PASTORALES (épîtres) 3.

III Authenticité des Pastorales.

Depuis le début du XIX° siècle, l'authenticité des Pastorales a été
contestée par un grand nombre de critiques. Parmi ces auteurs les uns
ont rejeté 1 Tim., tout en admettant que Tite et 2Ti pouvaient être de
Paul, ou 1Ti et Tite, tout en retenant 2Ti; les autres se sont
prononcés pour l'inauthenticité de toutes les trois, certains avec
cette réserve qu'elles auraient été fabriquées à l'aide de billets
authentiques de l'apôtre. Ne pouvant entrer dans le détail des
hypothèses, nous considérerons les arguments des adversaires de
l'authenticité comme dirigés contre le groupe entier de nos épîtres,
dont la solidarité devant la critique est d'ailleurs aujourd'hui
généralement reconnue.

Faire la revue de ces arguments et de ceux qu'il y a lieu d'y
opposer, c'est toucher à tous les principaux points qu'une étude
systématique des Pastorales envisage et se propose d'élucider. Aussi
trouvera-t-on ici, rapportées à la question d'authenticité, des
observations et des caractéristiques qui importent à la connaissance
de nos épîtres indépendamment même de cette question.

1.
D'un prétendu cercle vicieux

Tout en notant l'impossibilité de trouver place pour les Pastorales
dans le cadre historique fourni par les Actes des Apôtres, nous avons
fait observer qu'il n'y a pas de raison de croire à une coïncidence
nécessaire entre la fin du récit des Actes et la fin de la carrière
de Paul. Cependant, les défenseurs de l'authenticité des Pastorales
sont accusés de s'enfermer dans un cercle vicieux: ils emprunteraient
à ces épîtres, censées authentiques, la preuve d'une hypothèse, celle
de la seconde captivité, qu'ils doivent admettre pour que ces lettres
puissent être de Paul. Mais d'abord le témoignage de Clément de Rome
(V, 7), qui suppose que Paul est allé en Extrême-Occident (et il ne
peut y être allé qu'après le moment où s'arrête le récit des Actes),
ne doit rien aux Pastorales, qui ne parlent pas de ce voyage.
Ensuite, c'est bien sans doute le contenu de ces épîtres qui nous
apprend à les situer dans une partie de la vie de Paul que les Actes
ne racontent pas; mais il n'y aurait de cercle vicieux que si, dans
les quelques indications qu'elles nous fournissent sur les
circonstances de leur composition, se trahissait le moindre effort
pour se faire accepter comme authentiques. Au lieu de munir son
oeuvre d'un cadre historique supposé, un faussaire l'eût plutôt
raccordée de son mieux à des événements connus, attestés par des
écrits dignes de foi. Dès lors, si d'une part le souvenir s'est
conservé d'une prolongation de la carrière de Paul, si d'autre part
les deux épîtres à Timothée et l'épître à Tite nous mettent en présence
d'une situation de fait qui s'explique une fois cette prolongation
admise, il y a là une concordance dont nous sommes parfaitement en
droit de faire état.

2.
De quelques prétendues invraisemblances

Il n'est pas vraisemblable, disent les adversaires de l'authenticité,
que Paul, écrivant à des hommes qu'il a associés à son travail depuis
tant d'années, croie devoir affirmer solennellement son titre
d'apôtre (voir en-tête de nos trois lettres), et insister sur la
vocation qu'il a reçue, sur tout ce qui rend son témoignage digne de
foi (1Ti 1:12 2:7,2Ti 1:11). Ces choses ne devaient-elles pas
être hors de contestation entre eux et lui? Il n'est pas
vraisemblable qu'ayant vu ses collaborateurs il n'y a pas longtemps
(c'est vrai en tout cas pour Tite) et comptant bientôt les revoir, il
juge nécessaire de leur rappeler pourquoi ils ont dû rester, l'un à
Éphèse et l'autre en Crète (1Ti 1:3,Tit 1:5), de leur envoyer
par écrit des instructions si détaillées, comme aussi de leur exposer
tout au long les caractères d'une hérésie qu'ils connaissent bien,
puisqu'elle sévit autour d'eux; pas vraisemblable non plus que, tout
en les invitant, dans l'épître à Tite et dans la 2 e à Timothée, à le
rejoindre prochainement, il leur adresse des recommandations qui
n'ont de raison d'être que s'ils ne sont pas près de quitter leurs
postes.

Ainsi, on s'efforce de démontrer que le contenu des Pastorales
est en contradiction avec la situation historique qu'elles supposent.
On relève aussi comme un indice d'inauthenticité les allusions que
font certains textes à la jeunesse de Timothée (1Ti 4:12,2Ti
2:22). Celui-ci ne devait plus être si jeune; l'importance même de
la tâche qui lui est confiée empêche de le prendre pour un
jouvenceau. Il ne faudrait voir en la mention de son jeune âge que la
justification fictive de ce qu'il y a d'élémentaire dans les
enseignements qui lui sont censément destinés. En somme, nos lettres
seraient caractérisées, au point de vue psychologique, par un manque
de naturel et de cohérence impossible à expliquer si c'est Paul qui
les a écrites, mais aisément explicable si elles sont l'oeuvre d'un
écrivain d'époque postérieure qui, voulant faire accepter de ses
contemporains certaines thèses sur le danger de l'hérésie, la
nécessité de la discipline, le bon droit de la hiérarchie, les aurait
publiées sous le nom de l'apôtre, comme adressées par lui à des
hommes d'Église de son temps, en forme de communications épistolaires
et dans des circonstances imaginées à dessein.

Le plus invraisemblable est cependant que l'Église ait pu se
laisser prendre à des ruses aussi cousues de fil blanc.

Les objections que nous avons citées procèdent d'une idée
arbitraire: celle qu'on se fait de la manière dont Paul aurait dû
écrire à ses amis. Il s'agit de lettres adressées par un apôtre à ses
représentants attitrés auprès de certaines Églises. Pourquoi vouloir
qu'elles aient le caractère de simples messages privés? Ce n'est pas
dans le billet à Philémon qu'il faut chercher des critères qui leur
soient applicables. Elles ont réellement Timothée et Tite pour
destinataires; mais ce ne sont pas ces hommes seulement que l'auteur
veut atteindre. Habitué à répandre sa pensée au moyen de ses lettres,
à user de ce mode de publication comme aujourd'hui un journaliste de
son journal, (cf. Col 4:16) il était naturel que, l'occasion se
présentant d'écrire à ses collaborateurs, il prît la peine de
formuler à leur usage des instructions qui fussent d'un profit
durable pour les communautés qu'ils dirigeaient comme pour eux-mêmes.
«Nos épîtres en effet sont destinées aux Églises, et non pas
seulement aux individus dont elles portent les noms» (Godet).

