PAUL (l'apôtre) 7.

VI Le moraliste.

Saul de Tarse n'avait jamais connu d'autre principe de discipline
intérieure que l'obéissance, d'autre cadre à sa vie morale que celui
de la loi mosaïque; mais, à l'heure de sa conversion, le prestige du
légalisme s'effondre et la personnalité nouvelle connaît d'autres
mobiles d'action, organise sa vie selon d'autres normes. L'apôtre se
trouve en outre préposé à la direction spirituelle de prosélytes
totalement ignorants de la loi juive, déshabitués de l'obéissance à
la loi intérieure et souvent même incapables d'en discerner les
commandements. Il va donc constituer ce que nous appelons «une
morale», c'est-à-dire établir les fondements de la discipline
intérieure et de son application aux problèmes posés par la vie.
Chemin faisant, il ne pourra manquer de se prononcer sur la valeur de
la Loi, et de déterminer le lien qui subsiste entre ce principe de sa
vie antérieure et la souveraineté de l'Esprit, principe de la vie
personnelle du croyant comme de la vie de l'Église.

Il y aurait quelque abus à parler d'une morale paulinienne,
si l'on entendait par là une construction de l'esprit tendant à
fonder rationnellement la valeur du devoir ou à déterminer son
contenu. Pareilles spéculations, familières à la pensée grecque, sont
absolument étrangères aux préoccupations de l'apôtre. Lorsqu'on parle
de la connaissance qu'il devait avoir, de la pensée contemporaine, on
oublie trop avec quelle sérénité il l'ignore sur ce point, cependant
essentiel pour un homme qui se préoccupe moins de convaincre les
intelligences que de déterminer les volontés. L'idée du souverain
bien, la conception de l'éthique considérée comme une dialectique lui
sont à ce point étrangères qu'il ne les mentionne même pas pour les
combattre ou pour en montrer l'insuffisance. Sa pensée se meut sur un
plan absolument différent: la distinction, pour nous classique, entre
la morale et la religion, n'a pas de sens pour lui, puisque c'est
l'Esprit de Dieu qui est le principe de la discipline intérieure
(voir Bien, Morale).

Paul a défini lui-même son attitude comme moraliste par une
formule assez énigmatique, dans laquelle il se qualifie comme
«n'étant pas sous la loi», mais «n'étant pas non plus sans
loi» (1Co 9:20); ce qu'on pourrait traduire plus explicitement
en disant que le principe de sa discipline intérieure n'est pas
l'obéissance à un commandement, mais qu'il n'est pas pour cela dénué
de toute discipline. Celle-ci a pour principe l'Esprit; tous les
conformismes sont déclarés inutiles et tous les légalismes abolis;
mais ce n'est pas pour faire place à la liberté de l'homme naturel,
c'est pour que la souveraineté de l'Esprit ne soit pas limitée par
des prescriptions humaines. Il ne s'agit pas de sauvegarder
l'indépendance de l'esprit au sens humain (humaniste), mais la
liberté de l'Esprit au sens divin du mot.

Tel est le principe général qui domine la pensée du moraliste et
qui fait de sa doctrine non une morale de l'obligation, mais une
morale de l'inspiration: l'obéissance au commandement cède le pas à
la spontanéité d'une personnalité nouvelle engendrée en nous par
l'action de l'Esprit.

1.

DE LA NATURE A L'ESPRIT.

Quels sont les degrés par lesquels le chrétien s'élève jusqu'à
l'inspiration, et par quelles normes se détermine sa conduite?

Au premier plan--inférieur--nous trouvons ce que l'apôtre appelle
la «nature» (phusis), par où il faut entendre une sorte de
«morale naturelle», assez mal définie du reste, et qui comprend
quelques-unes des données immédiates de la conscience et de la
raison, certains principes de bon sens ou d'intérêt social et même de
simples coutumes, comme lorsque Paul écrit que «la nature nous
enseigne qu'il est honteux pour un homme de porter les cheveux
longs» (1Co 11:14).

