PRÉDESTINATION

Ce terme ne désigne pas seulement la détermination divine de tout
vouloir humain, mais le décret souverain par lequel Dieu détermine le
sort temporel et éternel de ses créatures. La prédestination est une
des expressions de la doctrine de la grâce qu'elle fixe avec la plus
extrême rigueur. L'élection désigne également ce choix de
collectivités ou d'individus en vue de la réalisation historique et
eschatologique du plan divin. On distingue parfois entre les deux
termes: celui d'élection signifierait le processus temporel par
lequel la grâce de Dieu sélectionnerait des communautés et des
personnes, tandis que la prédestination représenterait le but éternel
voulu par Dieu avant notre économie en ce qui regarde le salut ou le
rejet de ses créatures.

La prédestination dans l'Ancien Testament.

La notion d'une Providence s'exerçant sans aucune restriction sur le
destin des peuples et des individus est constamment présente dans
l'A.T. L'histoire est la démonstration continuelle d'une téléologie
divine (Ge 45:8 50:20 etc.); le conseil de Dieu ne peut être
modifié ni anéanti (Ps 115:3 135:6,De 4:35 etc.). Toutes choses
s'accomplissent parce que Dieu les veut (Esa 14:24,27 37:26,
etc.). Dieu est le dispensateur de tous les événements (Job
1:21,Pr 16:33 etc.). Dieu envoie à l'homme le bien comme le
mal (Am 3:6,Esa 45:6 et suivants, etc.). Cette initiative
illimitée et irrésistible de Dieu s'exprime par la sélection
qu'il opère entre ses créatures, sans aucune autre raison que son bon
vouloir (Ge 4:3,5,De 7:7 etc.). Elle s'applique
particulièrement à Israël (De 4:37 etc.). Mais au sein d'Israël
même, des élections spéciales, ou vocations, concernent tel groupe ou
tel individu: la tribu de Lévi, de Juda, la maison d'Aaron, David et
sa descendance, etc. L'appel des prophètes est toujours une des
formes de la libre élection divine (Esa 49:1,Jer 1:5 etc.).
Celle-ci peut même s'adresser, hors du peuple choisi et en vue d'un
but spécial, à des serviteurs comme Cyrus (Esa 44:23 45:1,5,
etc.).

Il est vrai que dans l'A.T, l'élection n'est pas une fin en soi
et concerne essentiellement la réalisation du dessein rédempteur de
Dieu. Elle est le moyen par lequel il poursuit Son but plus vaste: la
restauration de Son royaume. Dieu choisit Abraham, l'appelle et fait
alliance avec lui et sa postérité, pour qu'en lui toutes les
familles de la terre soient bénies (Ge 12:2 et suivant); de même
pour Israël (Ex 19:3-6,De 4:34,Am 3:3 etc.). Ce sens de
l'élection est particulièrement clair à mesure que se définit
l'espérance messianique, et notamment dans les prophéties sur le
serviteur de l'Éternel (Esa 41 à Esa 49). L'élection,
acte historique, n'est donc pas ici une prédestination qui fixerait
irrévocablement le sort éternel des individus. Car, jusqu'à un stade
tardif du développement religieux d'Israël, d'une part l'individu
n'était envisagé que dans ses rapports avec la collectivité élue, et
d'autre part la conception d'une vie future demeurait très vague,
sinon absente.

Ajoutons que nulle part des objections ne sont soulevées contre
l'arbitraire de l'élection et la gratuité pure de la volonté divine.

La prédestination dans le Nouveau Testament.

LA PENSEE DE JESUS.

