PÉCHÉ (2.)
II Les origines.
Les antiques traditions relatées dans les premiers chapitres de la
Genèse (voir Création, Chute) expriment, au sujet du péché, un
certain nombre de conceptions qui sont essentielles à la piété
israélite et à la piété chrétienne et qui constituent les assises
inébranlables de la doctrine biblique de la rédemption et du salut.
Première affirmation: le caractère originel du
péché...Celui-ci fait son apparition dans le monde dès le
commencement de notre race. L'homme est la réalisation suprême de la
puissance créatrice: terme dernier de toute une série d'actes qui, du
chaos primitif, ont fait sortir le monde inorganique et qui, au
milieu des choses inanimées, ont suscité les êtres vivants, il
participe à la matière et à l'animalité, mais il possède, en même
temps, un souffle divin (Ge 2:7); il est fait, lui seul parmi
tout ce qui existe, à l'image de son glorieux Créateur (1:26); enfin
il est chargé de dominer sur l'ensemble de la création (Ge
1:26,28) et il est revêtu d'un pouvoir de contrôle et de
direction (Ge 2:15).
Mais, tout aussitôt, nous voyons se produire le grand drame, dans
lequel l'homme contrevient aux dispositions prises pour son bonheur
et pour le salut du monde. A peine créé, à peine installé avec sa
compagne dans une existence pourvue de tout ce qui devait en assurer
l'heureux développement, il dévie de la voie droite, celle de
l'harmonie avec son Créateur, celle de sa destinée divine; et cette
déviation qui, dès l'aurore de la vie humaine, va troubler l'ordre de
choses prévu et établi par Dieu, c'est le péché. Sans doute, nous le
verrons, Dieu n'est pas et ne peut être vaincu. Mais le péché n'en
est pas moins un fait primordial, qui influera désormais sur le cours
de la destinée humaine et dont la Providence aura elle-même à tenir
compte dans la réalisation de ses desseins éternels.
Seconde affirmation: le caractère accidentel du péché...Le
péché tel que nous le fait connaître la Bible n'est pas, comme chez
Zoroastre, un principe éternel, inhérent à la nature des choses et
enveloppant de ses mailles fatales la victime humaine. Il n'est pas,
comme dans la Védanta hindoue et dans la philosophie platonicienne,
un fait inséparable de l'individualité ou de la matière. Il n'est
pas, comme le prétendent les gnostiques, un moment nécessaire du
développement humain. Non, dès ses premières pages, la Bible adopte
une interprétation opposée: l'homme était voué à la sainteté, il
était fait pour le bonheur et c'est dans l'obéissance et dans
l'accord avec son Père céleste qu'il aurait dû poursuivre son
immortelle destinée. Par une initiative personnelle, par un acte de
sa liberté, il a rompu le pacte qui l'unissait à Dieu et le péché
est, au bout du compte, une désobéissance volontaire, une rébellion
insensée, dont la responsabilité incombe à la créature et non au
Créateur.
La Genèse ne nous explique pas l'origine première du mal dans
l'univers: elle en constate l'existence et elle l'incarne dans ce
personnage mystérieux du serpent, qui rappelle Tiamat, le monstre de
la mythologie assyrienne, ennemi des dieux et destructeur de leur
oeuvre, et que la théologie chrétienne identifiera plus tard avec le
diable. Mais si le mythe symbolique de la chute ne nous apprend rien
sur la provenance et sur la nature de cet esprit mauvais, dont
l'action va avoir de si tristes conséquences pour le monde, il décrit
en termes imagés son apparition et son influence dans le coeur humain
et manifeste un sens de la vérité psychologique tout à fait
remarquable.
Le tentateur s'adresse à la femme, considérée par l'antiquité et
par l'Orient comme l'être le plus faible et le plus accessible (voir
Chute). Dès l'abord, il réussit à obtenir d'elle une oreille
complaisante à ses suggestions. Il essaye de mettre en doute la
réalité de la défense, l'existence même de la loi morale (Ge
3:1,3). Mais comme celle-ci est indubitable, il s'attache à en faire
soupçonner le bien-fondé. Il insinue dans le coeur de son
interlocutrice des doutes sur la sagesse et sur la bonté du Créateur
(verset 5). Enfin, il provoque en elle, tout à la fois, la soif de la
jouissance et l'orgueilleuse ambition de l'indépendance. Gagnée au
mal, la femme fait partager ses mauvais désirs à son mari et tous les
deux, oubliant leurs devoirs d'obéissance et de gratitude,
s'éloignent de la voie tracée par le Père céleste et se laissent
entraîner par les suggestions du mal.
