PAUL (l'apôtre) 5.

IV Le missionnaire.

On pourrait inscrire sous cette rubrique tout ce que Paul a dit, tout
ce qu'il a fait et tout ce qu'il a été, car chez lui la préoccupation
missionnaire est partout et toujours la première, ou pour mieux dire
la seule. Il n'est pas un chef d'Église, un moraliste, un théologien
qui a donné une part de son temps ou de sa pensée à la mission, il
est Paul apôtre, non de la part des hommes mais de la part de
Dieu, non vers les Israélites mais vers les païens, non vers ceux qui
connaissent l'Évangile mais vers ceux qui l'ignorent. Telle est sa
signature, la définition qu'il donne de lui-même.

Telle est, pour mieux dire, sa vocation exclusive, exclusive
parce que divine, et c'est pourquoi il rompt avec ceux qui ne veulent
pas aller de l'avant (Ac 15:39), il refuse d'aller où d'autres
ont travaillé avant lui (2Co 10:16,Ro 15:20), car Dieu ne l'a
pas envoyé (=fait apôtre) pour baptiser, mais pour annoncer
l'Évangile, pour en être le héraut (1Co 1:17).

Que l'on se garde donc d'identifier sa carrière missionnaire avec
l'ensemble de ses voyages; la mission n'est pas, dans sa vie, une
série d'épisodes, même prolongés; elle est sa vie même, sa vie
totale, sa préoccupation unique. «Malheur à moi si je n'annonce
l'Évangile!» (1Co 9:16 et suivants). Ce n'est pas une tâche
qu'il a choisie, c'est une obligation qui lui est impérieusement
imposée. C'est par elle qu'il est sorti de l'ombre. Lorsque l'Église
d'Antioche l'envoya en mission avec Barnabas, il était visiblement
unus inter pares parmi les «prophètes et docteurs» de cette
communauté (Ac 13:1); mais une personnalité semblable, forte
d'une semblable vocation, ne reste pas dans le rang, et au bout de
peu de temps il était plus que le chef de la mission, il était la
mission elle-même.

En groupant sous une rubrique spéciale ce qui concerne la
propagation de l'Évangile, il ne faut donc pas être dupe de ce qui
n'est qu'un procédé nécessaire pour la clarté de l'exposition, ni
considérer la pensée de l'apôtre et son activité missionnaire comme
formant deux chapitres parallèles dans l'histoire de son âme. Il ne
pense qu'en vue de l'action. Si des problèmes de l'ordre pratique,
moral ou doctrinal se posent devant lui, c'est toujours en fonction
des nécessités missionnaires; le plus urgent de tous, celui qui a
dominé sa pensée et déterminé son orientation, le problème des
rapports entre la loi et la grâce, ou si l'on veut entre l'Ancienne
et la Nouvelle Alliance, n'est pas autre chose que le reflet de ses
préoccupations pratiques relatives à la place réservée aux Juifs et
aux païens devant 1 Évangile de Jésus-Christ. L'universalisme
paulinien a existé dans le coeur du missionnaire et dans la pratique
de la mission avant de prendre forme dialectique dans la pensée du
théologien, et l'édifice grandiose de sa conception a été tout entier
bâti sur le sol d'une sorte de pragmatisme génial. Il suffit de voir
comment la pensée va s'approfondissant, des Galates aux Corinthiens,
des Corinthiens aux Romains et aux Éphésiens, pour comprendre que ce
n'est pas une conception abstraite qui a engendré la mission parmi
les païens, mais l'appel du monde perdu et le désir passionné de le
conquérir à son Maître, et de le conquérir tout entier, qui a donné
naissance aux spéculations de l'apôtre.

Nous avons déjà noté que les données essentielles de sa pensée
étaient contenues dans les expériences décisives de sa conversion; il
faut ajouter maintenant que la préoccupation ou, plus exactement, la
vocation missionnaire a été le stimulant continu de son effort vers
une conception nouvelle de la personne du Christ et de son rôle dans
le salut de l'humanité.

Et cela ne doit jamais être oublié.

1.

