PAUL (l'apôtre) 9.
Conclusion.
Il convient de nous demander en terminant ce que peuvent représenter,
pour le chrétien moderne, la personne, l'esprit, la pensée de saint
Paul.
La première impression est celle d'une incompatibilité absolue
entre lui et nous. Comme toute grande personnalité de l'histoire,
celle de Paul peut offrir un certain intérêt de curiosité, mais notre
univers n'est bâti ni sur le même plan que le sien, ni avec les mêmes
matériaux, et l'atmosphère intellectuelle dans laquelle il a vécu
n'est plus la nôtre. Malgré des pages admirables, dans lesquelles il
formule magistralement, en penseur de haute lignée, quelqu'un des
grands principes auxquels il sait donner une lumineuse évidence, on
ne saurait échapper à l'impression que c'est un homme d'un autre âge,
et qu'à vouloir le prendre pour guide on se condamne à un effort de
transposition permanent ou à de constants anachronismes.
Il y a dans cette observation un fond de vérité. Comme toutes les
hautes et profondes pensées, celle de Paul n'est pas accessible sans
quelque effort; mais si l'on consent à cette nécessaire discipline,
on s'aperçoit vite que son obscurité est plus apparente que réelle.
Certains systèmes de théologie ou de philosophie paraissent clairs au
premier abord; mais quand on veut serrer de près la pensée, elle vous
échappe, parce qu'elle est en soi inconsistante et d'une cohésion
purement formelle; cette clarté de surface recouvre une réelle et
profonde obscurité. C'est exactement le contraire qui se produit avec
Paul. Ses développements paraissent complexes et même confus au
premier abord, et l'on éprouve de réelles difficultés à donner de son
système un exposé suivi; mais ce n'est pas que sa pensée soit
obscure, c'est plutôt qu'elle ne se développe pas de façon rectiligne
comme ferait une création abstraite de l'esprit. Son système possède
la vertu essentielle d'une pensée, qui est de rejoindre la vie, non
de se prêter aisément à un exposé didactique.
Quiconque fera les efforts nécessaires pour pénétrer dans
l'intimité de cette grande âme ne le regrettera pas, car cet homme a
quelque chose à nous dire.
Tout d'abord il nous rappelle que la réalité centrale du
christianisme n'est ni une doctrine ni une institution, mais une
personne: Jésus-Christ.
Par là, il nous met en garde contre la double tentation, soit de
faire du christianisme une philosophie, soit de nous engager dans une
sorte de moralisme ou de sentimentalisme religieux qui ne laisserait
pas à la pensée sa place essentielle dans le développement du
christianisme.
L'attitude adoptée sur ce point par l'apôtre se
caractérise--comme d'ailleurs tout l'ensemble de sa conception--par
un remarquable effort pour équilibrer les forces adverses et ne
donner lieu à aucun exclusivisme. L'Évangile n'est pas une sagesse,
dit Paul, mais nous avons pourtant notre sagesse qui n'est pas celle
de ce monde. L'Évangile n'est pas une doctrine, une conception
intellectuelle de la vérité; la raison d'être du christianisme n'est
pas de construire une conception du monde et de Dieu, elle est de
nous régénérer et de nous réintroduire dans notre dignité d'enfants
de Dieu. Mais cette attitude même devant l'oeuvre du Christ suppose
une certaine conception de l'homme, de sa vie, de son destin, de Dieu
et par conséquent du monde, de la création et du but dernier de
l'univers; elle donnera donc naissance à une pensée. L'Évangile,
sagesse de Dieu, est la réponse de Dieu aux angoissants et mystérieux
problèmes concernant la nature de l'homme, son destin et son salut.
Il semble que l'apôtre, au cours de sa carrière, se soit de plus
en plus ancré dans cette nécessité de ne pas renoncer à la pensée et
cependant de ne pas tomber dans ces excès de curiosité métaphysique,
dont le gnosticisme devait offrir, peu de temps après son ministère,
un si typique exemple. La lignée spirituelle de Paul a compte assez
de penseurs pour qu'on ne puisse pas le suspecter
d'anti-intellectualisme; saint Augustin, Calvin, Pascal pourraient
témoigner de la valeur stimulante de sa pensée. Mais parmi tous ces
grands noms appartenant aux traditions les plus diverses, on n'en
trouvera aucun qui se soit laissé entraîner à faire du christianisme
une pensée pure, ou, comme dit Pascal, «un don du raisonnement».