L'affirmation solennelle de la vocation apostolique de Paul, les
détails où il entre en traitant ces sujets de doctrine et de morale
dont on pense que ses correspondants devaient être suffisamment
instruits, sa manière un peu insistante de leur notifier les
occasions et les motifs de ses communications, tout cela se comprend
dès que l'on admet le genre en une certaine mesure public et officiel
de cette correspondance. Il faut que Tite et Timothée puissent au
besoin se couvrir de l'autorité de l'apôtre en produisant les ordres
écrits et détaillés dont il les aura munis. C'est pourquoi les
Pastorales ont plus d'un rapport avec un manuel de gouvernement
ecclésiastique, sans toutefois qu'elles en soient un, car leur
caractère épistolaire n'est pas supposé: elles font à propos, quoi
qu'en disent les critiques, la différence des personnes et des
circonstances. Les Églises de Crète sont de fondation récente: Tite est
chargé d'y établir des anciens (Tit 1:5). A Éphèse, Timothée se
trouve en présence d'une organisation qui existe et fonctionne déjà:
Paul s'exprime en termes appropriés à cette situation (1Ti 3:1).
Aux nouveaux convertis qu'il éduque et dont il ne va pas tarder à se
séparer, Tite doit laisser de bonnes règles de moeurs: «Dis aux
vieillards d'être sobres, graves, pondérés...» (Tit 2:2 et
suivant
). Timothée reçoit, dans la première épître qui lui est
destinée, des conseils de prudence pastorale qui certes ne vaudront
pas pour lui seul, mais qu'il aura à mettre directement en pratique dans son
ministère éphésien: «Ne reprends pas rudement le vieillard, mais exhorte-le
comme un père...» (1Ti 5:1 et suivants). Plus tard, appelé à
Rome auprès de Paul prisonnier, il se voit dédier des recommandations
dont il profitera dans quelques circonstances qu'il ait à servir le
Seigneur, et dont tout ministre de l'Évangile peut faire son
vade-mecum, mais qui se ressentent pathétiquement de la perspective
du martyre auquel l'apôtre, prêt pour son compte, veut que ses
imitateurs soient préparés (2Ti 1:8 2:3 4:5).

Ce qui est dit de la jeunesse de Timothée ne saurait nous
embarrasser sérieusement. Donnons-lui à peu près vingt ans quand il
devint le compagnon de Paul (49). Avec les habitudes de langage des
anciens, il lui suffisait de n'avoir pas atteint la quarantaine lors
de la composition des Pastorales pour s'entendre qualifier de jeune
homme, soit par Paul lui-même, qui, étant dans la soixantaine, le
traitait paternellement, soit par des mécontents qui prétextaient son
âge pour contester son autorité; d'autant plus qu'il semble avoir eu
à surmonter une certaine timidité naturelle (voir Timothée). Au
reste, si l'auteur des épîtres à Timothée avait voulu, dans l'intérêt
de sa fiction, faire le destinataire de ces lettres plus jeune qu'il
ne pouvait l'être vers la fin de la vie de Paul, on ne voit pas
pourquoi il n'aurait pas usé du même subterfuge dans l'épître à Tite,
qui contient des instructions du même genre. Ici encore, le
parallélisme très sensible de certains passages n'empêche pas les
différences nécessaires d'être marquées. «Que personne ne te
méprise», écrit l'apôtre à Tite (Tit 2:1-5). Précepte tout
général: il n'est pas de vrai ministre de la Parole qui ne sache
imposer le respect, qui ne prêche, n'exhorte, ne réprimande «en toute
autorité». Mais, s'adressant à Timothée, le précepte prend une
importance particulière, soulignée en termes exprès: «Que personne ne
te méprise à cause de ta jeunesse» (1Ti 4:12). Si des chrétiens
allèguent l'âge de Timothée pour se dispenser de l'écouter, qu'il
s'applique à leur donner tort en veillant sur lui-même et sur son
enseignement.

3.
La langue

Les Pastorales présentent, c'est certain, des différences de style et
de vocabulaire avec les autres épîtres de Paul. Ces différences
sont-elles de nature à entraîner la négation de leur authenticité?

On s'est donné la peine de dénombrer les termes qui se trouvent
dans les Pastorales et sont absents des autres écrits du N.T. ou ne
se retrouvent pas ailleurs chez Paul. La proportion de ces hapax
légoména
est forte: le tiers environ des mots employés dans nos
trois lettres. Mais les chiffres obtenus ainsi ne signifient jamais
grand'chose; trop d'éléments d'appréciation peuvent intervenir qui
infirment les conclusions qu'on veut en tirer. Dans le cas présent,
il faut tenir compte des nouvelles préoccupations de l'apôtre, des
nouveaux sujets que l'état religieux et moral des Églises l'obligeait
à traiter, de toutes les circonstances qui pouvaient l'amener à se
servir d'expressions dont il n'avait pas eu l'occasion de faire usage
dans celles de ses précédentes épîtres qui sont parvenues jusqu'à
nous. Une bonne partie des vocables caractéristiques de la langue des
Pastorales se rapportent soit aux erreurs que Paul condamné
(profane, faussement ainsi nomme, généalogie, logomachie, le
verbe qu'on traduit par enseigner de fausses doctrines, le
substantif et l'adjectif qui entrent dans l'expression conté de
vieille femme),
soit aux devoirs des destinataires et aux questions
de discipline, de morale, d'organisation ecclésiastique, qui
réclament leur attention (piété, sain en parlant de la doctrine,
dépôt, terme de droit employé métaphoriquement, s'exercer et exercice,
néophyte, épiscopat),
soit encore à des conjonctures
particulières ou à des faits personnels (grand'mère, estomac,
manteau, parchemin, forgeron
ou orfèvre). Les quelques
latinismes qui apparaissent dans les Pastorales s'expliquent par le
long séjour de l'apôtre à Rome. Bon nombre des ternies signalés comme
nouveautés lexicologiques sont des mots composés, formés à l'aide de
mots simples qui appartenaient déjà au vocabulaire paulinien. S'il
est curieux de voir Paul donner à Dieu, dans ce groupe de lettres,
des épithètes qu'on cherche en vain dans ses écrits plus anciens
(ainsi celle de Sauveur), on doit noter qu'il trouvait ces
épithètes dans les LXX, ce qui diminue beaucoup l'étrangeté du fait.