LE CHAMP DE L'ACTION MISSIONNAIRE, c'est le monde, c'est-à-dire le
bassin de la Méditerranée et essentiellement ses rives asiatique et
européenne. Étant en Illyrie, il écrit aux Romains que, de Jérusalem
à la mer d'Illyrie, il a «accompli l'Évangile» et qu'il veut aller en
Espagne, «car il ne lui reste plus de champ à parcourir dans ces
contrées-ci» (Ro 15:19-23). Quoi qu'il en soit de la réalisation
très problématique de ce voyage--Clément de Rome affirme cependant
que l'apôtre a été «jusqu'aux extrémités de l'Occident»--, il est
clair qu'aucune limitation territoriale de son effort ne s'est
imposée à l'apôtre comme une nécessité; bien au contraire. Son plan
va sans cesse en s'élargissant, et il unit au sens des possibilités

immédiates la constante préoccupation d'un au-delà de sa mission.
Ceux qu'il ne peut atteindre encore matériellement, il les aborde
déjà de loin, par lettre--les Romains; et bien que les étapes de sa
mission soient difficiles à discerner à travers le conventionnel
schématisme des trois voyages, on peut en noter l'ampleur toujours
croissante. D'abord les parties sud de l'Asie Mineure, puis Éphèse et
les grandes villes de la côte ouest, Satanique et la Macédoine,
Corinthe et l'Achaïe, enfin Rome, avec, dans un lointain indécis,
l'Espagne. Quel programme! et qui aurait osé en concevoir un
semblable, lorsque l'Evangile faisait, avec le nouveau converti de
Damas, ses premiers pas en dehors du monde israélite?

Que l'homme appelé à réaliser un semblable programme ait pu ne
pas perdre de vue les moindres obligations, la collecte en faveur des
chrétiens de Jérusalem et son organisation minutieuse--alors qu'il
avait à se défendre d'en avoir escroqué le produit! (2Co
12:16,18) --, qu'il ait suivi les progrès spirituels ou les chutes
de chacun des humbles et turbulents convertis de Corinthe, il y a là
une puissance de pensée et d'amour qui confond l'imagination et qui
est de nature à inspirer le plus grand respect pour une personnalité
si merveilleusement enrichie par l'Évangile.

2.

LE MILIEU SOCIAL OU INTELLECTUEL auquel il s'adresse n'est, pas plus
que le cadre géographique, limité par une conception à priori. Si
l'on avait demandé à l'apôtre qui il voulait amener à l'obéissance de
la foi, il aurait répondu sans aucun doute: «tout le monde, partout!»
Il ne semble pas évident que sa conception théologique corresponde à
un universalisme du salut; mais sa pratique est assurément un
universalisme de la prédication, car tout homme peut être appelé au
salut et doit par conséquent entendre prêcher l'Évangile. Personne
n'est trop haut ou trop bas pour l'amour de Dieu, et les rhéteurs à
Athènes comme les gouverneurs ou les rois à Césarée doivent entendre
l'appel du Christ. Les personnes qui reçoivent, à la fin des épîtres,
les salutations de l'illustre épistolier semblent avoir appartenu à
tous les milieux sociaux.

Cependant il ne semble pas douteux que le menu peuple se soit
montré plus accessible à l'Évangile de l'amour et du pardon que les
milieux auxquels la prédication chrétienne d'égalité devant Dieu et
de fraternité apparaissait comme un abaissement. Pour les petits au
contraire c'était une exaltation, et l'on comprend qu'indépendamment
des valeurs spirituelles décisives qui entraient en jeu, cette
considération tout humaine ait pu agir puissamment. D'autre part la
prédication de péché et de pardon, l'antithèse «perdu-sauvé», devait
frapper surtout ceux qui avaient abdiqué toute respectabilité
sociale. Là l'idée de rédemption prenait un relief saisissant, et
lorsqu'on voit comment l'apôtre définit la vie de ses néophytes avant
leur conversion (1Co 6:9,11), on ne s'étonne plus que
quelques-unes des plus florissantes Églises aient été recrutées dans
les villes les plus corrompues d'un empire en décadence, grands ports
internationaux, entrepôts de tous les déchets, comme Éphèse,
Salonique et surtout Corinthe.

Que l'on veuille bien étudier par ailleurs la nature des
questions qui se posent dans les Églises de Thessalonique et de
Corinthe, même parmi des «convertis», et l'on sera frappé de ce
qu'elles supposent d'inculture spirituelle et intellectuelle.
L'interprétation étrange donnée aux paroles de Paul, le retour
obsédant des forces inférieures indiquent nettement que le milieu
dans lequel on se meut n'est habitué ni au maniement des idées
abstraites, ni à la discipline morale la plus élémentaire; et ce
n'est pas vaine phraséologie que la parole de l'apôtre écrivant à
ceux de Corinthe: «il n'y a parmi vous ni beaucoup de riches, ni

beaucoup de sages, comme on les appelle», et se vantant d'avoir
utilisé ce qui est méprisé, ce qui est inexistant, pour confondre la
gloire des puissants.