Cette morale élémentaire ne saurait être le guide véritable du
chrétien, mais elle s'impose à lui par une sorte d'à fortiori
Paul blâme les Corinthiens de ce qu'ils tolèrent un scandale qui ne
serait pas supporté «même parmi les païens» (1Co 5:1). Ces «gens
du dehors», que le chrétien n'a même pas à juger, descendra-t-il
au-dessous d'eux? (1Co 5:13 6:4 etc.) Lui qui ne doit pas être
un enfant pour la raison (1Co 14:20) pourra juger lui-même de ce
qui est bon et juste. L'apôtre le marque avec force au sujet des
procès entre chrétiens; s'ils n'ont pas assez de fidélité à l'idéal
évangélique pour supporter qu'on les dépouille et pour souffrir
l'injustice, au moins doivent-ils s'abstenir de ce qui est injuste et
trouver parmi eux des arbitres. D'une façon générale la formule
quelque peu impérative et dédaigneuse: «ne savez-vous pas que...»
exprime l'évidence élémentaire de ces axiomes moraux qui s'imposent à
tous.

Cependant l'homme n'est jamais abandonné de Dieu. En dehors de la
révélation chrétienne ou mosaïque, il porte sa loi en lui-même:
«Quand les païens qui n'ont pas la Loi font naturellement ce que la
Loi ordonne, n'ayant pas la Loi, ils se tiennent lieu de loi à
eux-mêmes; ils font voir que la prescription de la Loi est gravée
dans leur coeur; leur conscience en témoigne ainsi que les jugements
de réprobation ou d'approbation qu'ils portent les uns sur les
autres» (Ro 2:14 et suivant). Depuis la création du monde, Dieu
s'est fait connaître aux hommes par ses oeuvres; ils sont donc
inexcusables s'ils ne l'adorent pas, et leur immoralité n'est que la
rançon de leur impiété, ou plus exactement leurs morales faussées
découlent d'une religion dévoyée (Ro 1:18,32).

Les principes «naturels» eux-mêmes apparaissent donc au chrétien
comme affectés d'un exposant religieux.

Evidemment l'apôtre ne sort pas du domaine de la morale
naturelle, lorsqu'il écrit aux Thessaloniciens: «Mettez votre honneur
à mener une vie paisible en vous occupant de vos propres affaires et
en travaillant de vos mains, comme nous vous l'avons ordonné. Une
telle conduite vous vaudra l'estime des gens du dehors et vous mettra
à l'abri du besoin» (1Th 4: et suivant); mais aussitôt que cet
ordre est mis en question, la recommandation est reprise «au nom du
Seigneur Jésus-Christ» (2Th 3:10,12) et appuyée sur l'exemple de
l'apôtre (cf. les préceptes formulés au sujet de la débauche, 1Co
6:12,20, où les arguments de morale rationnelle et de morale
religieuse se complètent et s'entrecroisent).

Nous arrivons ainsi au deuxième palier de la morale paulinienne.
On y rencontre les éléments provenant de la tradition chrétienne,
déterminée par l'enseignement même du Christ ou par ce qui est
considéré comme caractérisant son esprit: Dieu n'est pas un Dieu de
désordre (1Co 14:33); Dieu ne nous a pas appelés à
l'impureté (1Th 4:7); et d'une façon plus nette encore, après
avoir stigmatisé l'impudeur de la corruption païenne, l'apôtre
reprend: «Pour vous, ce n'est pas là ce que vous avez appris à
l'école du Christ» (Eph 4:20).