L'affirmation de la prédestination est incontestablement présente
dans le message de Jésus rapporté par les Synoptiques. La mettre
en doute au nom des appels constants du Christ à la conversion et à
l'effort de sanctification serait trahir une grande partie de son
enseignement, et soulèverait un problème rationnel et
philosophique--celui des rapports de la liberté humaine avec l'action
absolue de Dieu--qui est absent de cette prédication. La souveraineté
de la volonté divine (Mt 10:29 et suivant, etc.), le choix
qu'elle opère antérieurement à toute décision humaine en vue du salut
de tel ou tel individu sont un élément de la doctrine de
Jésus (Lu 10:20 12:32,Mt 25:34 etc.). Le mot élu revient
souvent (Mt 22:14 24:22,24,31,Mr 12:20,22,27,Lu 18:7). Il est
vrai que, dans Mt 22:14, on peut interpréter cette élection
comme le résultat de la réponse humaine à la vocation divine. De même
les expressions «enfants de lumière», «enfants de ce monde» (Lu
16:8) n'impliquent pas nécessairement une interprétation
prédestinatienne. Mais l'explication des paraboles du Royaume telle
que la donnent Mr 4:10-19 et les parallèles ne peut avoir
d'autre sens que celui d'une prédétermination de Dieu à
l'intelligence de Sa sagesse et à la foi que cette intelligence
suscite. De même Mt 12:39 11:25-27 spécifient nettement que la
connaissance de Dieu est librement donnée par Lui à ceux qu'il Lui
plaît, et ne peut être obtenue autrement.
L'évangile de Jean énonce encore beaucoup plus catégoriquement
l'affirmation par Jésus de la prédétermination divine. Personne ne
vient à Jésus si le Père ne l'attire (Jn 6:44,65); il faut être
de Dieu pour écouter les paroles de Dieu (Jn 8:47); Dieu donne
au Fils les siens (Jn 17:6); les Juifs ne croient pas parce
qu'ils ne peuvent pas comprendre les paroles de Jésus (Jn
8:43,47 10:26). Comme les Synoptiques, Jean cite le mot d'Ésaïe sur
ceux qui voyant ne voient pas et entendant n'entendent pas (Jn
12:37,39 et suivant); le monde ne peut pas recevoir l'esprit de
vérité (Jn 14:17). Inversement, tous ceux qui y sont destinés
par Dieu viendront à Jésus et il les recevra (Jn 6:37 10:27,29);
ce ne sont pas les disciples qui ont choisi Jésus, mais lui qui les a
choisis (Jn 15:16); le Christ sait dès le commencement ceux
qu'il a choisis (Jn 13:18) et que parmi eux se trouve un
démon (Jn 6:70). Il ne prie pas pour le monde mais pour ceux que
Dieu lui a donnés (Jn 17:9), etc.

Cette assurance johannique que le monde est divisé en deux
classes n'ôte rien dans cet évangile à l'affirmation que les
incroyants sont responsables de leur rejet et que l'octroi du salut
dépend de conditions personnelles.

L'APOTRE PAUL.

C'est dans la pensée paulinienne que le problème de la prédestination
apparaît posé avec sa plus extrême rigueur et aussi confronté par
certaines objections qu'il suscite. Paul affirme que ceux qui aiment
Dieu sont appelés selon son dessein, connus d'avance, prédestinés à
être semblables à l'image de son Fils (Ro 8:28 et suivants); en
Christ nous sommes devenus héritiers, ayant été prédestinés
suivant la résolution de Celui qui opère toutes choses d'après le
conseil de sa volonté (Eph 1:11,Ga 1:4,Eph 1:5 3:11 etc.).
La vocation est déterminée de toute éternité (Ga 1:15). Les
chrétiens sont nommés constamment les «appelés » (Ro 1:6
8:28,1Co 1:1), les a élus» (Ro 8:33 16:13,Col 3:12 etc.).
L'expression «élu de Dieu» ou «élu de la grâce» (Ro 11:5)
indique nettement que tout mérite personnel est exclu des motifs de
l'élection. Cette distinction entre les hommes est d'ailleurs
l'expression du décret universel du Père qui embrasse l'humanité
entière, car le salut est vraiment destiné et offert au monde entier
que Dieu a aimé (Ga 3:22,Ro 11:32,1Ti 2:4,Tit 2:11). En un mot,
pour Paul l'oeuvre de la Rédemption a deux aspects fondamentaux:
d'une part, c'est en Jésus-Christ, et en lui seul, que se réalise un
dessein éternel de Dieu--le croyant est prédestiné en Christ à
devenir semblable à Christ--, d'autre part cette prédestination n'a
d'autre raison que l'insondable vouloir divin. L'idée de l'initiative
divine arrive ici à son apogée. Toute l'oeuvre qui détermine la
rédemption de l'homme, sa méthode, son commencement et ses
conséquences sont entre les mains du Dieu vivant et procèdent de
l'inexplicable nature de sa miséricorde. L'action humaine ne peut ni
fonder, ni modifier ce décret; elle n'en est que l'expression dans la
réalité historique.

St Paul n'a pas été, dans son effort systématique pour exposer
rigoureusement cette doctrine du salut gratuit, sans apercevoir à la
fois le démenti que semblent lui opposer certains faits et les
objections qu'elle provoque. C'est dans les chap. 9 et 11 de l'épître
aux Romains que nous trouvons la pensée paulinienne sur ce point et
sa réponse aux questions et aux critiques possibles. Il vaut la peine
de s'arrêter quelque peu sur ce texte capital.

