PAUL (l'apôtre) 1.

La puissante personnalité de l'apôtre Paul domine tout le siècle
apostolique, et n'a cessé d'exercer, à travers toute l'histoire de
l'Église chrétienne, une influence souvent décisive. Celle-ci s'est
surtout manifestée au sein des Églises protestantes, pour qui les
formes de pensée et de vie chrétienne constituées au siècle
apostolique, et attestées par les documents bibliques, ont pris une
valeur normative; mais elle n'a pas laissé de déborder leurs
frontières. Cette persistante influence de l'apôtre paraît d'autant
plus remarquable qu'elle s'exerce dans les conditions les plus
exceptionnelles, à travers des documents qui semblent peu faits pour
nous procurer une pertinente connaissance de sa vie et de sa pensée.

Aucune des personnalités du siècle apostolique ne nous est connue
aussi directement, aussi fidèlement que Paul, car les documents
écrits de sa main sont beaucoup plus étendus que pour tout autre et
sont surtout d'un accent infiniment plus personnel et plus vivant. En
outre, ces écrits émanant de l'apôtre lui-même peuvent être complétés
et contrôlés par lés récits du livre des Actes, qui nous fournissent
des renseignements essentiels sur la conversion de Saul et les débuts
de son ministère, en même temps qu'ils fixent le cadre de ses voyages
missionnaires, données qu'il nous eût été impossible de reconstituer
d'après les seules épîtres.

Ainsi nous avons pour lui la double bonne fortune de posséder
nombre de lettres d'une indéniable authenticité, et de pouvoir
contrôler l'une par l'autre deux séries parallèles, et cependant
indépendantes, de documents. Pareil privilège ne nous est octroyé
pour aucun autre acteur de l'histoire évangélique ou de l'histoire
apostolique.

Et cependant il s'en faut de beaucoup que ces textes nous offrent
une image complète de la vie de l'apôtre, de sa pensée théologique ou
même de sa physionomie morale. Nous en sommes réduits à reconstruire
ces images par un effort qui n'exclut pas l'hypothèse, et qui reste
toujours une oeuvre contestable et quelque peu artificielle. La
nature même des documents qui nous sont offerts implique semblable
nécessité. D'une part, en effet, les physionomies évoquées par le
livre des Actes sont généralement quelque peu stylisées; dans son
désir d'atténuer les oppositions, l'auteur a tendance à arrondir les
angles. Or ni la personnalité ni la pensée de Paul ne s'accommodent
de ce traitement, car les angles en sont fort accusés; et si nous
n'avions pas ses lettres, nous serions amenés à nous faire de lui,
d'après les Actes, une image fort différente de celle que dessinent
l'épître aux Galates et la deuxième aux Corinthiens. Les lettres,
d'autre part, constituent le document essentiel de la littérature
apostolique: la vie et l'activité de Paul sont le roc inébranlable
contre lequel sont venues se briser toutes les tentatives pour
volatiliser l'historicité du christianisme primitif et la personne de
Jésus elle-même. Mais ce sont des documents occasionnels; si nous y
glanons des renseignements précieux sur l'activité ou sur la pensée
de leur auteur, aucune d'elles ne contient un exposé systématique de
sa pensée ou ne trace un cadre Complet de sa carrière missionnaire.

Il est remarquable que les fragments pour nous les plus précieux
n'ont généralement pas été écrits pour répondre à un ferme propos,
mais incidemment, en sorte que les questions les plus graves sont
souvent abordées de biais, en fonction d'une préoccupation fortuite
ou qui nous paraît accessoire. Ainsi l'hymne à la charité (1Co
13) est une parenthèse dans l'exposé relatif aux dons de l'Esprit,
et nous ignorerions sans doute ce que l'apôtre pensait de la Cène si
des scandales ne s'étaient produits à Corinthe dans la célébration de
cet acte solennel. D'autres sujets prenaient peut-être dans la pensée
de l'apôtre une place essentielle, et n'ont jamais été abordés par
lui--du moins dans les lettres qui nous sont parvenues--parce que
l'occasion ne s'en est pas présentée. Aucune de ses lettres ne
constitue donc un exposé systématique de sa pensée, pas même l'épître
aux Romains, le plus impersonnel de ses écrits, qui traite seulement
d'une question particulière: les rapports de l'Ancienne et de la
Nouvelle Alliance.

(Pour les problèmes concernant l'authenticité et la valeur
documentaire de chacune des lettres, voir Thessaloniciens, Galates,
Corinthiens, Pastorales, etc.)

Lors donc que nous essaierons de reconstituer te système
théologique de l'apôtre ou le cadre chronologique de son activité, il
faudra noter que des erreurs de perspective sont toujours possibles,
les circonstances ayant pu l'amener à insister sur des points qui
n'auraient tenu que peu de place dans un exposé systématique de sa
pensée.

Ajoutons que les lettres appartiennent toutes à la même période
de la vie de l'apôtre. Trente ans au moins séparent sa conversion
(33) de sa mort (64 à 68); or il ne saurait s'écouler entre la
rédaction de la première et de la dernière de nos lettres plus de dix
ans, en sorte que les possibilités d'établir une évolution de la
pensée paulinienne sont nécessairement réduites.

En un mot, des documents d'une valeur inestimable, d'une
authenticité certaine et d'une précision admirable; mais des
documents occasionnels, qu'il y aurait erreur manifeste--et
dangereuse--à considérer comme formant un ensemble systématique et
cohérent.