Mais à ces déchets la grâce de Dieu avait rendu une âme, et Paul
savait qu'elle pouvait apporter le même trésor--aussi nécessaire--aux
sages et aux intelligents qui se croyaient en droit de mépriser la
sagesse d'En-haut. L'idée de réserver l'Évangile à un milieu
déterminé, soit parce qu'il en aurait seul besoin, soit parce qu'il
lui serait seul accessible, aurait été pour lui une manifeste
infidélité.

3.

SA METHODE semble, en effet, avoir été plus souple que ne le
donnerait à croire le cadre un peu artificiel dans lequel l'enferme
le livre des Actes. D'après la chronique des voyages, Paul aurait
toujours commencé par s'adresser exclusivement aux Juifs; c'est
seulement lorsqu'ils auraient repoussé brutalement l'Évangile qu'il
se serait tourné vers les païens. C'est là une conception un peu trop
stylisée: c'est en quelque sorte contraint et forcé que le grand
missionnaire aurait abandonné la prédication aux Juifs pour se
tourner vers les Gentils.

Cependant ces données ne doivent pas être arbitrairement
rejetées, car elles correspondent sans aucun doute à la pensée
générale de l'apôtre et à des nécessités pratiques incontestables. Le
tort du narrateur est d'avoir voulu appliquer à chaque effort
particulier ce qui est vrai de l'action générale de Paul, et d'avoir
fait un système de ce qui était simplement une commodité de fait.

Il est bien exact que dans la pensée de l'apôtre (cf. Ro 9
et Ro 10) la vocation des Gentils apparaît comme une réplique à
la défection d'Israël: si celui-ci est déchu de ses privilèges en
faveur des païens, c'est en raison de son refus d'accepter Jésus
comme Christ sauveur. Mais ce refus est déjà consommé par la
crucifixion du Maître, et il est abusif de le vouloir répéter dans
chaque localité où l'Évangile est annoncé: les païens de Corinthe ont
le droit de recevoir l'Évangile sans attendre pour cela que les Juifs
de leur ville l'aient repoussé.

D'autre part, si la prédication commence en règle générale à la
synagogue, ce n'est pas nécessairement en vertu d'une vue doctrinale
sur la priorité d'Israël, c'est tout simplement parce qu'il y a là un
auditoire tout préparé, capable de comprendre ce qu'est le Messie et
dans lequel sa qualité d'Israélite, toujours revendiquée par
l'apôtre, lui assure d'emblée audience. D'autant plus que cette
prédication chez les Juifs n'est pas exclusivement adressée à des
Juifs. Il y a là nombre de «craignants Dieu», païens sympathiques au
monothéisme et au moralisme d'Israël, et qui semblent avoir constitué
le terrain le plus favorable à l'expansion du christianisme naissant.
Par-dessus les Israélites, le milieu païen est ainsi atteint dès le
début, et le premier pas--le plus difficile--est ainsi franchi.
L'historien doit donc retenir cette donnée, en la dépouillant du
caractère systématique et des intentions doctrinales auxquelles le
livre des Actes a voulu la lier.

Qu'on ne se représente jamais l'apôtre «enfermé» dans une
méthode, dans un procédé, fût-il le mieux adapté aux circonstances. A
Athènes nous le voyons mener de front la prédication à la synagogue
et les discussions sur l'Agora; et les circonstances locales ont dû
jouer ainsi en bien des cas un rôle décisif.

De même, la durée des séjours dans chaque localité ne semble
déterminée par aucun principe absolu. Paul considère parfois comme
des indications d'En-haut les nécessités qui l'amènent à laisser de
côté certaines entreprises («l'Esprit ne lui permit pas», Ac
16:6; ou «Satan nous en a empêchés», 1Th 2:18); mais en
général il ne quitte pas Une localité sans avoir sommairement
organisé l'Église. Le plus souvent il part aussitôt qu'il a cueilli
«les prémices du Christ»; d'autres fois il consent à un long séjour
dans l'Église dont il devient «le pasteur», notamment à Corinthe où
la physionomie même de son ministère nous a été conservée par ce qui
nous reste de sa correspondance avec cette Église.

4.