Le point de départ de la réflexion est dans la constatation que
l'élection du peuple d'Israël paraît avoir été inefficace. Dieu
aurait-il manqué à ses promesses, ou Sa volonté aurait-elle pu être
mise en échec? L'apôtre rejette ce blasphème en déclarant que les
enfants par le sang ne sont pas nécessairement les enfants de la
promesse qui constituent la vraie race de Dieu. Et il se trouve par
là même amené à définir cette élection de la promesse purement
gratuite et irrésistible. Elle est fondée sur un choix qui ne dépend
pas des oeuvres, mais uniquement de celui qui appelle: témoins Jacob
et Esaü (Ro 9:11,13). La compassion et l'amour de Dieu n'ont pas
d'autres raisons que sa libre décision; il ne sert de rien de vouloir
et de courir; c'est Dieu qui fait miséricorde; Il a pitié de qui Il
veut, Il endurcit qui Il veut (Ro 9:16-18). Il ne faut donc pas
expliquer la prédestination par la prescience que Dieu a de l'action
humaine; sinon, ce seraient encore les oeuvres prévues de l'homme qui
seraient le motif de sa justification, et non pas la pure grâce. Mais
ici s'élève l'objection de ceux qui se scandalisent de cet arbitraire
divin. Quels reproches Dieu peut-il adresser à sa créature si
celle-ci ne peut résister à Sa volonté? Paul se borne pour y répondre
à refuser le droit à l'homme de poser cette question, dans la célèbre
parabole de l'argile et du potier (Ro 9:19,23), et il redouble
son insistance à affirmer la liberté divine en évoquant les vases de
colère fabriqués pour la perdition et les vases de miséricorde
préparés d'avance pour la gloire. Mais en quoi a consisté cet
aveuglement surnaturel de l'Israël selon la chair? En ceci,
précisément, qu'il a mis sa confiance dans les oeuvres pour obtenir
le salut et non dans la seule grâce de l'élection; en ce qu'il n'a
pas cru à l'élection. Les païens qui ont cru ont obtenu la justice de
la foi, Israël qui poursuivait la loi de la justice n'y est pas
parvenu. Car il faut maintenir rigoureusement que l'élection est un
effet de la grâce, et donc jamais, en aucun sens, le fruit des
oeuvres (Ro 11:6). C'est pour avoir cessé de se remettre à la
pure gratuité du salut qu'Israël n'a pas obtenu ce qu'il cherche. Le
paradoxe paulinien éclate alors dans toute sa rigueur. La grâce seule
nous sauve; dès que nous ne le croyons plus, nous sommes rejetés. Il
serait contraire à la pensée de l'apôtre de s'arrêter ici. Pour lui,
cet endurcissement partiel d'Israël rentre dans les secrets desseins
de Dieu; il était destiné à devenir l'occasion et la cause de la
conversion des Gentils (Ro 11-24); quand ces derniers seront
rentrés dans le giron de l'Église, le tour d'Israël viendra
aussi (Ro 11:26), car le but dernier de Dieu est universel, «Il
a enveloppé tous les hommes par la désobéissance pour leur faire à
tous miséricorde» (Ro 11:32).

Dans tout ce développement, la pensée paulinienne semble osciller
de la considération de la prédestination individuelle à l'explication
des grandes destinées collectives des peuples, et notamment d'Israël.
C'est évidemment ce dernier problème qui est pour lui l'essentiel. La
question d'une prédétermination positive ou négative de l'action et
du sort des personnes reste une remarque incidente. De même tout le
message paulinien affirme la nécessité de «travailler à son salut
avec crainte et tremblement» (Php 2:12), de courir pour
remporter le prix (1Co 9:24), etc. Retenons simplement que la
véritable intention de l'apôtre est de maintenir sans réserve la
gratuité absolue du salut qui implique nécessairement la souveraine
liberté miséricordieuse de Dieu et la justice incontestable de Son
oeuvre. C'est pourquoi il rejette comme blasphématoire la supposition
que le décret de condamnation ne serait pas mérité par ceux qui le
subissent, ou que l'endurcissement des réprouvés ne leur serait pas
imputable. Que ces affirmations ne puissent pas humainement être
totalement conciliées, c'est ce que saint Paul reconnaît dans sa
conclusion où il évoque les profondeurs de la richesse de la sagesse
et de la science divines, ses jugements insondables et ses voies
incompréhensibles (Ro 11:33).

AUTRES ECRITS DU NOUVEAU TESTAMENT.

Dans le même sens que Paul, la première épître de Pierre (1Pi 2:8
5:13) affirme la prédestination des croyants et des incroyants.
Dans la deuxième épître la vocation et l'élection sont
soulignées (1Pi 1:8,10). D'après l'épître de Jacques (Jas
2:5), les pauvres sont choisis pour être riches en la foi et
héritiers du royaume. Les Actes (Ac 2:23 4:28 13:48 20:27 etc.)
soulignent le décret inspiré par l'amour du Père, arrêté par sa
volonté, conçu par sa sagesse, soit qu'il concerne le Christ, soit
qu'il concerne les croyants.