L'absence ou la rareté de certaines particules de liaison,
fréquentes auparavant dans le grec de Paul, est un phénomène qui
intéresse le style proprement dit, le mouvement de la phrase. On
constate que le style des Pastorales est en général plus uni, moins
coupé d'incidentes, que celui des épîtres plus anciennes, mais
qu'aussi il n'en a pas le nerf, la vivacité, la force. Effet de
l'âge? N'insistons pas trop sur cette explication. La vieillesse du
grand missionnaire n'était pas si avancée. Il est pourtant bien
concevable que sa santé, sujette depuis longtemps à certains troubles
(Ga 4:13 et suivant, 2Co 12:7), se soit ressentie de toutes
les fatigues de son apostolat, et que, dans les années qui suivirent
la première captivité, sa vigueur d'expression en ait été diminuée.
Et puis, ce que le langage des Pastorales peut avoir de moins incisif
et de moins dru ne tient-il pas au but même de ces lettres? Si Paul
écrit à Timothée et à Tite, ce n'est pas tant pour argumenter que
pour avertir, exhorter, prescrire. Il parle du danger de certaines
doctrines, mais sans entrer en discussion avec ceux qui les prêchent;
il fait seulement un devoir aux conducteurs d'Églises de s'opposer à
ces pernicieuses nouveautés. D'où une manière d'écrire plus
sentencieuse que démonstrative. Il a moins besoin qu'ailleurs des
conjonctions qui sont les articulations logiques du discours.

Enfin et surtout, les différences sur lesquelles on insiste tant
sont compensées par des ressemblances nombreuses et frappantes. Nous
trouvons dans les Pastorales tels mots, telles locutions
caractéristiques, que Paul est seul à employer dans le N.T.: vivre
avec
(Ro 6:8,2Co 7:3,2Ti 2:11), renouvellement (Ro
12:2,Tit 3:5), livrer à Satan (1Co 5:6 1Ti 1:20),
être offert en sacrifice (Php 2:17,2Ti 4:6);
nous y lisons des phrases d'un tour et d'un accent aussi
pauliniens que possible. Celle-ci, par exemple: «Pour lui (mon
Évangile), je souffre jusqu'à être lié comme un malfaiteur; mais la
parole de Dieu n'est pas liée» (2Ti 2:8). Qu'on remarque ce
retour sur l'idée exprimée, ce redressement vif et fier. (cf. 1Co
9:21: «...j'ai été comme étant sans loi, quoique je ne sois pas
sans la loi de Dieu, mais sous la loi de Christ») Et il y aurait à
citer de ces longs enchaînements de propositions, tout à fait selon
la manière de Paul, de ces accumulations d'incidentes qui vont
parfois jusqu'à rompre la construction (1Ti 3:1 et suivants,
2Ti 1:8 et suivants, Tit 1:1 et suivants). Au reste, les
négateurs de l'authenticité reconnaissent que les Pastorales
ressemblent aux épîtres authentiques par bien des traits; mais ils
ont une explication toute prête: l'auteur a pris pour modèles les
épîtres de Paul. Ainsi les différences prouvent que les Pastorales ne
sont pas de l'apôtre, mais les ressemblances ne prouvent pas qu'elles
soient de lui; au contraire, elles trahissent la contrefaçon! Nous
pouvons passer outre.

4.
L'hérésie combattue

Il est question dans les Pastorales de fausses doctrines à combattre.
Baur et ses disciples ont jugé qu'il s'agissait de doctrines
gnostiques et que, le gnosticisme étant apparu au II° siècle, nos
lettres ne pouvaient par conséquent être de Paul. Cet argument est
aujourd'hui bien passé de mode. Le syncrétisme religieux, mélange de
spéculation grecque et de mythologie orientale, d'où procèdent tous
les systèmes gnostiques, a une histoire qui remonte plus haut que
notre ère. Il n'est pas étonnant que, du vivant même des apôtres, son
influence ait troublé certains cerveaux chrétiens. Mais autre chose
est de constater que les idées combattues dans tel ou tel écrit
devaient être de tendance gnosticisante, autre chose est de les
rapporter à une hérésie qui porte date. La critique actuelle a
renoncé à voir une marque d'inauthenticité dans la polémique
anti-gnostique de l'épître aux Colossiens, parce que rien de ce qui
est dit de l'espèce de gnose enseignée à Colosses ne permet de
l'identifier à un système connu et déterminé. Or les enseignements
condamnés par les Pastorales et les pratiques qui y correspondent ne
s'apparentent au gnosticisme que par des traits encore plus vagues et
plus généraux.