Derrière les symboles du récit primitif, qu'il serait vain de
railler ou de mépriser, on reconnaît aisément la marche habituelle de
la tentation. Le tort de l'homme est de ne pas savoir dire non au
mal. Cette faute est celle d'Adam et celle de tous ses descendants,
dans la mesure où ils participent au même péché. Mais la faute
originelle était loin d'être fatale: elle aurait pu et elle aurait dû
être évitée. Elle constitue, au début de l'histoire humaine,
l'accident tragique qui a mis l'homme en opposition avec Dieu et en
contradiction avec son essence véritable.
Troisième affirmation: le caractère religieux du péché...Dès
l'origine, le péché est étroitement lié par la Bible à une conception
religieuse de l'existence. Il ne se comprend que s'il y a deux êtres
face à face: un Dieu qui commande et qui. en vertu de sa perfection
morale et de sa bonté infinie, a le droit de commander; un homme qui
désobéit au commandement divin et qui se révolte contre le Créateur.
La morale tout humaine, dont on a voulu exclure Dieu, peut faire
intervenir la notion du mal, celle d'un ordre de choses contraire à
l'idéal. Seule, une morale religieuse a le pouvoir de mettre en jeu
le concept singulièrement plus riche et plus expressif du péché. Et
les différences qui existent en réalité entre deux notions analogues
seulement en apparence suffit à faire mesurer l'abîme qui sépare les
deux morales et la supériorité incontestable de la morale religieuse
sur toute morale purement laïque.
D'abord, le péché dépasse infiniment le mal, au point de vue de
son intensité et de son horreur tragique: celui-ci est simplement le
bouleversement de l'ordre humain, celui-là désorganise le plan divin
et constitue une atteinte à la sainteté et à l'amour du Dieu
infiniment juste et bon.
Ensuite, le péché surpasse le mal par l'étendue de son domaine:
le mal nuit à l'homme; le péché, en plus du tort fait à l'homme,
offense Dieu. Le péché comporte donc toute une série nouvelle de
manquements, dont on ne saurait tenir compte si l'on se place à un
point de vue purement humain.
Enfin, si le mal embrasse une certaine catégorie d'actes que l'on
réprouve, le péché va jusqu'au fond de l'âme humaine; il constitue
essentiellement une disposition fondamentale de notre être caché, qui
se traduit extérieurement par les actions méchantes. Les péchés
divers sont les manifestations et les fruits de ce trouble profond
apporté à nos relations avec Dieu, qui s'appelle le péché
Ainsi, entre le mal et le péché, il y a une triple différence
d'intensité, d'étendue et de nature: l'infinie grandeur de la Bible
vient de ce que, seule elle nous fait pleinement connaître
l'Adversaire que nous avons à combattre et à détruire.
Le péché, ainsi caractérisé par la Bible, conduit l'homme aux
conséquences les plus tragiques: c'est ce que nous montre encore le
récit de la Genèse.
Avec une implacable logique, l'expérience du mal conduit la
créature à la honte, au remords, à la souffrance, à cette séparation
d'avec Dieu, qui constitue une véritable mort spirituelle. L'homme
est chassé de la contrée charmante où il vivait paisible et heureux,
mais l'expulsion du paradis terrestre est moins une initiative divine
que la constatation d'un état de fait, voulu par l'homme lui-même. Ce
n'est pas Dieu qui éloigne l'homme de sa présence et de sa communion
vivifiantes, mais l'homme qui s'est séparé de Dieu et qui, par sa
faute, a fait venir sur lui le châtiment et la mort, fruits
inéluctables de sa désobéissance et de sa rébellion.
Seulement si la créature a voulu le péché et a cherché son
malheur, Dieu ne l'abandonne pas et il a pitié d'elle (Ge 3:21).
Au moment même où celle-ci prend conscience de son état de perdition,
il lui fait entrevoir l'oeuvre de rédemption et de relèvement qu'il
poursuivra désormais dans une humanité pécheresse et malheureuse
(verset 13).