L'Apocalypse parle de ceux dont le nom est dès la fondation du
monde écrit dans le livre de vie (Ap 13:8 17:8 21:27).

CONCLUSION. En résumé, toute la révélation biblique affirme d'une
part la souveraineté sans conditions de la volonté de Dieu,
l'initiative divine toujours unilatérale, qui s'exprime dans
l'élection et la vocation et se confond éternellement avec la
prédestination; d'autre part la gratuité du salut, qui ne dépend
jamais des oeuvres, mais toujours de la foi en cette gratuité--sans
que pour cela la nécessité de la réponse humaine de l'obéissance et
le fait de la responsabilité soient le moins du monde méconnus ou
minimisés.

Retenons néanmoins deux éclaircissements particuliers.

Si dans l'A.T, l'élection semble concerner
surtout la collectivité d'Israël, elle s'individualise de plus en
plus dans les écrits prophétiques et aboutit dans les documents de la
nouvelle alliance à la notion d'une prédestination personnelle.

En général la prédestination, tout en demeurant
une détermination avant tous les temps, concerne surtout le service
de Dieu dans l'histoire et l'économie terrestre de la rédemption.
Israël est un instrument de Dieu pour le salut de toutes les nations,
le Christ est l'élu de Dieu pour sauver dès la terre et sur la
terre (Lu 23:35); Paul est choisi comme témoin pour annoncer le
nom du Christ parmi les peuples (Ac 9:15); les Éphésiens sont
élus pour le service de l'amour (Eph 1:4), les communautés à qui
Pierre écrit sont élues pour un sacerdoce royal (1Pi 2:9), etc.
En général, sauf chez Paul, les textes sur la prédestination ne sont
pas appliqués au salut éternel, ni surtout à la réprobation
éternelle; du moins, ils n'établissent pas un rapport nécessaire ou
une identité entre l'élection historique et les rétributions futures.
(Il faut même ajouter que certains exégètes interprètent Ro 9:22
comme reprenant l'idée contenue dans Esa 13:5, ici cité, à
savoir que certains hommes pendant leur temps sur la terre sont
prédéterminés à être des porteurs de perdition, c'est-à-dire tenus à
remplir un service négatif pour être dans cette économie les vases de
la colère de Dieu, mais que sur leur destin éternel l'apôtre
resterait muet.)

Rôle de la prédestination dans l'histoire des dogmes et de
l'Eglise.


Il n'est pas inutile de rappeler les interprétations diverses que la
notion de la prédestination a reçues au cours de l'histoire, tant
sont importantes les conséquences de cette vérité chrétienne. Ce
n'est pas par hasard, notamment, que la Réforme y est sans cesse
revenue et a considéré ses affirmations sur ce point comme la vraie
et plus profonde différence qui la séparait de la théologie
catholique.

C'est s. Augustin qui le premier a élaboré d'après saint Paul
une doctrine cohérente de la prédestination. Tandis que les Pères
grecs, affirmant énergiquement l'universalité de la grâce de Dieu et
le libre arbitre de l'homme, faisaient dépendre de la prescience
divine la prédestination des individus au salut ou à la damnation,
Augustin, obligé par Pelage à une défense vigoureuse, affirme que la
grâce, expression de la souveraineté insondable de Dieu, est seule
cause du salut, indépendamment des oeuvres, qu'elle est irrésistible
et inamissible. Pour lui l'humanité qui est tombée en Adam est sous
la puissance du péché, et sous un verdict de condamnation. Elle ne
possède ni le désir, ni la moindre velléité du bien. Le salut ne
saurait donc être que l'oeuvre de Dieu seul. C'est Lui qui donne à
l'homme la volonté de croire et par là même lui restitue un libre
arbitre qu'il n'avait plus. Le don de persévérance assure aux
régénérés le secours divin grâce auquel ils peuvent mener jusqu'au
bout la lutte contre le péché. Si donc foi, libre arbitre, volonté
nouvelle, persévérance sont uniquement des dons de Dieu, le partage
inégal de ces dons ne peut avoir comme cause que le bon plaisir de
Dieu. De la massa perditionis, certains sont élus, d'autres
abandonnés à la juste condamnation que mérite leur incrédulité
naturelle. Cette anthropologie chrétienne jointe à une vue
théologique de la souveraineté irrésistible de Dieu aboutit à une
théorie où c'est surtout la prédestination des élus qui est mise en
lumière, les réprouvés étant abandonnés plus que prédestinés à la
damnation. Sans doute ils ne sont pas hors de la volonté de Dieu,
mais celle-ci laisse s'accomplir en eux la libre détermination d'Adam
plutôt qu'elle n'exerce en eux un décret direct et positif. A ceux
qui lui opposeraient la tentation fataliste et quiétiste contenue
dans cette doctrine, Augustin répond que les efforts individuels sont
indispensables et obligatoires puisqu'ils sont le signe de l'élection
divine.