L'expression de «science faussement ainsi nommée» (1Ti 6:20);
science, ou connaissance, en gr. gnôsis fait bien
allusion, selon toute apparence, au nom sous lequel les adversaires
de la saine doctrine répandaient leurs erreurs. Mais déjà
précédemment, à Corinthe, Paul avait eu affaire à des gens entichés
d'une prétendue «science» (1Co 8:1,11). En quoi elle consistait,
le mot seul ne le dit pas. Quand les Pastorales stigmatisent le
verbiage profane des semeurs d'hérésie, leurs «contes de vieille
femme» (1Ti 4:7), et aussi leur cupidité, leurs intrigues, leurs
manoeuvres pour s'insinuer dans les familles et pour captiver des
«femmelettes chargées de péchés» (2Ti 3:6), il n'y a rien là qui
ne soit de tous les temps et ne se voie dans bien des sectes,
gnostiques ou autres. On peut reconnaître le fruit d'une morale
dualiste, comme l'était celle du gnosticisme, dans le faux ascétisme
qui se manifestait par la proscription du mariage et l'interdiction
de certains aliments (1Ti 4:3, cf. Col 2:16,20 et suivant).
On peut de même imputer à un dualisme contempteur de la matière
l'idée que la résurrection avait déjà eu lieu, c'est-à-dire
consistait seulement en une rénovation spirituelle accomplie déjà sur
la terre (2Ti 2:17 et suivant). Des traits comme ceux-là n'ont
cependant pas de signification historique précise. Une chose que l'on
sait bien, c'est que les gnostiques du II° siècle rejetaient ou
rabaissaient le Dieu de l'Ancien Testament. Or, les hérétiques dont
parlent nos épîtres sont pour la plupart des circoncis (Tit
1:10); ils se plaisent à disputer sur la loi (Tit 3:9), et
revendiquent le titre de docteurs de la loi (1Ti 1:7). Il s'agit
donc de chrétiens qui judaïsent, obéissant en cela soit à un
penchant d'origine (ce doit être à Éphèse comme en Crète le cas le
plus fréquent), soit à l'entraînement de l'exemple et à l'attrait des
vains discours. Si hétérodoxes que soient leurs enseignements, ces
gens n'ont pas encore rompu avec l'Église, puisque les hommes de
confiance de l'apôtre sont chargés de leur imposer silence (1Ti
1:3,Tit 1:11) et de les tenir à distance si les avertissements qui
leur seront adressés ne suffisent pas (2Ti 3:5,Tit 3:10). Les
«interminables généalogies» dont ils aiment à disserter (1Ti
1:4, cf. Tit 3:9) doivent s'entendre non pas des éo ns et
des syzygies de la gnose valentinienne, mais bien plutôt de ce
que Tit 1:14 appelle des «fables juives». Cette expression
s'applique on ne peut mieux aux verbeuses paraphrases des récits et
des généalogies de la Genèse, qu'on trouve notamment dans le Livre
des Jubilés.
Les mots par lesquels Timothée est mis en garde contre
les «antithèses» ou «oppositions» de la fausse science (1Ti
6:20) n'ont pas à chercher leur explication dans l'écrit de Marcion
intitulé Antithèses; il suffit pour les comprendre d'y voir, soit
la condamnation des nouvelles doctrines en tant qu'elles s'opposent à
la vérité, soit encore une allusion à des controverses captieuses
imitées des écoles rabbiniques.

Au reste, judaïsme et gnose ne s'excluent pas nécessairement. Les
croyances et les coutumes des Esséniens prouvent que des idées
syncrétistes et dualistes avaient pénétré dans certains milieux
juifs. L'hérésie de Cérinthe (fin du I er siècle) fut
judéo-gnostique. La même qualification paraît convenir à celle des
faux docteurs de Colosses, contemporains de saint Paul. Mais la
distance est grande entre ces manifestations d'un pré-gnosticisme
judaïsant et les grands systèmes gnostiques du II e siècle. Et rien
ne permet de dire que les hérétiques des Pastorales appartiennent à
un stade plus avancé du développement de la gnose que ceux de
l'épître aux Colossiens. Au contraire, dans cette épître, le côté
spéculatif de l'hérésie (rôle médiateur attribué à la hiérarchie des
esprits célestes) apparaît mieux. Ce n'est pas le caractère très
vaguement gnosticisant des erreurs visées dans les Pastorales qui
peut faire raisonnablement douter de l'authenticité de ces trois
lettres.

5.
L'organisation ecclésiastique

A ce point de vue, les Pastorales nous mettent en présence d'un état
de choses que l'on s'est efforcé d'opposer à celui dont témoignent
les autres épîtres pauliniennes, mais qui n'en est en réalité que le
développement normal.

Parlons d'abord de la notion même de l'Église. Antérieurement aux
Pastorales, Paul emploie le plus souvent le terme d'ecclesia au
sens de communauté chrétienne locale. Mais ce mot prend aussi chez
lui son sens universel: l'Église de Dieu (Ga 1:13,1Co 10:32
15:9), l'Église tout court (1Co 12:28,Eph 3:10,Php 3:6),
l'Église, corps dont Jésus-Christ est la tête (Col 1:18),
l'Église corps du Christ, épouse du Christ (Eph 1:23 5:23).
L'idée de l'unité de l'Église, de l'Église envisagée comme un tout,
se retrouve dans les Pastorales, sous une forme qui accentue encore
le caractère positif de cette unité. Ce n'est pas étonnant, étant
donné le but de ces lettres, dont les destinataires reçoivent de
l'apôtre des instructions et des ordres qui valent mutatis
mutandis
pour tous ceux qui ont à gouverner des Églises
particulières. C'est l'Église dans son universalité qui est la
«maison de Dieu», «l'Église du Dieu vivant, colonne et appui de la
vérité» (1Ti 3:15), le «solide fondement de Dieu» (2Ti
2:19). Ces métaphores architecturales sont aussi bien dans la ligne
de la pensée de Paul que l'image organique du corps de Christ. Il a
déjà comparé la société chrétienne à un édifice (1Co 3:9,6 et
suivant
, Eph 2:20 et suivants). Le fondement qui a été posé,
c'est Jésus-Christ (1Co 3:11). Mais, les apôtres et les
prophètes étant les témoins de Jésus-Christ, on peut dire d'eux, en
ce sens, qu'ils sont le fondement sur lequel l'Église a été bâtie
(Eph 2:20, cf. Mt 16:18). Et à son tour, l'Église soutient
la vérité, comme nous le voyons dans les Pastorales, en tant qu'elle
conserve et perpétue le témoignage rendu à la vérité, en tant que,
dépositaire et gardienne de l'héritage apostolique, elle fournit à la
foi des chrétiens le fondement providentiel dont celle-ci ne saurait
se passer. Tout cela tient fort bien ensemble: pas d'opposition, pas
même de solution de continuité.

Passons au statut des Églises. Les Pastorales nous parlent de
fonctions officielles, régulièrement transmises par imposition des
mains (1Ti 5:22), et dont les titulaires, évêques (1Ti
3:1,Tit 1:7), presbytres ou anciens (1Ti 5:17,19,Tit 1:5),
diacres (1Ti 3:8,12), sont responsables à des degrés divers du
maintien de la saine doctrine et des bonnes moeurs. Les conditions
qu'il faut remplir pour être admis à ces charges font l'objet
d'instructions précises et détaillées (1Ti 3:2,13,Tit 1:5,9). Il
existe un rôle des veuves, où l'on inscrit celles qui ont droit à
l'assistance de l'Église. Nous avons là, certes, toute une
organisation relativement avancée. Mais ne peut-elle se concevoir du
vivant de Paul?