Les traditions subséquentes sur l'humanité préhistorique et sur
les patriarches nous offrent des révélations qui sont les corollaires
des vérités essentielles mises en lumière par le récit de la chute.
D'abord, le péché contre Dieu ne tarde pas à devenir le péché
contre l'homme; mais, en le devenant, il continue à être, avant tout,
une offense contre Dieu...Caïn cède à la même puissance de rébellion
que ses parents et, par là, il devient le meurtrier de son
frère (Ge 4:3,8); cet acte sanguinaire est, du reste, envisagé
comme un crime contre l'Éternel (verset 10).
Il serait inexact de voir dans le péché de Caïn la conséquence
fatale de la chute d'Adam. La Bible insiste au contraire sur le fait
que le crime aurait pu être évité (verset 7b). C'est volontairement,
par un acte de liberté, que Caïn cède, comme ses parents, à
l'impulsion qui le pousse au mal: il se laisse aller à la jalousie,
puis à la violence et enfin au crime. Mais, une fois commis, le péché
n'en déploie pas moins toutes les conséquences qu'il renferme:
primitivement violation du commandement divin, il devient,
subsidiairement, le trouble profond apporté aux relations humaines.
Seulement, quelle qu'en soit la forme, individuelle ou sociale, il
reste essentiellement une désobéissance à la volonté divine.
Un tel principe est affirmé encore dans des incidents comme celui
de Joseph et de la femme de Potiphar. Ce n'est pas seulement par
droiture morale que Joseph se refuse à tromper la confiance de son
maître et à céder à la tentation. C'est surtout parce que s'y laisser
aller, ce serait «un grand mal et un péché contre Dieu» (Ge 39:9)
Après Caïn, après Lémec (Ge 4:23), la multiplication des
péchés conduit nécessairement l'humanité, malgré certaines
exceptions, comme celles d'Hénoc (Ge 5:21,24) et de Noé (Ge
6:8), à un endurcissement toujours plus grand et à une séparation
toujours plus marquée d'avec son Dieu; la Genèse ne manque pas de
relever cette autre conséquence du péché. C'est un état de décadence,
où «toutes les pensées du coeur des hommes se portaient chaque jour
uniquement vers le mal», si bien que «l'Éternel se repentit d'avoir
fait l'homme sur la terre et en fut affligé en son coeur» (Ge
6:5 et suivant). De là le déluge et la destruction d'une humanité
rebelle, la souffrance et la mort se manifestant toujours comme les
fruits nécessaires du péché et de la révolte.
Après le déluge, l'homme persiste dans sa révolte et son
éloignement, ainsi que le prouve l'histoire de la tour de
Babel (Ge 11:1,9). Aussi, à cause de la faute commise par Adam
et renouvelée par ses descendants, la création semble avoir
décidément manqué son objet, et toute la préhistoire de l'humanité,
d'après la Bible, se résume dans un endurcissement croissant et dans
une opposition toujours plus complète à la volonté divine.
Cet état de choses entraîne une troisième conséquence que
l'histoire biblique fait encore apparaître. La Providence divine ne
peut se résigner au triomphe du mal: elle désire, malgré les
obstacles accumulés, assurer l'avenir spirituel de l'humanité, et
elle est conduite à adopter le principe de l'élection, c'est-à-dire à
abandonner l'ensemble de l'humanité à sa perdition pour faire le
salut de la minorité qui a été choisie. C'est ainsi que Dieu fait
alliance avec Noé, puis avec Abraham et les patriarches. Une telle
alliance est possible, car nous avons là des personnalités qui vivent
dans la communion de Dieu. Noé «marchait avec Dieu» (Ge 6:9).
Abraham commence sa carrière par un acte d'obéissance et de
confiance (Ge 12:1-4). Au contraire, son petit-fils, Ésaü,
incapable d'apprécier le privilège de l'élection, se verra écarté de
l'alliance au bénéfice de Jacob, car, malgré ses grands défauts,
celui-ci comprend la valeur des bénédictions divines. On voit par là
comment l'élection conduit à un élargissement de l'idée du péché:
c'est commettre une faute contre Dieu que de mépriser l'alliance
qu'il a conclue avec les hommes de son choix.
De ces hommes-là sortira une humanité nouvelle, le peuple de
Dieu, dont la destinée devait être de revenir à la voie de
l'obéissance et de la fidélité, abandonnée par l'humanité primitive
sous la néfaste influence du péché.