Tout au long de l'histoire de l'Église, la doctrine d'Augustin a
été contestée par les disciples de Pelage et les semi-pélagiens qui
voyaient dans la prédestination à la fois une limitation de
l'efficacité rédemptrice du sacrifice du Christ et une atteinte à la
liberté humaine, donc un affaiblissement du stimulant que représente
le sentiment d'une pleine responsabilité. Malgré la considération
officielle accordée par l'Église à la pensée d'Augustin, aucun des
docteurs de l'époque scolastique--même Anselme et Thomas d'Aquin--ne
soutient une prédestination rigoureuse. Plus tard le concile de
Trente rejette la prédestination au mal et déclare qu'il est
impossible, à moins d'une révélation spéciale, de savoir si l'on est
au nombre des élus. Le jansénisme fut le dernier effort pour défendre
jusqu'à ses extrêmes conséquences la théorie de la grâce
augustinienne.
La Réforme devait tout naturellement, par fidélité à
l'enseignement biblique et dans sa réaction contre la foi en le
mérite des oeuvres et en la médiation nécessaire de l'Église,
accentuer le caractère souverain de la grâce et chercher dans une
prédestination divine, humainement inconditionnée, le motif et
l'assurance du salut. Elle devait donc reprendre et rendre plus
rigoureuses encore les thèses de saint Augustin. Pour Luther,
convaincu de la radicale corruption de la nature humaine et de la
justification par la foi seule, tremblant d'autre part devant la
majesté incompréhensible et la sainteté absolue de Dieu, seule une
détermination totalement gratuite et miséricordieuse peut fonder en
Jésus-Christ le salut du croyant. Si Zwingli, partant, davantage que
de données anthropologiques, d'une conception philosophique et
théologique de l'absoluité divine, aboutit par cette voie à un
déterminisme rigoureux, Calvin est de plus en plus conduit à
développer son affirmation de la prédestination par sa préoccupation
centrale de l' «honneur de Dieu», dans laquelle l'initiative
exclusive du Seigneur et le sens de la destinée humaine se
rejoignent. De la première a la dernière édition de l'Institution
chrétienne,
il précise sa pensée et n'hésite pas à affirmer une
double prédestination implacable, un verdict de Dieu à salut et à
damnation prononcé de toute éternité, antérieur à la chute. Certes,
il ne méconnaît pas les difficultés de cette position et déclare à
plusieurs reprises que la prédestination de Dieu est totalement
incompréhensible, qu'elle est» un labyrinthe sans issue» si la
curiosité des hommes veut s'élever trop haut et ne «rien laisser à
Dieu qu'elle n'enquière et n'épluche». Il confesse que ce décret
«nous doit épouvanter». Acceptant la contradiction, il affirme
catégoriquement que Dieu ne saurait être fait auteur du mal ni que le
réprouvé le soit injustement et ne subisse pas le juste châtiment de
son incrédulité. Mais par fidélité à la Bible où «rien n'est
enseigné, selon lui, qu'il ne soit expédient de savoir» et où il
trouve solidement exposée la double prédestination, il refuse d'en
passer la rigueur sous silence. Au reste, cette rigueur n'est
qu'apparente. Car seule cette doctrine peut rassurer «les pauvres
consciences» incapables de trouver en elles et dans leurs oeuvres
aucune vertu suffisante pour satisfaire à la justice divine. 11 n'y a
d'assurance que fondée en Dieu seul, car «ceux qu'il a vraiment
retenus à soi, il faudrait que le monde fût reviré plutôt mille fois
avant qu'un de ces élus de Dieu pérît; cela ne peut se faire».

A cette attitude extrême des Réformateurs ont succédé dans
l'histoire des Églises réformées une série de tentatives pour
atténuer l'extrémisme du dogme et résoudre dans des compromis les
difficultés qu'il suscite. La théologie luthérienne, s'inspirant
davantage de Mélanchthon, le premier synergiste, que de Luther, a
essayé de sauvegarder la responsabilité humaine, de limiter à la
prédestination des élus le décret divin et de trouver dans la
prescience et non dans une élection à la perdition la raison et
l'explication du mystère de la réprobation. La théologie calviniste,
s'adoucissant elle aussi peu à peu, malgré l'effort tenté par les
supralapsaires (qui affirment,un décret de double prédestination
avant la chute), en est venue à un synergisme mitigé qui laisse
dans l'ombre l'affirmation de l'unique causalité divine en matière de
salut et la prédestination à la perdition.