LA TENEUR DU MESSAGE MISSIONNAIRE est extrêmement difficile à
déterminer, car les documents ici sont rares et difficiles à
interpréter. Nous connaissons assez bien ce qu'on pourrait appeler le
message «pastoral» de l'apôtre, adressé à des Églises où il devait
supposer la plupart des âmes déjà gagnées à la vie nouvelle et où
tous étaient familiers avec les vérités essentielles. C'est cela que
nous retrouvons dans les épîtres, car elles s'adressent aux cercles
déjà conquis, et il est naturel de penser que la teneur de la
prédication orale devait être sensiblement identique à la teneur des
lettres, véritables prédications écrites. Mais par quel enchaînement
de pensées des hommes radicalement étrangers à la foi et à la vie
chrétienne pouvaient-ils être mis en contact pour la première fois
avec Christ et son Évangile? C'est une question différente, et l'on
aperçoit d'emblée l'extrême difficulté d'une tentative de ce genre.

Encore la tâche de l'apôtre était-elle relativement facile dans
les milieux israélites, et nous n'avons pas de peine à nous
représenter ce que devait être sa prédication dans les synagogues où
il prenait la parole: Jésus est le Messie annoncé par les prophètes;
sa vie et sa mort marquent la fin de la période ouverte, dans
l'histoire religieuse de l'humanité, par la législation de Moïse et
par les promesses de Dieu formulées par les prophètes et déjà par
Abraham. Dans la personne de Jésus, Dieu réalisait sa promesse; en
crucifiant celui que Dieu lui envoyait, le peuple élu a manqué à sa
vocation; il est désormais sur le même pied que les autres, et le
principe générateur de la vie spirituelle n'est plus l'obéissance à
la loi de Moïse, mais la foi en Jésus, Messie et Fils de Dieu. Cet
ensemble de thèses était de nature à scandaliser et à indigner
violemment un auditoire israélite, mais il lui était immédiatement
intelligible, ainsi qu'aux habitués de la synagogue: les notions de
Messie, de Royaume de Dieu, et plus profondément les idées de péché
et de salut, de pardon et même de rédemption étaient familières à
chacun.

Il en était tout autrement dès que l'on s'adressait aux païens, à
qui l'idée de Messie était inconnue; et c'est précisément ici, où
tout était à créer, qu'éclate le génie de l'apôtre. Né au sein du
judaïsme, le christianisme se prêtait naturellement à un exposé conçu
«en fonction» du judaïsme; et les disciples directs de Jésus en
avaient si vivement conscience qu'ils ne concevaient même pas que le
bénéfice de l'Évangile pût être étendu au delà du peuple élu.
L'oeuvre de saint Paul a consisté essentiellement à faire sortir le
christianisme de l'enveloppe judaïque dans laquelle il se présentait
tout d'abord et à faire de lui une religion universelle, sans lien
avec quelque race ou milieu que ce soit, et dans laquelle la foi
suffit au salut, c'est-à-dire dans laquelle tout est subordonné à
l'attitude intérieure du croyant.

Il appartenait à celui qui avait conçu l'idée de cette révolution
décisive de montrer qu'il était possible, en effet, d'exposer
l'Évangile sans se référer constamment aux conceptions et aux
formules de la religion israélite, et de telle manière que tout homme
pût comprendre qu'il y avait là une parole pour lui.

Or il ne faut pas oublier que la plupart des notions chères au
missionnaire chrétien, aussitôt dépouillées de leur forme judaïque,
étaient parfaitement accessibles et même familières au «grand public»
de l'époque. Les religions de mystères (voir ce mot) avaient répandu
l'idée qu'une nouvelle période de l'histoire humaine allait
commencer--novus rerum nascitur or do--, l'attente d'une
personnalité surhumaine, de «celui qui devait venir»,

la prédication d'un Sauveur mort et ressuscité, la promesse d'une
purification par le sang du dieu et d'un repas où sa chair
deviendrait la nourriture des initiés, tout cela était si courant
dans les cercles du premier siècle que le danger pour le
christianisme n'était pas de paraître étranger aux préoccupations de
l'époque, mais d'être confondu avec des doctrines et des pratiques
dont nous verrons qu'il se distinguait essentiellement.