Ainsi ce que nous appellerions aujourd'hui le contenu de l'obligation
se détermine d'abord par la tradition générale de
l'humanité, ensuite par la tradition particulière de la vie
chrétienne. Cette tradition est rapportée parfois aux ordres mêmes du
Christ (1Co 7:10), parfois à l'autorité de ceux que Dieu a
marqués par sa grâce (1Co 7:25), parfois à la tradition de
l'Église (1Co 14:33), parfois à la loi mosaïque qui est ainsi en
quelque sorte incorporée à la tradition évangélique (Eph 6:1-3,
cf. Col 3:20).

Ailleurs c'est l'exemple du Christ qui est invoqué plutôt que sa
parole: (Php 2:5 et suivants) seulement, tandis que les ordres
donnés comme émanant de Jésus se rapportent à des paroles
positivement prononcées par lui, les exemples évoqués se réfèrent non
à des actes historiques de Jésus mais à des attitudes métaphysiques,
comme le dépouillement du Fils de Dieu qui s'est fait homme. Ainsi
s'explique que l'autorité de Jésus ne puisse donner lieu à un nouveau
conformisme; elle n'a rien d'empirique, d'historique; elle est le
fait de son inspiration, ou plus exactement elle est la forme
concrète que l'Esprit de Dieu a prise dans la personne du Christ. Il
n'y a donc pas lieu de distinguer entre l'Esprit de Dieu et l'Esprit
de Christ; c'est la même réalité souveraine qui est évoquée ici et là
et qui constitue, pour le chrétien, l'instance suprême, mais sans
pour cela éliminer les autres éléments de la discipline intérieure.

Un exemple caractéristique de la place accordée à ces divers
éléments dans la pensée morale de l'apôtre nous est fourni par les
indications qu'il donne au sujet du mariage (1Co 7). Nous
trouvons d'abord des conseils de prudence dans la vie conjugale,
présentés avec autant de netteté que de discrétion («C'est un conseil
que je donne, non un ordre,» 1Co 7:6). Ensuite l'ordre formel
émis par le Seigneur (1Co 7:10) de ne pas prendre l'initiative
de la séparation, mais (ajoute l'apôtre «au nom du Seigneur», 1Co
7:12) de ne pas s'obstiner dans une fidélité inutile si le conjoint
non chrétien refuse la vie commune. Suit une règle appuyée par le
fait qu'elle est établie par Paul dans toutes les Églises: (1Co
7:17) chacun doit rester dans la situation où il était quand il est
devenu chrétien; il avoue ici qu'il n'a pas d'ordre du Seigneur, mais
il revendique le droit d'en donner lui-même «comme un homme ayant
reçu la grâce d'être fidèle» (1Co 7:25).

C'est donc en définitive à l'Esprit du Christ, vivant dans le
fidèle, que nous aboutissons comme troisième et dernier palier de
l'ascension morale du chrétien. Mais comment celui-ci, affranchi de
tout légalisme et de tout moralisme, va-t-il déterminer pratiquement
sa conduite? Si «tout est permis» (1Co 10:23), comment savoir ce
que Christ demande de ses serviteurs? Le chrétien--comme naguère
l'Église--doit trouver après le principe de sa discipline intérieure
le critère de son activité pratique; et ce sera ici encore la
capacité de servir que l'Esprit engendrera en lui. «Tout est permis,
mais tout n'édifie pas»; il ne faut donc pas user de la liberté
chrétienne pour vivre selon la chair, mais se mettre au service des
autres par l'amour (Ga 5:13). Le principe d'action du chrétien
n'est plus la loi (tant morale que mosaïque) mais l'Esprit de Dieu,
en sorte que le moment essentiel de la vie morale n'est pas pour lui
l'obéissance mais la foi (agissant par l'amour), c'est-à-dire le
consentement de tout son être à la mainmise de l'Esprit du Christ qui
s'est substitué à lui, en sorte que «ce n'est plus lui qui vit, c'est
Christ qui vît en lui» (Ga 2:20).