Nous ne sommes pas si loin du temps où les dons de l'Esprit, les
charismes, tenaient la première place dans le culte et la vie des
communautés. Paul rappelle à Timothée que, lorsqu'on lui imposa les
mains, des paroles prophétiques accompagnèrent cette
cérémonie (1Ti 4:14). Et à l'époque même de la composition de
nos trois lettres, les dons n'ont pas cessé de se manifester. Il ne
serait pas nécessaire de prescrire aux femmes le silence dans les
assemblées (1Ti 2:11), si certaines d'entre elles ne croyaient
pouvoir user de la liberté encore accordée aux inspirations
individuelles. Le souci même d'opposer un enseignement officiel,
donné par des hommes compétents, aux divagations des faux docteurs,
prouve que ceux-ci profitent de l'usage qui leur permet d'enseigner
selon les lumières qu'ils se flattent d'avoir reçues. Et s'il y a
maintenant des administrateurs ecclésiastiques qui assument les
fonctions d'instructeurs religieux et de prédicateurs (1Ti
5:17), cette transformation n'est pas sans s'annoncer dans les
épîtres antérieures.

L'Église des premiers temps, de ces temps dont on veut faire
l'âge d'or de la libre inspiration, était soumise à l'autorité des
apôtres. Placé en tête de la hiérarchie des charismes (1Co
12:28), l'apostolat était plus qu'un charisme. Du pouvoir conféré
aux apôtres par le Seigneur en personne relevait tout ministère et
tout pouvoir. St Paul gouvernait souverainement les Églises qu'il
avait fondées et ne se faisait pas faute d'y réglementer l'exercice
des dons spirituels (1Co 14). Mais l'apôtre fondateur ne pouvait
être partout; même suppléé auprès des Églises par ceux qu'il
déléguait à cet effet, il ne pouvait suffire à tout. Les communautés
avaient besoin d'un gouvernement local, qui paraît s'être établi de
bonne heure et n'avoir pas tardé à s'organiser.

Pour assister les pauvres, soigner les malades, exercer la
bienfaisance et l'hospitalité, d'une part; d'autre part, pour gérer
les affaires communautaires et assurer l'exécution des mesures
d'intérêt commun, on était heureux de pouvoir compter sur ceux des
fidèles que leur savoir-faire et leurs compétences, en même temps que
leur charité, désignaient comme ayant reçu les dons d' «assistance»
et d' «administration» ou de «direction» (1Co 12:28). Mais parce
qu'ils répondaient à des besoins permanents, ces sortes de dons
devaient se muer en charges ecclésiastiques permanentes. Et il devait
arriver que des fonctions qui dépendaient pour commencer des
charismes de la parole fussent ensuite régulièrement exercées par les
titulaires de ces charges, qui se trouvèrent ainsi investis d'une
autorité à la fois spirituelle et administrative. Malgré les
difficultés d'une terminologie encore flottante, nous voyons ce
travail de stabilisation en voie de s'accomplir dès l'époque
apostolique.

Paul veut que les chrétiens qui, comme Stéphanas, s'adonnent
volontairement aux oeuvres charitables, soient distingués et honorés
en conséquence (1Co 16:15-17). Ce «service» n'est pas l'office
particulier du diaconat. Mais deux fois, dans des épîtres antérieures
aux Pastorales, il donne au terme de diaconos (=serviteur,
servante: même désinence pour les deux genres) le sens spécial et
ecclésiastique de diacre. Écrivant aux Romains, il leur recommande
une femme du nom de Phoebé, «diaconesse de l'Église de
Cenchrées» (Ro 16:1); ce qui suppose bien que c'est là un titre
attaché à une fonction régulière. Et dans l'épître aux
Philippiens (Php 1:1), il nomme les diacres à côté des évêques.

A ce titre d'évêque (episcopos =surveillant, inspecteur), en
usage à Philippes d'après la lettre que nous venons de citer,
correspondent ailleurs des désignations de sens assez voisin,
appliquées à des hommes dont les fonctions dans l'Église ne peuvent
tarder à devenir officielles si elles ne le sont pas déjà. Paul
recommande aux Thessaloniciens d'avoir de la considération pour «ceux
qui travaillent»

parmi eux, les «dirigent (litt, les président) dans le
Seigneur» et les «avertissent» (1Th 5:12). Comme l'indique ce
dernier mot, il n'est pas question là seulement d'attributions
administratives, mais bien d'un ministère qu'on peut appeler
pastoral. Les «présidents» dont il s'agit (ce mot revient dans
rénumération de Ro 12:8) ne doivent pas borner leur activité à
la présidence des assemblées chrétiennes. L'épître aux
Éphésiens (Eph 4:11) semble faire une seule catégorie de ceux
qui sont «pasteurs et docteurs», et ce pastorat, auquel s'associe la
fonction d'enseigner, ne saurait être qu'un office pareil sinon
identique à l'épiscopat naissant. (cf. 1Pi 2:25, texte qui
rapproche les termes de pasteur et d'évêque, ou gardien, en faisant
très probablement allusion à leur acception ecclésiastique)

