SAÜL

1.

Ses origines, son avènement.

Dans 1Sa 7-15, on distingue aisément deux séries de récits, les
uns favorables, les autres hostiles au principe monarchique. Les
premiers eux-mêmes semblent bien (d'après le prof. Ad. Lods en
particulier) appartenir à deux sources, celle du voyant et celle
de Jabès. La première doit être la plus ancienne. Saül, vaillant
guerrier, a abattu la stèle que les Philistins, jusqu'alors
vainqueurs d'Israël, avaient élevée dans sa ville natale, Guibéa de
Benjamin. C'est l'insurrection ouverte. Saül appelle à lui les
patriotes. Six cents braves répondent seuls à cette convocation. Les
Philistins réunissent une puissante armée, avec chars, cavaliers et
fantassins. Campés à Guibéa (aujourd'hui Djéba, à environ 10 km.
de Jérusalem), Saül et ses hommes occupent le bord méridional d'un
ravin abrupt, très profond, tandis que les Philistins s'établissent
en face à Micmas. Saül juge sa position périlleuse, il hésite à
attaquer. Mais son fils Jonathan brusque les choses. Assisté
seulement de son écuyer, il fond avec audace sur le poste philistin.
La panique gagne tout le camp ennemi. Les sentinelles de Saül lui
signalent ce désordre. Saül consulte le sort sacré, mais comme ces
formalités demandent beaucoup de temps, il se voit obligé de les
interrompre devant le tumulte croissant. Il atteint le camp
philistin, où il trouve les ennemis s'entr'égorgeant. Il les chasse
sans peine et fait jurer à ses soldats de ne rien manger jusqu'au
soir pour mieux poursuivre les fuyards. Là se place un épisode
tragique, visiblement rapporté pour mettre en relief l'héroïsme avec
lequel Saül accomplit rigoureusement ses devoirs religieux. Jonathan,
qui n'avait pas connaissance du serment, goûte du miel sauvage dans
une forêt. Le soir, Saül demande à Yahvé s'il faut poursuivre les
Philistins jusqu'au matin suivant. Il n'obtient pas de réponse, et en
déduit qu'une faute grave a été commise. L'oracle en désigne
l'auteur: c'est Jonathan. Saül jure que son fils mourra. Mais les
soldats le rachètent, l'un d'eux est exécuté à sa place. Il semble
bien que c'est à la suite de cet éclatant succès que le récit du
voyant montrait Saül appelé à la royauté (1Sa 14:46 et
suivant
) et intronisé peut-être à Guibéa. (cf. Os 10:9)

Ce récit (1Sa 13:3,5-7 13:16-14:20,23,24,25-30,26-46)
malgré l'allure très littéraire que lui a donnée un habile conteur,
repose sur une tradition historique de haute valeur. Il est précédé
d'un morceau empreint également de naturel et fort pittoresque, mais
sans doute plus légendaire (1Sa 9:1-10:16) On y voit Saül, parti
à la recherche des ânesses égarées de son père, s'adresser en
désespoir de cause à un voyant de petite ville, Samuel. Yahvé avait
prévenu celui-ci la veille qu'il recevrait la visite de l'homme
appelé à devenir roi d'Israël et à délivrer le peuple du joug des
Philistins. Samuel révèle à Saül ses hautes destinées et lui donne
secrètement l'onction royale. C'est Samuel qui aura suggéré à Saül
l'idée de s'attaquer à la stèle triomphale des Philistins: «A Guibéa,
l'esprit de Yahvé te saisira, annonce le voyant; dès lors tu pourras
faire ce que ta main trouvera» (1Sa 15:5,7).