L'homme est naturellement esclave du péché, et c'est en vain
qu'il essaie de devenir plutôt esclave de la loi; mais il peut
devenir «esclave du Christ». Encore cette expression «esclave du
Christ» est-elle tout approximative; l'apôtre l'emploie entraîné par
le parallélisme entre le règne du péché sur l'homme naturel et le
règne du Christ sur le fidèle; mais il n'est pas vrai que le chrétien
soit un esclave, il est au contraire un affranchi, arraché par
l'initiative souveraine du Christ au double esclavage du péché et
de la loi (Ro 6:18 et suivant).

2.

LE PECHE ET LA LOI: deux idées essentielles et d'ailleurs
corrélatives, qu'il convient de préciser si nous voulons nous faire
une idée un peu nette des conceptions morales de l'apôtre.

L'idée de péché, en apparence diverse et multiple, est très
cohérente du moment où l'on consent à distinguer entre les péchés
(paraptômata, opheïlê-mata), c'est-à-dire les manquements à la
loi morale, et le péché (hamartia), c'est-à-dire la puissance
génératrice du mal en nous. Dans ce sens absolu, Paul ne parle pas du
péché comme d'une disposition mauvaise du coeur humain, mais comme
d'une puissance en quelque sorte étrangère à notre personnalité, tout
au moins à notre personnalité morale, car elle a son siège dans notre
chair. Le pécheur n'est pas un être dont la nature morale comporte
certaines dispositions coupables; il est un être «vendu au péché»,
«esclave du péché», devenu étranger à sa véritable nature ou tout au
moins incapable de la réaliser. Le pécheur ne veut pas le mal mais il
le fait; sa volonté n'est pas mauvaise, car il veut le bien, il le
désire; mais elle est impuissante, ou plus exactement elle est
esclave. «Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est donc pas moi qui
le fais, c'est le péché qui habite en moi» (Ro 7:15-24).

Pour mettre fin à cette dictature du péché, il ne faut pas songer
à restaurer l'autonomie de la personnalité morale, complètement
ruinée par le péché. Celui-ci a prouvé sa virulence en se servant de
la loi elle-même, c'est-à-dire d'une réalité spirituelle et sainte,
pour mieux établir son empire sur l'homme. Tant que la loi n'avait
pas été formulée, l'homme restait dans une innocence, dénuée il est
vrai de toute valeur, mais qui constituait une sorte de vie naturelle
et spontanée: «Autrefois, quand j'étais sans loi, je vivais; mais le
commandement étant venu, le péché a pris vie, et moi je suis
mort» (Ro 7:9). En prenant conscience du caractère coupable de
son attitude naturelle, l'homme s'est découvert incapable de la
modifier, «car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon mon être
intérieur; mais je découvre dans mes membres une autre loi, qui lutte
contre celle de ma raison et fait de moi 1 esclave de la loi du péché
qui est dans mes membres» (Ro 7:23).

Si donc se révèle irréalisable l'autonomie de la personne sous le
magistère de la loi que sa raison porte en elle, il faut à
l'hétéronomie du péché substituer une autre hétéronomie, celle du
Christ. L'autonomie de la volonté est à ce point niée, que la
personnalité elle-même s'évanouit devant l'impitoyable analyse de
l'apôtre: quand je fais le mal que je ne veux pas, ce n'est pas moi
qui agis, mais le péché qui est en moi; et quand je fais le bien que
je ne peux pas, ce n'est pas moi qui vis, c'est Christ qui vit en
moi (Ga 2:20). Ainsi l'homme n'est plus qu'un champ de bataille,
il disparaît, il «meurt» comme dit Paul, et ce mot doit être pris
dans tout son réalisme; il n'a qu'un moyen d'échapper au péché, c'est
précisément de mourir avec Christ, car ainsi il ressuscitera avec lui
à une vie nouvelle; il faut que, «unis à lui, nous ayons reproduit en
nous l'image de sa mort, afin que nous reproduisions aussi en nous
l'image de sa résurrection» (Ro 6:5).