Les Pastorales sont les intéressants témoins d'un régime de
transition. Quoiqu'on ne puisse affirmer que le rôle des diacres soit
strictement limité aux soins et secours matériels, le gouvernement
spirituel de l'Église locale appartient avant tout aux évêques et aux
presbytres (anciens). Certaines qualités sont également exigées de
tous ces fonctionnaires ecclésiastiques: avoir une réputation sans
tache, être le mari d'une seule femme, c'est-à-dire ne pas s'être
marié en secondes noces, savoir bien élever ses enfants et bien
gouverner sa maison (1Ti 3:2-4,8,12,Tit 1:6). Mais, tandis qu'on
ne demande des diacres que de «porter le mystère de la foi dans une
conscience pure» (1Ti 3:9), il faut pour devenir évêque être
reconnu «apte à l'enseignement» (1Ti 3:2), ce capable
d'enseigner selon la saine doctrine» (Tit 1:9). Et il est dit
des presbytres, au moins de certains d'entre eux, qu'ils prêchent et
enseignent (1Ti 5:17). La plupart des commentateurs anciens et
modernes admettent que les termes d'évêque et de presbytre sont
employés indifféremment par saint Paul. Cette opinion s'appuie en
particulier sur le passage où, ayant prescrit de ne confier la charge
d'ancien qu'à des hommes de conduite exemplaire (Tit 1:6), il
ajouté: «car il faut que l'évêque soit irréprochable» (verset 7).
On remarque aussi que dans son discours aux anciens de l'Église
d'Éphèse, à Milet (Ac 20:17 et suivant), Paul dit à ceux-ci:
«Prenez garde...au troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis
évêques» (verset 28). Cette synonymie expliquerait pourquoi, dans les
Actes, à part le texte que nous venons de citer, il n'est question
que de presbytres, et pas d'évêques; pourquoi l'adresse de l'épître aux
Philippiens ne nomme que les évêques à côté des diacres. Cependant,
si tout évêque doit avoir rang de presbytre, Tit 1:7 ne prouve
pas absolument que tout presbytre soit en même temps et ipso
facto
évêque. D'après 1Ti 5:17, les presbytres ne sont pas
tous mis sur le même pied; il y a lieu d'honorer d'une double
rémunération ceux d'entre eux «qui président bien», (cf. 1Th
5:12,Ro 12:8) «surtout ceux qui travaillent à la prédication et à
l'enseignement». Pour expliquer une dualité de désignations qui ne
laisse pas d'être étonnante si le presbytérat et l'épiscopat ne font
vraiment qu'un, on peut dire que presbytre est le terme honorifique,
tandis qu'évêque indique la nature de la fonction. Mais là même gît
le principe d'une différenciation qui n'est peut-être pas sans
s'ébaucher dans les Pastorales: des pouvoirs censément répartis entre
tous les notables et hommes de confiance de la communauté, entre tous
les anciens, comme on les appelait selon l'usage antique,
seraient exercés en fait par un plus petit nombre de personnages
auxquels le titre d'évêque tendrait à se limiter. De toute façon,
nous sommes encore loin de l'épiscopat monarchique, tel qu'on le voit
constitué au temps de saint Ignace (le mot episcopos est au
singulier dans les deux textes des Pastorales où il se trouve, 1Ti
3:2 et Tit 1:7, mais il y est pris au sens générique). Si nos
épîtres marquent au moins un acheminement vers ce régime, c'est que
la hiérarchie ecclésiastique n'a cessé de se développer dans la
chrétienté dès les premiers temps.

De même on peut voir dans 1Ti 5:3-16 l'origine de ce qui
sera l' ordre des veuves, mais l'origine seulement. Pour qu'une
veuve ait droit à être assistée par l'Église, il ne faut pas
seulement, d'après ce texte, qu'elle ait soixante ans révolus et se
trouve sans soutien de famille; il faut qu'elle ait rendu à la
communauté des services du genre de ceux que rend une diaconesse
(d'où il ne suit pas, d'ailleurs, que cet office se confonde avec le
diaconat féminin). Mais d'autre part il s'agit bien de veuves au
sens propre; ce mot n'est pas encore devenu la désignation
conventionnelle d'une catégorie de femmes vouées au service de
l'Eglise, comme c'est le cas déjà dans l'épître de saint Ignace aux
Smyrniotes (XIII, 1), où il est parlé de «vierges appelées veuves».
Inscrire sur un registre les noms de celles qui remplissent les
conditions voulues pour que l'Église prenne soin d'elles dans leurs
vieux jours, c'est une mesure administrative dont rien ne prouve
l'impossibilité du temps de saint Paul.

Enfin, le rôle dévolu à Timothée et à Tite d'après les Pastorales,
bien loin de ne s'expliquer que par une fiction hiérarchique, se
conçoit parfaitement à une époque de transition. Le ministère de ces
deux hommes n'a pas le caractère sédentaire et permanent de
l'épiscopat, ni rien qui permette d'en faire une sorte
d'archiépiscopat imité des institutions d'un âge postérieur. Ce sont
des commissaires, des délégués apostoliques: «ils remplacent Paul
pendant son absence avec un mandat bien déterminé» (Prat). Par un
côté, la position qu'ils occupent tient à un état de choses voisin de
l'époque de création, de conquête missionnaire. D'autre part, leur
activité s'exerce à un moment où, dans les groupements chrétiens qui
relèvent de l'apostolat de Paul, une organisation régulière est en
train de succéder aux improvisations du début. Et il faut précisément
que, pour favoriser la lutte contre l'hérésie et pour faire régner le
bon ordre partout, Timothée et Tite s'emploient, l'un à consolider
cette organisation à Éphèse et probablement dans les Églises de la
région, l'autre à l'introduire dans les communautés récemment fondées
en Crète.

C'est donc au nom de l'apôtre et comme ses fondés de pouvoir
qu'ils confèrent des charges ecclésiastiques et qu'ils imposent les
mains à ceux qui en deviennent titulaires (Tit 1:3,1Ti 5:22).
L'imposition des mains est un vieux rite de consécration, de
communication des forces sacrées, que l'Église s'est approprié
spontanément (Ac 6:6 13:2). Timothée l'a reçue lorsque, tout
jeune, il a été choisi pour seconder Paul; et s'il l'a reçue de Paul
lui-même d'après 2Ti 1:6, de l'assemblée des anciens d'après
1Ti 4:14, c'est bien la preuve qu'il ne s'agit pas là d'un
épisode inventé pour illustrer une théorie: l'auteur aurait eu soin
d'accorder entre elles ses inventions. Il est ridicule de s'achopper
au désaccord apparent de ces deux témoignages, comme si le geste
sacramentel n'avait pas pu être fait par les presbytres de Lystres et
aussi par l'apôtre. Que le titre charismatique l'évangéliste
(Ac 21:8,Eph 4:11), bientôt tombé en désuétude,
soit appliqué à Timothée dans 2Ti 4:5, c'est un
indice on ne peut plus favorable. Et il est clair que si l'on avait
voulu mettre après coup ce compagnon de Paul au bénéfice d'un acte de
transmission apostolique, on n'aurait pas négligé d'en faire autant
pour Tite.

6.
La doctrine

Les arguments suivants sont avancés pour prouver que la doctrine des
Pastorales est en contradiction avec les enseignements authentiques
de Paul.

