sont trompés, ceux qui
sont venus de cette solitude pour parler à l'Église ont été parmi ses
plus grands régénérateurs. Avant que le jansénisme des solitaires de
Port-Royal nous eût donné Pascal, la Réforme était sortie d'une
cellule de moine.

Ce qui fait la faiblesse de l'Église contemporaine, c'est que
dans la fièvre de la vie moderne on n'y retrouve plus de solitude. Or
la parole que le prophète Osée met dans la bouche de Jéhovah demeure
vraie pour tous les temps: «Je l'attirerai au désert, et là je
parlerai à son coeur».--Voir (Os 2:14) Regard, Silence. Alex. W.