Paul développe cette idée à grand renfort d'arguments juridiques,
appuyés sur le fait que la loi ne peut lier l'homme que jusqu'à la
mort: celle-ci l'affranchit donc de la condamnation (Ro 7:1,4).
Mais sous cette forme quelque peu scolastique vit une pensée
singulièrement forte et hardie, une conception mystique assez proche
de la pensée johannique sur la vie qui est en Christ et qu'il doit
communiquer à ceux qui croiront en lui,--Paul dit: à ceux qui
accepteront d'être crucifiés avec lui. Le moraliste ici se dépasse
lui-même, il rejoint le théoricien de la vie mystique, car c'est par
une grâce de Dieu qu'est offert à l'homme ce Sauveur dont la mort et
la résurrection portent en elles l'espoir et déjà le gage de notre
mort au péché et de notre naissance à une vie supérieure. Ce n'est
pas moi qui vais, à coups de volonté, tuer en moi le vieil homme et
créer une vie nouvelle; c'est l'amour du Christ qui renouvelle en
chacun des fidèles le double mystère de sa mort et de sa
résurrection; et si je suis désormais le porteur d'une vie dont le
principe n'est plus le péché mais l'amour, c'est grâce à une
identification mystique avec Celui qui s'est donné pour moi et qui
vit en moi plus que moi-même.

3.

LA DISCIPLINE INTERIEURE n'est donc plus assurée par un conformisme
moral mais, par une inspiration religieuse; et de ce fait la position
de tous les problèmes se trouve inversée. Les diverses puissances qui
se déploient dans la vie de l'homme--la tempérance, la bonté, la
patience--ne sont plus des vertus (voir ce mot), c'est-à-dire des
forces jaillies du coeur de l'homme et dont sa volonté dispose; ce
sont des dons de Dieu (voir Charisme), c'est-à-dire des forces
que le chrétien reçoit de l'Esprit et qui révèlent en lui la présence
d'une réalité qui le dépasse. Les trois formes essentielles de la vie
chrétienne: la foi, l'espérance et l'amour, Paul ne les appelle pas,
comme fera l'Église, les «vertus théologales»; il les appelle «les
dons supérieurs». Par cette répudiation de la loi, par cette
substitution de l'amour à l'obéissance, les rapports ne sont pas
rompus entre l'activité de l'homme et son salut, mais ils sont
renversés: l'homme qui est sous la loi obéit pour avoir la vie par
son obéissance, l'homme qui possède les dons de l'Esprit trouve
naturel de produire des oeuvres dignes de l'Esprit. Le chrétien ne
construit pas sa discipline intérieure en vue du salut, mais il pense
qu'un homme sauvé ne peut redevenir l'esclave des puissances
inférieures et il n'accepte de servitude qu'à l'égard de Jésus-Christ.

Par là toute possibilité d'orgueil est exclue, ce qui est
essentiel. Toute morale de l'obéissance est une morale d'orgueil ou
de désespoir, dans laquelle l'homme suppute toujours ce qu'il a fait
ou omis, ce qu'il a donné ou refusé; toute morale de la grâce ou de
l'Esprit est une morale de l'humilité et de la paix intérieure, car
l'homme sait qu'il a tout reçu et qu'il n'avait qu'à recevoir. Tout
est humilité parce que tout est grâce.

On voit de quelle nature est l'antinomisme de Paul et comment il
engendre les antithèses constantes dans lesquelles s'opposent la loi
et la grâce, la loi et la foi. Cette dualité d'oppositions ne
provient pas d'un manque de précision dans la pensée de l'apôtre,
elle révèle une dualité de problèmes: problème théologique concernant
le principe du salut--et ici la loi s'oppose à la grâce--; problème
moral concernant le principe de l'action pratique--et ici la loi
s'oppose à la foi. Si l'on voulait avoir des antithèses absolument
correctes, il faudrait opposer la loi à la grâce et l'obéissance à la
foi; cette double opposition ne s'éclaircit que lorsqu'on a distingué
les deux questions et que l'on a posé d'abord le problème sous son
aspect moral, avant de le poser sous son aspect théologique.