La notion de la foi, dit-on, s'intellectualise. Le salut consiste
en la «connaissance de la vérité» (1Ti 2:4 4:3,2Ti 2:25 3:7,Tit
1:1) Le maintien de la «saine doctrine» (1Ti 1:10,2Ti 4:3,Tit
1:9 2:1, cf. 1Ti 4:6 6:3,Tit 2:8) est recommandé avec une
insistance qui trahit l'orthodoxie d'une époque tardive. Il existe un
credo ecclésiastique auquel 1Ti 6:12 fait allusion. La
principale tâche des mandataires de l'apôtre et en général des hommes
d'Église est de garder intact le «dépôt», le «bon dépôt»
doctrinal (1Ti 6:20,2Ti 1:14). Comme la foi devient l'adhésion à
une croyance, il importe d'y ajouter les bonnes oeuvres. La nécessité
de celles-ci est affirmée à plusieurs reprises (1Ti 2:10 5:10
6:18,2Ti 2:21 3:17,Tit 1:16 2:7-14 3:1-8-14). A côté de la foi, il
faut la charité (1Ti 15-14,2Ti 1:13). On a donc d'une part une
doctrine orthodoxe à croire, de l'autre une morale orthodoxe à
pratiquer. La justice n'est plus ce qu'elle était pour le vrai Paul,
grand théoricien de la justification par la foi; c'est une vertu que
le chrétien doit rechercher, comme la piété, la foi elle-même, la
charité, la patience, la douceur (1Ti 6:11,2Ti 2:22).

Ici de nouveau il y a des différences, c'est incontestable, mais
non pas des incompatibilités. A quel moment la foi prêchée par Paul
aurait-elle été une foi sans contenu intellectuel, sans objet
déterminé? On ne prêche Christ avec quelque efficace qu'en disant qui
il est, qu'en proclamant les titres divins qui font de sa personne un
objet de foi. «La foi vient de ce qu'on entend» (Ro 10:17). Paul
écrit aux Corinthiens: «Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je
vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez persévéré,
et par lequel vous êtes sauvés, si vous le retenez tel que je vous
l'ai annoncé
» (1Co 15:1 et suivant). C'est déjà l'idée du
dépôt à garder. Si quelqu'un, serait-ce Paul lui-même, serait-ce un
ange du ciel, prêche un autre Évangile que celui qui a été prêché,
qu'il soit anathème (Ga 1:8). Il y a donc des croyances
auxquelles il ne doit pas être permis de toucher. Dans l'épître aux
Galates, c'est le principe de la foi justifiante qui est en jeu;
c'est sous cet aspect que la «vérité de l'Évangile» (Ga 2:5)
s'oppose à la thèse rétrograde et dangereuse qui veut faire des
oeuvres de la loi, des pratiques cérémonielles juives, une
condition de salut pour les chrétiens. Mais il peut devenir
nécessaire de combattre ou de prévenir d'autres erreurs. Aux Romains
qui n'ont pas été évangélisés par lui et chez qui il ne semble pas
que se dessine une campagne judaïsante, Paul parlera de la règle de
doctrine
à laquelle ils ont le bonheur d'avoir été soumis (Ro
6:17); il les exhortera à ne pas s'écarter de la doctrine qu'ils ont
reçue (Ro 16:17). Même note dans l'épître aux Colossiens: (Col
2:6 et suivant) «Vous donc qui avez reçu le Christ Jésus, marchez
en lui,...affermis par la foi telle qu'elle vous a été enseignée.»
Les Pastorales ne font que développer, selon les nécessités du
moment, ce thème de la vraie foi à maintenir.

Parler de la justice comme d'une vertu morale n'est point la
marque d'un paulinisme abâtardi; «Le Royaume de Dieu...c'est la
justice, la paix et la joie...».--«[Dieu] (Ro 14:17)
augmentera les fruits de votre justice » (2Co 9:10, allusion
à Os 10:12).--«Que toutes les choses vraies, honorables,
justes, ...où il y a quelque vertu,...occupent vos
pensées» (Php 4:8). De même, en présence de Ga 5:6 (la «foi
agissante par la charité») et du célèbre texte sur les trois choses
qui demeurent (1Co 13:13), on ne peut guère s'étonner de voir la
foi mise à côté de la charité dans une lettre de Paul. Les Pastorales
ne font pas non plus exception en recommandant les bonnes
oeuvres, (cf. 2Co 9:8,Eph 2:10,Col 1:10,2Th 2:17) quoiqu'elles
insistent particulièrement sur cette recommandation. Et sur tous les
points essentiels, universalité du péché, souveraineté de la
miséricorde divine, gratuité du salut, la théologie

Polycarpe, dans l'épître dite de Barnabas. Au temps de Marcion
(milieu du II e siècle), elles faisaient partie de la collection des
lettres de Paul; si cet hérétique les a exclues de son canon, sans
d'ailleurs mettre en question leur origine apostolique, c'est pour
des motifs qui tenaient à son système. De même, les gnostiques les
ont rejetées, y trouvant des passages gênants pour eux. De telles
exceptions ne tirent pas à conséquence. Théophile d'Antioche (Ad
Auto-lycurn,
III, 14) cite comme écriture sainte le précepte de
1Ti 2:1 et suivant. St Irénée, Tertullien, Clément d'Alexandrie
mettent les Pastorales au même rang que les autres épîtres
pauliniennes. Elles figurent dans le canon de Muratori. Eusèbe, si
attentif à classer différemment les livres saints, selon qu'ils sont
reconnus par la chrétienté unanime ou par un nombre plus ou moins
considérable d'Églises, n'hésite pas à ranger nos trois épîtres parmi
les homologoumènes ou livres reçus de tous.

Cette tradition crée par sa seule existence une présomption dont
la critique méconnaît trop souvent la force. Il appartiendrait à ceux
qui tiennent les Pastorales pour inauthentiques d'expliquer comment
ces épîtres, si elles ne sont pas de Paul, peuvent avoir pour elles
des titres traditionnels aussi sérieux. On voit par l'histoire du
Canon que les Églises n'étaient point désarmées contre les fraudes et
que le nom d'un apôtre ne suffisait pas à leur en imposer. L'usage
ecclésiastique précoce qui a été fait des Pastorales, l'ancienneté de
leur admission dans les listes canoniques empêchent les négateurs
actuels de l'authenticité de ces lettres de soutenir avec Baur
qu'elles n'ont pu apparaître avant 150. Ils les font dater du
commencement du II e siècle, voire des dernières années du I er. Mais
alors, parmi les chrétiens avancés en âge, survivants de la
génération qui avait eu ses vingt ans dans les années 60, ne se
serait-il trouvé personne pour faire observer combien suspecte était
la publication tardive de ces lettres, dont on n'avait rien su en
Asie et en Crète, dans l'entourage de Timothée et de Tite, lettres
d'ailleurs pleines d'assertions fantaisistes et donnant une idée
fausse de ce qu'étaient les Églises à cette époque-là?