Au XIX° siècle cependant, Schleiermacher a tenté de reprendre les
affirmations augustiniennes et même calvinistes, dont il soulignait
la valeur religieuse. Toutefois il interprétait le décret d'élection
non pas comme un décret individuel, mais comme s'appliquant à
l'ensemble des nouvelles créatures qui sont choisies parmi l'humanité
dans un dessein universaliste. Plus récemment, en particulier dans
les Églises calvinistes, et comme si l'on sentait qu'il s'agit là
d'un des fondements essentiels de la foi chrétienne, la doctrine de
la prédestination est de nouveau mise en lumière et étudiée.

La signification de la prédestination.

Nous avons remarqué que les écrivains sacrés, d'une part, ont
constamment affirmé l'initiative divine dans l'oeuvre du salut,
l'élection et la vocation par lesquelles cette initiative se réalise,
la gratuité du choix rédempteur; que, d'autre part, ils ne paraissent
pas apercevoir la nécessité de concilier logiquement ces affirmations
avec d'autres (liberté humaine, justice de Dieu, culpabilité du
pécheur, etc.) qui paraissent les contredire et qu'ils soutiennent
tout aussi fermement. Seul le grand texte de saint Paul que nous
avons analysé constate qu'il y a là un problème humain.

Cette constance dans l'énoncé de cette vérité révélée et cette
réserve dans la systématisation dogmatique doivent être la règle de
tout chrétien. Nous tâcherons d'y être fidèle en analysant maintenant
le sens de la notion de prédestination.

Remarquons d'abord que la prédestination n'est pas, comme on le
suggère quelquefois, l'explication a posteriori d'un état de
fait, à savoir les inégalités spirituelles et la diversité des dons
religieux que constate, par exemple, la parabole du semeur. Si l'on a
pu dire que l'élection était une réalité susceptible de vérification
expérimentale, elle ne consiste pas cependant dans l'exposé humain de
contingences historiques. Il serait également inexact de la
considérer comme l'interprétation rationnelle d'une expérience
religieuse, l'expérience de la grâce. Ce n'est pas parce que le
croyant se sait et se constate mené et sauvé gratuitement qu'il
conclut au dogme du décret inconditionné de Dieu. L'inverse serait
beaucoup plus exact. La prédestination est une doctrine biblique,
qui exprime deux vérités révélées fondamentales: la souveraineté
absolue de Dieu, la corruption radicale de l'homme, lesquelles se
conjoignent dans l'affirmation du salut totalement gratuit.

1.

La prédestination est l'affirmation de la souveraineté sans limite de
Dieu, entendue non pas, dans un sens métaphysique, comme la
suprématie de l'infini sur le fini, mais comme la seigneurie du Dieu
créateur et saint. Les notions de Providence, de vocation et
d'élection ne font qu'exprimer ce rapport irréversible entre Dieu et
l'homme, et reconnaître la différence qualitative infinie du Créateur
à la créature. Tout synergisme (c'est-à-dire toute doctrine qui en
vue de l'oeuvre du salut fait concourir la volonté de Dieu et la
volonté de l'homme sur le même plan), tout synergisme qui tendrait à
réduire cette différence est un athéisme partiel. Car si la volonté
de l'homme peut en quoi que ce soit s'égaler à la volonté divine, ou
plus exactement peut s'y soustraire, c'est que l'homme partiellement
se fait Dieu. Opposer à cette affirmation la limitation de puissance
que Dieu aurait consentie en faveur de sa créature, «en la faisant
semblable à Lui», ou bien invoquer la paternité divine selon le N.T.,
c'est méconnaître la constante affirmation biblique que, même dans
une économie de la chute, Dieu reste sans cesse le souverain absolu,
«Celui dont la parole ne retourne pas à Lui sans effet» (Esa
55:11), ou, comme le dit le Christ, «le Seigneur du ciel et de la
terre» (Mt 11:25), «Celui sans [la volonté de] qui il ne tombe
pas un passereau à terre» (Mt 10:30). L'idée de cette
souveraineté divine est souvent traduite dans le N.T. par le terme
extrême de despotes (Lu 2:29,Ac 4:24).

2.

La prédestination affirme indirectement la corruption radicale de
l'homme naturel, son impuissance totale à faire le bien et à se
sauver lui-même. Nous n'avons rien en nous qui nous rende capables de
Dieu; depuis notre révolte première, notre nature est toute révolte,
refus d'obéissance, incrédulité. Même l'acceptation de la grâce doit
être et est un don pur et simple de cette grâce. C'est ce que Pascal
exprime dans sa fameuse phrase: «Pour faire d'un homme un saint il
faut bien que ce soit la grâce, et qui en doute ne sait ce que c'est
que saint et qu'homme.» Tout synergisme est un optimisme partiel qui
contredit la révélation biblique.