On s'étonne de voir Paul déclarer que la pratique de la loi est
incompatible avec la qualité de chrétien, que ceux qui lui obéissent
ont complètement rompu avec Christ et sont déchus de la grâce (Ga
5:4), alors que lui-même fait souvent appel à l'autorité de la loi
pour confirmer ses dires et lui emprunte en fait de nombreuses
déterminations de sa discipline intérieure. Mais cela paraît tout
naturel, du moment que l'on consent à distinguer entre la
préoccupation du moraliste et celle du théologien.

Dans le domaine de la pratique morale, la loi est dépassée mais
elle n'est pas abolie. Le chrétien agit par amour, non par obéissance
au commandement; mais les oeuvres qu'il accomplit ainsi en vertu
d'une inspiration supérieure à celle de la loi sont les oeuvres mêmes
de la loi. Celle-ci reste la détermination de la volonté de Dieu à
l'égard de l'humanité; le commandement de l'amour n'abolit pas la
loi, il la résume: «Toute la loi se résume dans une seule parole: «Tu
aimeras ton prochain comme toi-même» (Ga 5:14). L'Esprit
d'ailleurs ne parle pas contre la loi; après avoir énumère les fruits
qu'il porte dans l'âme chrétienne, Paul ajoute: «contre ces
choses-là, il n'y a pas de loi» (Ga 5:23); en sorte que la loi
subsiste normalement comme un des éléments de notre discipline
intérieure.

Mais lorsque nous avons en vue, non la détermination pratique de
notre conduite mais le principe même de notre salut, la situation est
radicalement différente. Car il faut savoir en qui nous avons mis
notre espérance. Si nous comptons sur notre obéissance à la loi, sur
la pratique de la circoncision ou sur quelque autre oeuvre que ce
soit, pour nous assurer le salut, qu'avons-nous à faire du Christ?
N'est-il pas rigoureusement exact de dire qu'il est mort pour rien?
N'est-il pas un «ministre de péché», puisque (du moins selon la
conception de Paul) il est venu pour mettre fin à cette loi qui
demeure en réalité l'instrument du salut des hommes? Il n'y a là
nulle étroitesse ni intolérance; celui qui restaure la loi montre
qu'il n'a pas foi en la grâce; il n'a plus rien à faire avec le
Christ.

Même sur le terrain moral, c'est d'ailleurs une déchéance, un
recul de chercher le principe de sa vie dans l'obéissance, quand on a
connu un principe supérieur: la foi; l'héritier une fois majeur,
affranchi des servitudes enfantines, va-t-il se remettre sous le joug
du pédagogue? (cf. Ga 3:1-4:7) Sous prétexte de n'être pas sans
loi, que le chrétien ne se remette pas sous la loi; qu'il se
constitue une discipline de vie n'empruntant plus rien à ces formes
inférieures de l'obligation que Paul désigne par le terme assez
obscur (gr. stoïkhéïa) d' «éléments» (voir ce mot).

Ici se trouve impliquée la condamnation de l'ascétisme. Observer
les jours, les mois, réglementer le manger et le boire, tout cela a
un faux air de sagesse et d'humilité, mais c'est inutile, nuisible
même, car cela ramène sur un plan inférieur de la vie spirituelle. Ce
sont des ordonnances humaines relevant de la lettre et de la chair,
du monde; comment le chrétien s'y soumettrait-il, lui qui vit par
l'Esprit et qui a été crucifié pour le monde, comme le monde a été
crucifié pour lui? (cf. Ga 4:8-11 6:14,Col 2:16,23) L'apôtre
peut recommander parfois un ascétisme occasionnel, pédagogique; mais
à vouloir en systématiser la pratique, on ferait le jeu de
Satan (1Co 7:5).