Le livre des Actes nous rapporte deux discours de saint Paul, à
Athènes (Ac 17:22,31) et devant le roi Agrippa (Ac
26:2-32), d'après lesquels nous pouvons nous faire une idée
approximative de sa manière et des résultats auxquels elle
aboutissait. Ces discours sont assurément reproduits très librement,
et il serait absurde de supposer que nous avons là des textes
pauliniens; le style en est infiniment moins vif et moins dru que
celui de l'apôtre, et ils sont visiblement reconstitués par le
narrateur, non sans quelque redondance littéraire. Cependant ces
fragments portent la griffe du génie, et dans leurs grandes lignes
ils doivent être conformes au type de prédication que Paul
affectionnait. On y retrouve quelques-uns des traits fondamentaux de
sa pensée: l'idée d'une prédestination religieuse de l'humanité,
d'une recherche incertaine mais destinée à aboutir un jour;
l'opposition des «temps d'ignorance» et de ceux qui suivent la venue
de Jésus; enfin l'opposition des idoles et du vrai Dieu. Il est
permis de penser que l'Évangile ainsi présenté comme la réponse à
l'attente humaine, ou, selon un schématisme familier à l'apôtre,
comme religion du péché, de la repentance et du pardon, apparaissait
dans une atmosphère analogue à celle qu'avaient créée les religions
de mystères, mais avec le prestige de son admirable sobriété, de son
monothéisme grandiose, et de ses exigences de rénovation non plus
rituelle mais morale. L'aspect métaphysique plutôt qu'historique sous
lequel apparaissait la personne du Sauveur était d'ailleurs propre à
lever certaines difficultés et à éviter certains scandales.

C'est, en effet, lorsqu'il en venait à la personne historique du
Maître que le prédicateur se heurtait aux objections décisives et
soulevait le scepticisme ou la raillerie. Dans les deux circonstances
rapportées par les Actes, c'est lorsqu'il quitte le terrain des idées
générales pour parler de la mort et de la résurrection du Christ que
le public lui fausse compagnie. «Jésus Messie crucifié, folie pour
les Grecs.» C'est la fidèle et exacte contre-partie du «scandale pour
les Juifs».

C'est ici que se faisait le départ. Ceux qui découvraient dans le
Christ la puissance de Dieu pour le salut du croyant devenaient
chrétiens; ceux qui voulaient rester sur le plan de l'idée pure se
détournaient de l'Évangile.

Nous trouvons enfin dans les épîtres--surtout dans les plus
anciennes--un certain nombre de passages où l'auteur rappelle à ses
fidèles ce qu'il leur disait lorsqu'ils étaient encore païens. Il
semble d'après ces textes que trois ordres de considérations aient
occupé une place importante dans son enseignement. D'abord
l'espérance du Christ qui vient (erkhotnenos) ; l'approche de la
gloire à laquelle -auraient part les élus (1Th 1:10); cette
espérance peut se nuancer de couleurs plus ou moins eschatologiques,
elle est essentielle dans la prédication du christianisme primitif et
semble avoir constitué un des éléments décisifs de son attrait (cf.
Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten
drei Jahrhunderten,
Leipzig 1902, pp. 65SS); elle embrasse aussi
bien l'espérance terrestre que l'espérance d'outre-tombe, l'une et
l'autre étant subordonnées à la présence et à l'action du Sauveur.
Ensuite une vigoureuse polémique contre les idoles, les
stoïkhéîa, les dieux de néant (1Th 1:9,Ga 4:8-11,1Co
12:2 etc.). Le christianisme apparaît ici comme la religion à
la fois raisonnable et supérieure à la raison, la sagesse de Dieu
par opposition aux sagesses humaines que représentent les mystères
païens. Enfin le rappel des exigences morales en dehors desquelles
personne n'entrera au Royaume de Dieu, (1Th 2:12) La
religion de l'esprit et non de la chair, opposant sa puissance
créatrice d'une vie nouvelle à la vanité des religions périmées, la
naissance chez le chrétien d'une personnalité régénérée étant le
témoignage concret par où sa vocation s'affirme comme une surhumaine
réalité.