Historiquement, Saül paraît bien avoir été gagné par l'exaltation
des vieux inspirés (nebiim =prophètes), qui provoquaient les
phénomènes extatiques par des exercices violents accomplis en commun,
et qui semblent aussi avoir été les zélateurs fervents du patriotisme
israélite. On peut admettre également qu'un voyant, un inspiré plus
calme, isolé, plus archaïque, du nom de Samuel, ait contribué à
préparer l'insurrection nationale, et, par suite, l'établissement de
la royauté. Mais dans l'ensemble, le récit trahit l'intervention de
la poésie populaire. Il montre en Saül un jeune homme timide et
modeste, dont l'absence prolongée va inquiéter son père, et non le
guerrier farouche déjà père lui-même d'un vaillant héros, Jonathan.
En somme, nous trouvons ici, revêtue d'une forme plastique des plus
remarquables, la conviction profonde des Israélites, entre le X e et
le VIII° siècle, d'après laquelle la royauté nationale fut une
institution voulue et préparée par le Dieu national.

La série de traditions parallèles, source de Jabès, comprend
le chap. 11 et la plupart des versets des chap. 13 et 14 qui ne
concordent pas avec la suite du récit du voyant. Saül se signale
pour la première fois en s'attaquant aux Ammonites qui, profitant
sans doute de la détresse causée par les Philistins aux tribus du
centre d'Israël, assiégeaient Jabès en Galaad (N. de la
Transjordanie). Les assiégés demandent à capituler. Nahas, le chef
ammonite, le leur accorderait, moyennant que dans la ville tous les
habitants (sans doute les hommes) aient l'oeil droit crevé, ce qui
les rendrait impropres à la guerre et marquerait Israël d'ignominie.
Les Jabésiens sollicitent un délai de sept jours pour tenter de
recueillir des secours un peu partout parmi leurs frères. Nahas
acquiesce. Si ce trait est historique, on supposera que les
Ammonites, connaissant la désunion des tribus d'Israël, escomptaient
l'échec de ces démarches in extremis. Les messagers de Jabès
parcourent donc le pays. A Guibéa de Benjamin, tout le monde pleurait
en les écoutant. Saül survient, revenant des champs. A la pensée de
l'affront dont sont menacés Israël et son Dieu, «l'esprit saute sur
lui»; il abat deux de ses boeufs et en envoie les quartiers dans tout
le territoire de son peuple, avec ce message: «Ainsi seront traités
les boeufs de tout homme qui ne marchera pas à la suite de Saül.»
Sous cette forme assez insolite, on discernera le sacrifice qui
marquait l'ouverture de toute campagne (cf. 1Sa 7:9) et unissait
les combattants par un lien aussi redoutable que sacré. L'appel est
entendu; les volontaires accourent à Bézek, en face de Jabès. Le
lendemain avant l'aube, Saül surprend le camp ammonite; à midi, les
assiégeants sont dispersés. Les guerriers vainqueurs proclament Saül
roi, à Guilgal. Il reste à secouer le joug des Philistins. Une suite
de campagnes heureuses (Micmas, Béthel, Guibéa), où se distingue
Jonathan, fils de Saül, libère le pays jusqu'à Ajalon.--En fait, il
est très probable que Saül aura rendu un grand service à la ville de
Jabès, puisque celle-ci, plus tard, s'exposera à la vengeance des
Philistins redevenus vainqueurs, en rendant les honneurs funèbres à
son cadavre. Mais comment concevoir l'expédition qui délivra Jabès en
un temps où la suzeraineté philistine s'exerçait encore intacte sur
le centre du pays? La version du voyant est plus naturelle, qui admet
pour premier effort de Saül la résistance aux ennemis maîtres de sa
propre ville.

Une troisième source exprime des sentiments bien différents
de cet enthousiasme royaliste. (1)

(1) Pour l'importance de cette source d'inspiration prophétique,
voir art. Prophète, IV; et A. Westphal, Jéhovah, 4° éd. 1922, pp.
266-2S7, Les Prophètes, 1924, t. I, pp. 341-375.

2.

Son règne.