En mettant au centre de l'Évangile la personne du Sauveur, Paul
nous avertit également du danger qu'il y aurait à subordonner la
valeur du salut offert par Jésus-Christ à des considérations
sacramentelles ou ascétiques. Non qu'il méconnaisse la valeur des
actes, tels que le baptême ou la Cène, dans lesquels une force de
Dieu est offerte au croyant, en même temps que se marque sa
dépendance à l'égard de son Maître et sa volonté de vivre d'une vie
nouvelle; non qu'il méconnaisse davantage la force d'une discipline
morale qui assure la domination de l'esprit sur les puissances de la
chair; mais l'idée que ces éléments de la vie chrétienne pourraient
être considérés comme des conditions formelles de salut, et que
celui-ci pourrait ainsi n'être plus un don absolu de l'amour divin,
est pour lui inacceptable.
La caractéristique essentielle du christianisme tel que Paul le
comprend est d'être une religion dans laquelle la foi suffit au
salut. Dieu ne demande rien d'autre. La foi atteste sa sincérité, et
peut-être faudrait-il dire sa réalité, par le fait qu'elle détermine
chez le croyant une vie conforme aux exigences de Dieu; mais cette
vie ne doit pas être considérée comme une seconde condition de salut,
car à vrai dire elle n'est pas une réalité distincte de la foi, elle
n'est que sa face visible.
Cette attitude a exercé à travers les siècles un incomparable
pouvoir de libération; l'influence de saint Paul s'est révélée dans
l'histoire de l'Église comme décisive dans le sens d'un libre
spiritualisme; la Réforme et le jansénisme en sont les témoins
autorisés.
N'oublions pas cependant que ce double avertissement contre les
formes religieuses qui tendent à identifier l'essence du
christianisme avec une théologie ou avec un ensemble de formes
cultuelles, ne nous est pas donné par l'apôtre de façon négative et
n'intervient pas chez lui comme une force purement destructive.
D'autres que lui ont pris à tâche la libération de l'âme
chrétienne; les uns sont oubliés, et les autres n'ont entraîne
l'adhésion que d'une partie de la chrétienté. Pourquoi donc l'auteur
de l'épître aux Galates jouît-il, dans toutes les Églises et sous
tous les climats spirituels, d'une autorité religieuse
incontestée?--C'est sans doute parce que la revendication de la
liberté chrétienne n'a été pour lui qu'un moyen d'affirmer
triomphalement la gloire du Crucifié.
Par là saint Paul a un suprême service à nous rendre. Le
christianisme peut se cristalliser sous les espèces d'une doctrine,
il peut également se scléroser sous les espèces d'un rituel; mais il
peut aussi s'atténuer jusqu'à perdre toute virulence sous les espèces
d'une piété tranquille et confortable, qui, sous prétexte
d'harmoniser les tendances contraires, se révèle comme une religion
de juste milieu. Le christianisme perdrait sa saveur s'il se faisait
fort de sauver le monde sans faire appel aux puissances surnaturelles
que recèle la souffrance acceptée, et qui trouvent dans la croix de
Jésus-Christ leur expression la plus saisissante et la plus décisive.
Au cours des pages qui précèdent, nous avons essayé de mettre en
lumière la grandeur de saint Paul comme missionnaire, comme chef
d'Église, comme moraliste, comme penseur; mais ces grandeurs, qui
gardent encore quelques reflets de l'orgueil humain, lui eussent sans
doute paru vides et dérisoires. Il aurait considéré toutes ces
gloires comme des balayures et tous ces titres comme des vanités, car
un seul titre lui paraissait acceptable, celui d'esclave de
Jésus-Christ.
C'est celui-là que nous lui donnerons en effet en terminant, car
ce qui a fait son authentique grandeur dans tous les domaines, c'est
la décision avec laquelle il a livré son âme à son Sauveur, accepté
d'être saisi et vaincu par lui. Ce qui devait assurer son ineffaçable
prestige à travers les siècles, c'est le témoignage d'un coeur altier
qui aima son esclavage et d'un penseur génial qui ne voulut posséder
d'autre sagesse que la folie de la Croix.
Voir Esprit, Foi, Grâce, Loi, OEuvres, Expiation, Justification,
Prédestination, Rédemption, etc. A.-N. B.