3.

La prédestination, en affirmant la gratuité du salut, assure ce
salut. C'est cette certitude que les Réformateurs ont découverte avec
bonheur dans la Bible. C'est elle qui a libéré Luther de ses
angoisses. C'est elle qui faisait trouver à Calvin un goût savoureux
à la prédestination. Si notre salut n'est pas assuré en Dieu,
nous ne pourrons l'assurer nulle part. Tout synergisme est une
théologie des mérites avec ce que celle-ci comporte d'inquiétude
insurmontable, si on ne la réduit pas à une vulgaire comptabilité de
bonnes oeuvres.

Dira-t-on que tout au moins la foi est l'oeuvre de l'homme et
qu'elle ne mérite pas véritablement son nom, si elle ne comporte le
libre et responsable engagement du croyant? En fait, bibliquement, la
foi est toujours une oeuvre de Dieu et de Son Saint-Esprit; il faut
la demander à Dieu pour l'avoir; elle est, à tous ses stades, une
grâce et non une prérogative. Si la théologie réformée cessait
d'attribuer à la foi une seule origine, la libre volonté de Dieu, les
polémistes catholiques auraient raison d'incriminer la Réforme
d'avoir fait de cette foi la plus orgueilleuse et la plus méritoire
des oeuvres. Remarquons d'ailleurs que cette foi reçue ne cesse
pas d'être notre foi. Elle est nôtre parce que nous sommes
devenus des croyants; elle est nous, sans être de nous. Ces vérités
bibliques sont constamment vérifiées dans la vie du croyant qui
attribue toutes choses à Dieu, même le mouvement qui le fait se
soumettre à son Seigneur ou accepter le pardon de son Rédempteur. Le
sola fide de Luther ne diffère pas à cet égard du soli Deo
gloria
de Calvin, puisque cette foi, cette seule foi par quoi l'on
est justifié, c'est la foi en la grâce totalement gratuite. On
comprend donc que la Réforme, réagissant contre la théologie
semi-pélagienne du catholicisme, ait poussé jusqu'à ses extrêmes
limites la doctrine de l'élection et qu'elle ait même refusé de la
réduire à la doctrine de la prescience divine, laquelle n'exclut pas,
comme nous l'avons indiqué, une théologie du salut par les oeuvres.

Il serait vain néanmoins de nier que la doctrine de la double
prédestination représente pour la conscience chrétienne une pierre
d'achoppement redoutable. Qu'elle soit présentée sous sa forme
atténuée de la prétention (c-à-d, de la doctrine qui n'impute pas
à Dieu un décret de damnation, les réprouvés étant simplement
abandonnés aux conséquences justes de leur révolte originelle) ou
sous sa forme la plus rigoureuse du supralapsarianisme (selon qui
c'est un décret éternel et antérieur à la chute de l'homme qui a
décidé du sort final de chaque créature) ou sous une quelconque forme
intermédiaire, cette attribution à Dieu et à Dieu seul du rejet
définitif d'un de ses enfants demeure un sujet d'effroi et même de
révolte pour notre coeur naturel.

Remarquons d'abord que si l'affirmation de la double
prédestination (historique ou éternelle) était le résultat d'une
construction intellectuelle, d'un parallélisme logique, si l'on
affirmait la condamnation inconditionnée des réprouvés pour rendre
rationnellement intelligible le choix inconditionné des élus, le
chrétien serait en droit de refuser cette application tout humaine et
anthropomorphique du principe de contradiction. La logique humaine
n'a rien à voir avec la sagesse divine et ne peut la faire rentrer
dans ses cadres. Mais le fait est que la double prédestination est
affirmée dans la Bible, non comme un système mais comme une vérité
révélée. (Nous avons d'ailleurs dit plus haut que les textes relatifs
à une perdition éternelle sont très rares et peut-être
susceptibles d'une interprétation moins extrême, et que
l'endurcissement--qui est l'oeuvre de Dieu comme la miséricorde--est
surtout présenté dans sa signification historique.)