Du règne de Saül, dont l'importance fut capitale pour la formation
d'une véritable nation israélite, la tradition populaire, plus
soucieuse d'anecdotes individuelles que d'histoire générale, n'a
guère retenu que les démêlés du roi avec son futur successeur, David.
En réalité, cette brouille entre Saül et l'un de ses capitaines
n'aura été qu'un épisode, à placer probablement à la fin du règne. Ce
qui remplit ce règne, c'est essentiellement la guerre entre Israël et
les Philistins. (cf. 1Sa 14:52) Les grandes batailles rangées
étaient rares, mais la guérilla de frontières reprenait à chaque
printemps, marquée par le rapt de troupeaux, l'incendie de maisons
isolées, parfois la surprise de villes peu ou pas fortifiées. Plutôt
que d'armées on parlera de bandes. Dans une ancienne tradition, Saül
ne dispose que de six cents hommes (1Sa 13:15 14:2), et David
n'en a pas plus (1Sa 23:13), qui servent Saül sous ses ordres
(voir Armée). Il n'existait encore aucune organisation régulière pour
assurer la levée des troupes et celle des impôts. Quand le roi
n'était pas en guerre, il vivait à Guibéa, sur ses terres, en «paysan
noble». Un repas probablement sacrificiel réunissait autour de lui
ses serviteurs (officiers) lors de chaque nouvelle lune. On tenait
conseil sous le tamaris sacré de Guibéa (1Sa 22:6).

La royauté de Saül procède donc en premier lieu de
l'hégémonie militaire.
On doit, d'autre part, y reconnaître une
royauté de tribu
s'exerçant au profit de tout Israël. Des
Benjamites sont les généraux de Saül: Abner et ses successeurs. C'est
aux gens de Benjamin que le roi distribue les meilleures terres
prises à l'ennemi; Saül lui-même n'en était pas moins pénétré d'un
sentiment national israélite très développé. En accueillant des
hommes de bonne volonté de toute tribu, il entra en rapport avec
David, de Juda. La Transjordanie deviendra le plus ferme soutien de
sa dynastie. C'est apparemment pour la défendre que Saül combattit
Moab et les Araméens de Tsoba (1Sa 14:47). A l'Ouest, son
autorité s'étendit au moins jusqu'à la plaine de Jizréel, où se place
son dernier combat contre les Philistins (1Sa 29:11 31:1). Il
défendit Juda et toute la région du S. contre les razzias des
bédouins (Amalécites), et de la sorte commença à faire entrer ces
tribus dans la confédération d'Israël (1Sa 14:48). Enfin, il
chercha à brusquer l'annexion des Cananéens en leur enlevant leurs
derniers vestiges d'indépendance.

Cette royauté présentait un caractère religieux très
prononcé. La foi en Yahvé constituait le seul lien solide entre les
tribus agglomérées. Saül fut très probablement l'inspiré que
célèbrent les récits les plus anciens. Il n'entreprenait aucune
expédition sans y emmener un prêtre, qui consultait pour lui le sort
sacré avant chaque opération. La tradition antiroyaliste rapporte
qu'il proscrivit ceux qui interrogent les morts et évoquent les
esprits (1Sa 28:3). Ce n'est pas qu'il considérât ces pratiques
comme de vaines superstitions; au contraire, pour lui âmes et esprits
évoqués étaient des élohim, des rivaux de Yahvé. S'adresser à eux
ne pouvait qu'irriter le dieu national.