La soumission aux prescriptions ascétiques (jeûnes, etc.) est le
signe d'une conscience «faible», non «éclairée»; elle n'est légitime
que dans la mesure où elle est le fruit d'une conviction personnelle
et non d'un vain conformisme. Le «fort», le «chrétien éclairé» qui
croit pouvoir manger de tout, fait bien de se refuser aux
abstinences; le «faible», qui croit devoir s'abstenir de certains
aliments, aurait tort de manger de tout; ces conceptions sont
également acceptables, pourvu que chacun agisse selon sa conviction,
car «tout ce qu'on fait sans conviction est un péché» (Ro
14:23). Cependant Paul se rallie personnellement avec netteté au
principe des «forts». (cf. Ro 15:1) Il a «la ferme conviction
que rien n'est impur en soi» (Ro 14:14); mais si quelqu'un croit
qu'une chose est impure, alors pour lui elle est impure, et les
«forts» doivent respecter sa «faiblesse», car nous n'avons pas à nous
juger les uns les autres (Ro 14:3 et suivant).

C'est précisément ici que réside le danger pour les forts: ils
risquent de mépriser les faibles et de tomber dans l'orgueil. C'est
très bien d'être «éclairé»; mais ce ne sont pas nos «lumières» qui
font notre valeur, c'est l'amour que nous avons les uns pour les
autres. Si donc nous scandalisons les faibles, nous nous exposons à
l'incompréhension et à la calomnie, en même temps que nous risquons
par notre exemple d'entraîner les faibles à agir contrairement à leur
conviction, et de perdre ainsi, pour une question de nourriture, le
frère pour qui Jésus-Christ est mort (Ro 14:15 et suivant). Ce
qui sert en Christ, c'est l'humilité, c'est l'amour et non «les
lumières». «Être éclairé engendre l'orgueil, tandis que la charité
édifie» (1Co 8:1 et suivants). Celui qui scandalise une
conscience faible est coupable envers le Christ lui-même (1Co
8:8,12).

L'instance suprême n'est donc pas une loi rituelle ou morale,
mais l'esprit d'amour que nous tenons du Christ. La morale de Paul se
définit à chacune de ses étapes comme un anti-légalisme dominé par
l'amour; cette attitude est la seule qui permette d'éviter l'orgueil,
car celui-ci est le fruit du conformisme générateur de servitude
aussi bien que des fausses libertés génératrices de scandale.

4.

L'APPLICATION DE CES PRINCIPES est définie dans les épîtres avec une
réelle précision. Nous avons vu notamment (parag. II) que la question
des rapports entre les chrétiens et le monde païen était traitée

-à propos des viandes sacrifiées aux idoles d'un point de vue
radicalement contraire à tout ascétisme légaliste et sous le seul
rayonnement de l'amour. D'ailleurs, si l'on se reporte aux situations
que révèlent les épîtres aux Thessaloniciens ou aux
Corinthiens (1Th 4:1-8 9-12,2Th 3:6,15,1Co 5:1-6 6:12,18,2Co 9:1 2
13 etc.) il est aisé de voir que les néophytes avaient plus
facilement accepté les obligations sociales que les prescriptions
relatives à la vie personnelle et notamment à la discipline des
moeurs. A ces esprits simplistes, des vertus telles que la libéralité
ou le désintéressement semblaient plus naturellement impliquées que
la maîtrise de soi dans les inspirations de l'amour chrétien.
L'interprétation que nous avons donnée des principes propres à la
morale paulinienne reçoit de ces constatations une confirmation
indirecte.