Comment faut-il donc interpréter cette affirma-lion dernière de
la souveraineté divine? Avec Karl Barth nous sommes tenté d'admettre
que la double prédestination biblique n'est pas un numerus
clausus
qui distinguerait entre les personnes, pour faire des unes
des vases d'élection et des autres des vases de colère, et ceci à
tout jamais («elle n'est pas une limitation quantitative, mais une
description qualitative de l'action divine», Kuhl), mais qu'elle
signifie pour chaque individu l'affirmation du double décret que
la justice divine porte sur lui, le décret de jugement et de
condamnation, le décret de grâce et de pardon. C'est sur chacun de
nous que s'exerce ce double décret. Chacun de nous est, dans la foi,
le Jacob à qui Dieu fait miséricorde, dans l'incrédulité, l'Ésaü que
Dieu hait (Barth). Or chaque croyant est sans cesse un incroyant qui
veut croire: «Je crois, Seigneur, aide-moi dans mon incrédulité.» La
réalité de la grâce est donc le passage de l'incrédulité à la foi, de
la mort éternelle à la vie éternelle, de la damnation à l'élection.
Comment ce paradoxe se résout-il? Dans la foi du croyant, par
l'acceptation du salut gratuit qui est aussi l'acceptation sans
réserve du décret de condamnation de son incrédulité. Luther
exprimait et dépassait le paradoxe dans sa formule célèbre: «Damnés
seront ceux qui ne veulent pas être damnés.»

Rappelons en second lieu que la prédestination est, comme toutes
les doctrines révélées, comme toute Parole de Dieu, un mystère,
qu'elle ne saurait être qu'un mystère, puisque créatures, et
créatures déchues, nous ne pouvons pas connaître notre Créateur et le
Dieu saint. Aussitôt que la prédestination ou, exactement de même,
les doctrines qu'on lui oppose prétendraient rationaliser l'oeuvre du
salut, elles en feraient une oeuvre humaine et non plus l'oeuvre,
nécessairement incompréhensible, de Dieu. Il faut consentir ce
mystère pour en conserver l'efficace.

Il convient aussi de souligner que la prédestination est destinée
essentiellement à décrire l'action divine et non pas la condition
humaine. «C'est l'intérêt de Dieu pour l'individu qui est en
question, et non pas l'intérêt de l'individu pour Dieu» (Barth).
A cet égard Calvin, quand il faisait de la prédestination une
doctrine de Dieu, était plus près de la Révélation biblique que
Luther insistant dans le sola fide sur l'attitude humaine.

Dans le même sens, et bien plus explicitement, il faut maintenir
qu'il n'est en aucun cas légitime de tirer de la prédestination cette
conséquence, que toute la Bible refuse, à savoir que Dieu serait
l'auteur du mal. Si le christianisme n'est pas dualiste, s'il croit
toute la réalité, y compris la réalité pécheresse de sa créature,
soumise à la souveraineté divine, ce n'est pas pour attribuer à Dieu
la causalité de la chute. La prédestination n'est pas un monisme
philosophique.

De même il n'est en aucun cas légitime, au nom de la
prédestination, de nier les affirmations positives de la Bible sur la
responsabilité humaine et la nécessité de l'effort de sanctification.
Pareillement, ces doctrines ne doivent pas servir à nier la
souveraineté de Dieu ou la gratuité de la justification. La
prédestination n'est pas un fatalisme.

Enfin, si l'on pose la question de la place des oeuvres (voir ce
mot) dans une doctrine de la prédestination, il faudra répondre, avec
la Réforme et la Bible, que les oeuvres ne sont ni la cause ni le
résultat mécanique de l'élection, mais bien le signe de celle-ci.
Calvin disait: «Elles sont signées de la bénévolence de Dieu.» «Elles
sont argument et signe que le Saint-Esprit habite dans les saints.»
Quant à l'engagement personnel total et libre qu'implique la foi, il
n'est nullement diminué par l'origine divine de celle-ci, la foi
consistant précisément à trouver la liberté dans la soumission et à
abdiquer entièrement dans l'obéissance. La prédestination n'est
pas un quiétisme.

En résumé, la Réforme fut profondément fidèle à la révélation
biblique en maintenant la doctrine de l'élection gratuite et de la
prédestination. Rappelons-nous que ce mystère «épouvantable» (Calvin)
est aussi un mystère de sécurité et de paix, qu'il doit rester
mystère et n'est connu que par la foi, que loin de diminuer l'effort
de sanctification et le zèle missionnaire apostolique, il a été,
comme l'histoire le révèle, le plus puissant mobile de témoignage
chrétien et d'action obéissante.

Le Christ disait: «Nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et
celui à qui il plaît au Fils de le révéler» (Lu 10:22), et
aussi: «Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient
vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les
cieux» (Mt 5:16). Propositions antithétiques, et pourtant toutes
deux vraies, qui se rejoignent dans cette glorification du Père, et
non pas de nous-mêmes, par les oeuvres que nous faisons, mais qui ne
sont pas de nous. P. M.

Pour l'étude de la question au point de vue de la notion de
liberté, voir Repentir.