La fin du règne fut assombrie par une maladie étrange. Saül
manifestait des accès d'humeur sombre; irritable, soupçonneux, il
voyait des ennemis en ses plus fidèles serviteurs, sans en excepter
son fils et son gendre David. Cette sorte de délire de la persécution
aura été la rançon de l'excitabilité d'où procéda sa grandeur. Les
contemporains le croyaient possédé par un esprit mauvais envoyé par
Yahvé. L'affection du peuple était si profonde pour le souverain
ainsi frappé que l'obéissance et la sympathie ne se rebutèrent pas.
La musique seule soulageait le malade. D'après les plus vieilles
versions, ce fut elle qui occasionna l'entrée en scène du personnage
qui allait reprendre et développer l'oeuvre compromise de Saül, aux
dépens de ses descendants. Le jeune Bethléhémite David, habile à
jouer de la cithare, éloquent, beau et d'une bravoure éprouvée,
devint le poète et le musicien attitré du roi ainsi que l'un de ses
écuyers personnels (1Sa 16:14 et suivants). Toutes les anecdotes
conservées, tragiques ou plaisantes, archaïques et barbares ou
sentimentales, s'inspirent de sympathies très nettes pour David; nous
ignorons ce que Saül et ses amis pensaient des mêmes faits.

Ce qui est le mieux attesté, c'est que David, promu chef de
bande, fut constamment heureux dans ses exploits. Sa popularité dès
lors croissante porta ombrage à Saül. Il ne lui refusa pas sa fille
Mical en mariage, mais exigea en dot de David les dépouilles de cent
Philistins, espérant que le jeune chef périrait en allant les
conquérir. Espoir déçu. Saül voulut alors tuer David de sa main; le
coup de lance-javelot fut esquivé. David s'enfuit devant tant de
haine; Jonathan, fils aîné du roi et très lié avec son beau-frère, se
vit bientôt contraint de lui faire savoir qu'aucun espoir de
réconciliation n'était possible.

Autour de David se groupèrent les membres de sa famille, puis
tous les mécontents (1Sa 30:22). Ces six cents hommes (1Sa
30:9) devaient devenir le véritable levier de sa fortune immense;
ils constitueront le noyau de la future armée permanente d'Israël.
Habile politique, David semble avoir essayé d'éviter la lutte ouverte
contre Saül; il voulut vivre avec sa troupe uniquement aux dépens des
Philistins. Cependant Saül le poursuivait. Il se réfugia dès lors
dans le «désert de Juda», région inculte et très accidentée. Il y
subsista grâce aux rançons plus ou moins volontaires, versées par les
propriétaires des troupeaux qui fréquentaient les pâturages du pays,
pour qu'il les protégeât contre les autres pillards. Saül vint
traquer David jusque dans ces solitudes. Alors le chef de bande
n'hésita pas à s'exiler en pays philistin, où le roi de Gath
accueillit avec empressement ses offres de service. Cette attitude a
beaucoup gêné le patriotisme plus chatouilleux des rédacteurs, et la
version la plus récente atténue fortement la démarche pourtant
formelle de David s'offrant à combattre Saül. Il ne réussit qu'à
force de ruse et grâce à d'heureux hasards à éviter la nécessité de
tenir sa promesse (1Sa 27 et 1Sa 28).

Cependant la fortune du souverain sombrait dans un désastre qui
faillit porter un coup mortel à Israël. On raconta que Saül avait
reçu une révélation funeste la veille du combat (1Sa 28), récit
d'une grandeur tragique dans sa sobriété. La déroute fut complète.
Trois fils du roi, y compris Jonathan, furent tués. Saül lui-même,
gravement blessé, se jeta sur son épée pour ne pas tomber vivant aux
mains des Philistins (1Sa 31). Ou, d'après une autre
version (2Sa 1), un Amalécite l'aurait achevé sur sa demande. Le
cadavre fut dépouillé et mutilé par les vainqueurs; le tronc,
abandonné et pendu, reçut enfin l'hommage funèbre de la ville de
Jabès.

L'essai de royauté nationale paraissait avoir abouti à la
faillite. Ni l'affranchissement, ni l'unification n'avaient
finalement progressé. Mais ce qui survivait, c'était la foi profonde
du peuple en une monarchie de droit divin. Il était réservé à un
personnage plus grand et plus heureux que Saül de capter cette
confiance à son profit et de faire décidément aboutir l'oeuvre tentée
par le vaillant mais infortuné premier roi d'Israël. Jo. M.