On a dit souvent que l'application de ces principes avait été
influencée radicalement par les idées eschatologiques de l'apôtre.
Cette influence--indéniable--ne doit pas être exagérée. Entre les
revendications d'une logique formelle et les exigences concrètes de
la vie pratique, Paul n'a pas hésité: le chrétien ne doit ni mépriser
ni désorganiser la vie quotidienne en raison des bouleversements qui
marqueront l'avènement du Christ glorifié. L'heure en est encore
inconnue et il est bon qu'elle demeure inconnue, car l'essentiel est
d'être prêt spirituellement: veillons et soyons sobres, comme des
fils du jour (1Th 5:1,8). La venue du Seigneur n'est pas si
prochaine qu'elle puisse nous inciter à négliger le travail et les
autres formes normales de la vie sociale (2Th 3:6,13).

L'idée que «le temps est court» n'exerce une action décisive sur
la pensée de l'apôtre que lorsqu'elle vient renforcer d'autres
tendances profondes de sa personnalité, et notamment sa tendance à
«user du monde comme n'en usant pas».

Paul a vécu replié sur lui-même, l'âme tout entière tendue vers
le but unique de sa vie: la conquête du monde à son Sauveur. Il n'a
pas regardé, comme son Maître, les lis des champs ni les oiseaux du
ciel; et la situation sociale de son époque, qu'il a caractérisée
cependant en traits inoubliables, n'était pour lui que le fond obscur
sur lequel devait éclater la gloire du Crucifié. Par tempérament
autant que par vocation, il vivait détaché de tout ce qui n'était pas
son apostolat. Aussi, lorsque ses conceptions eschatologiques
orientent sa pensée dans le sens du détachement, elles confirment et
fortifient singulièrement cette tendance générale de son esprit. Le
conseil d'éviter le mariage «en raison de la crise qui est
imminente» (cf. 1Co 7:25-34) n'est qu'un cas particulier de son
aversion pour tout ce qui peut lier l'homme aux choses terrestres:
mariage, joies, douleurs, richesse ou pauvreté, qu'est-ce que tout
cela, lorsque «la figure de ce monde va passer»? Il faut garder
l'esprit libre, afin de s'occuper uniquement des affaires du
Seigneur, sans se laisser paralyser, par le soin des affaires
humaines.

Il semble que ce soit cette perspective eschatologique qui ait
empêché Paul de maintenir la question du mariage à la hauteur où
l'avait placée Jésus. La parole: «ils ne sont plus deux mais une
seule chair», citée par Jésus au sujet du mariage, est appliquée par
Paul à toute union charnelle, même dans la débauche (1Co 6:16),
et aucune réponse précise n'est donnée à la question de savoir si le
mariage est une institution humaine ou une volonté de Dieu. Jésus
demande à l'homme de «ne pas séparer ce que Dieu a uni» (Mt
19:6); Paul considère le mariage comme sacré et Dieu lui-même nous
enseigne à le respecter (1Th 4:4-8); mais le mariage est du
temps, non de l'éternité, sa valeur est plus légale que
spirituelle (1Co 7:39,Ro 7:2 et suivant); c'est pourquoi il est
sinon condamné, du moins déconseillé pour des hommes et des femmes
qui sont au seuil de l'éternité. C'est sans doute le seul exemple
d'une sorte de gauchissement de la pensée morale sous la pression de
l'attente eschatologique. Partout ailleurs le génie du moraliste
s'affirme avec une admirable maîtrise. Là où d'autres auraient
considéré comme un triomphe d'établir, fût-ce par des moyens
empiriques, un conformisme de la conduite et l'obéissance à quelques
commandements élémentaires, il a osé déclarer que Dieu ne se
contentait pas de nos obéissances, qu'il voulait davantage parce
qu'il donnait davantage, et que toutes les oeuvres, toutes les
capacités et tous les charismes même étaient chose inopérante et
vaine aussi longtemps qu'ils n'étaient pas inspirés et dominés par
l'amour.

Ainsi les problèmes de la vie nous acheminent vers une doctrine
de l'inspiration et posent impérieusement devant nous les plus hauts
problèmes de la pensée religieuse.