Il faut s'en tenir à ces indications assez générales, et
d'ailleurs en partie conjecturales, sur la teneur des discours par
lesquels l'apôtre entrait pour la première fois en contact avec les
non-Juifs. Mais est-il bien exact de parler de discours? N'est-ce pas
céder à une conception conventionnelle de la mission que de
l'entrevoir toujours sous forme de «discours» et de penser à des
«auditoires»? L'Evangile ne s'est pas répandu comme une philosophie,
une «sagesse»; il a gagné le monde par la contagion d'une vie
débordante, qui se recréait sans cesse en des âmes plus nombreuses,
faisant de ceux qui l'accueillaient des créatures nouvelles. Les
assemblées dans lesquelles il recrutait ses nouveaux adeptes
n'étaient pas des cours doctoralement professés, où de paisibles
auditoires écoutaient un discours académique; et pas davantage des
foules soulevées contre la foi nouvelle et domptées par une
exceptionnelle puissance oratoire. Celui qui ne venait pas «avec le
prestige de l'éloquence et de la sagesse» comptait beaucoup plus sur
la contagion de la vie que sur l'effet de sa parole, et ceux qui se
donnaient au Christ à l'appel de son apôtre ressemblaient beaucoup
moins aux auditeurs des rhéteurs en renom qu'à cet apistos ou cet
idiotes dont parle l'apôtre (1Co 14:24 et suivant), qui
entre dans une assemblée où tous prophétisent, et, se sentant repris
et jugé, tombe le visage contre terre et confesse que Dieu est
réellement au milieu des fidèles, puisque «les secrets de son coeur
ont été dévoilés».

Un Évangile du péché et du pardon, qui libère les hommes à la
fois de leur orgueil et de leur désespoir parce qu'ils se sont
reconnus dans la condamnation et dans la promesse; et une vie assez
intense pour se propager ainsi dans une sorte de contagion
spirituelle, voilà les caractéristiques essentielles de la
prédication «d'esprit et de puissance» opposée par l'apôtre lui-même
aux discours persuasifs de la sagesse et aux prestiges de l'éloquence.

5.

L'AUTORITE PERSONNELLE DE L'APOTRE devait affecter toute
son action d'un coefficient dont l'importance, difficile à mesurer,
était assurément considérable. La certitude d'une vocation divine, le
rayonnement d'une consécration sans réserve, l'intrépidité d'une
pensée qui savait aller jusqu'au bout de sa logique impérieuse et se
nuancer cependant des mille subtilités qui la faisaient vivante et
accessible, le prestige d'une ascèse, qui, restant toujours maîtresse
d'elle-même, subordonnait impérieusement toutes les réalités
extérieures à la réalisation d'un absolu, tout cela devait compenser
largement cette faiblesse de parole que relevaient les opposants de
Corinthe (2Co 10:10 et suivants) et que lui-même reconnaît en se
déclarant avec hauteur e; novice pour la parole, mais non pour la
pensée» (2Co 11:6).

Humble mais non modeste, décidé à ne rien revendiquer pour
lui-même, reportant à la grâce de Dieu l'honneur de tout ce qu'il est
et de tout ce qu'il fait, il n'est pas d'humeur à laisser rabaisser
les services rendus, les souffrances endurées, ni toute cette oeuvre
qu'il peut vanter sans «faire le fou», puisqu'elle n'est pas la
sienne mais celle de Dieu. Celui qui a écrit les pages brûlantes de
la 2 e aux Corinthiens (2Co 10 à 2Co 12) sur la grandeur
de son apostolat ne devait pas être sans autorité sur les âmes,
lorsqu'il évoquait «le pouvoir que Dieu lui avait donné pour édifier
et pour détruire» et lorsqu'il entonnait son cantique, à la fois
ironique et triomphal, à la gloire des authentiques apôtres,
véritables «balayures du monde», regardés comme des mourants alors
qu'ils ont la vie, comme des affligés alors qu'ils sont toujours dans
la joie, comme des mendiants, eux qui enrichissent les autres, comme
ne possédant rien, eux qui possèdent tout! (2Co 6:9 et suivant)

Quand on l'élève, il s'abaisse; quand on se réclame de lui, il
demande âprement si c'est donc Paul qui a été crucifié; il proteste
qu'il n'est qu'un serviteur, «un bon architecte» il est vrai (1Co
3:6), mais en qui personne ne doit mettre son orgueil. Mais quand on
l'abaisse, il s'élève, car c'est la grâce même de Dieu qu'on abaisse
en lui: «Ne suis-je pas apôtre? N'ai-je pas vu notre Seigneur Jésus?
N'êtes-vous pas vous-mêmes mon oeuvre dans le Seigneur?» (1Co
9:1). «Que personne ne me fasse de la peine, car je porte dans mon
corps les stigmates de Jésus» (Ga 6:17).

Dans cette douceur et dans cette fougue, cet éclat et cette
mélancolie, il y a une autorité que ne ruinent ni «faiblesses», ni
«échardes», ni «timidités», et qui s'est révélée comme une puissance
de Dieu pour la propagation de l'Évangile.