Dans l'hypothèse de l'inauthenticité, tous les détails concrets
que renferment les Pastorales, concernant Paul lui-même, ses amis ou
d'autres personnes, créent une difficulté insurmontable. Se
figure-t-on un auteur du II e siècle inventant les maux d'estomac
auxquels Timothée doit remédier en prenant un peu de vin? (1Ti
5:23) Cette invention aurait pour but, d'après certains critiques,
de détourner les conducteurs d'Églises d'une abstinence propre à
donner un semblant d'appui à l'ascétisme des gnostiques. Explication
d'un ridicule achevé. Et la prière d'apporter le manteau laissé à
Troas ainsi que les livres, surtout les parchemins? (2Ti 4:13)
Il est bien invraisemblable qu'elle doive son origine à la notice d'
Ac 20:13 sur le voyage que Paul fit à pied de Troas à Assos. Et
l'on n'imagine pas raisonnablement à quel mobile l'auteur aurait obéi
en ajoutant de tels détails au pseudépigraphe qu'il fabriquait.

La richesse des Pastorales en noms propres est aussi fort
significative. Il est de ces noms qui, comme ceux des destinataires,
nous sont déjà connus par les autres épîtres ou les Actes: Apollos,
Démas, Éraste, Luc, Marc, Prisca et Aquilas, Trophime, Tychique. Mais
il en est qui appartiennent à des personnes dont les Pastorales sont
seules dans le N.T», à nous parler: Loïs et Eunice, aïeule et mère de
Timothée (2Ti 1:5); Onésiphore (2Ti 1:16 4:19);
Crescens (2Ti 4:10), Eubule, Pudens, Linus, Claudia (2Ti
4:21), Artémas, Zénas (Tit 3:12 et suivant), tous chrétiens que
Paul loue, recommande, salue, dont il a des salutations à transmettre
ou des nouvelles à donner; Carpus, chez qui il a laissé les objets
qu'il réclame (2Ti 4:13); Alexandre, un adversaire de
l'apôtre (1Ti 1:20,2Ti 4:14), qu'on a voulu identifier avec le
Juif éphésien du même nom (Ac 19:33 et suivant); Hyménée, nommé
une fois à côté d'Alexandre comme blasphémateur (1Ti 1:20), une
autre fois à côté d'un certain Philète comme hérésiarque (2Ti
2:17 et suivant); Phygelle et Hermogène, qui ont abandonné
Paul (2Ti 1:15). Dira-t-on avec la critique négative que tous
ces noms, destinés à donner un air authentique aux fausses lettres où
ils se liraient, peuvent avoir été empruntés à des souvenirs réels,
conservés dans les milieux pauliniens et sur lesquels il n'était pas
si difficile de broder un peu? On ne fait ainsi que souligner
l'avantage de l'explication la plus simple, celle qui consiste à
admettre que Paul est bien l'auteur de nos trois lettres et y nomme
des gens connus de lui.

Enfin, voici qui peut servir de contre-épreuve. Déclarer les
Pastorales inauthentiques, c'est les ranger tout à côté d'écrits
comme les lettres de saint Clément, de saint Ignace, de saint
Polycarpe, comme l'épître de Barnabas, la Didachè, le Pasteur
d'Hermas; c'est vouloir qu'elles datent de la même époque et
s'inspirent des mêmes préoccupations. Comment se fait-il alors
qu'elles soient tellement au-dessus de ces ouvrages, vénérables mais
non exempts des défauts de la rhétorique pieuse, produits d'un temps
qui s'est complu aux verbeuses amplifications de thèmes déjà
classiques? Si, pour le style et la pensée, les Pastorales ne se
classent pas au même rang que les épîtres aux Galates, aux
Corinthiens, aux Romains, leur originalité paulinienne, leur
apostolicité au sens propre se font reconnaître avec évidence dès
qu'on les compare à ce que les Pères apostoliques, continuateurs
méritoires, nous ont laissé de meilleur.

Reste à voir s'il y a lieu d'adopter, comme le font certains
critiques, une solution intermédiaire: les Pastorales seraient
partiellement authentiques, contiendraient des fragments dont Paul
serait bien l'auteur. Ainsi l'on entend rendre compte du caractère si
paulinien de maint passage, expliquer la présence des noms et des
détails qui ne peuvent venir que de bonne source, sans toutefois
rejeter carrément la thèse négative. Nous comprenons certes que,
parmi les partisans de cette thèse, il s'en trouve qui rougissent de
quelques-unes de ses conséquences. Il est plus agréable à ceux-là de
ne pas devoir attribuer à l'habileté d'un faiseur anonyme des paroles
comme celles qu'inspire à l'apôtre la pensée de sa mort
prochaine (2Ti 4:6 et suivants), Et ils sont bien aises
d'admettre que la petite phrase relative au manteau et aux livres
puisse provenir d'un billet qui aurait été adressé par Paul à son
disciple pendant sa captivité de Césarée. Mais ils n'échappent à une
difficulté que pour tomber dans une autre. Un seul exemple le
montrera. La présence de Trophime à Jérusalem au moment de
l'arrestation de Paul (Ac 21:29) rend plus qu'invraisemblable
l'idée que celui-ci aurait, de Césarée, mandé à Timothée qu'il avait
laissé Trophime à Milet au cours du voyage de Macédoine à Jérusalem.
Donc, à moins qu'on ne suppose une erreur des Actes, ce qui est
vraiment trop commode, les mots: «J'ai laissé Trophime...» (2Ti
4:20) ne sauraient appartenir au même billet que la désignation des
objets à prendre chez Carpus (2Ti 4:13). On aboutit de la sorte
à ces découpages successifs, spécialité d'une certaine critique, jeu
d'érudition pédante et puérile et triomphe de 1'arbitraire.

Quand il s'agit de déterminer ce qui serait de Paul et ce qui ne
serait pas de lui, les savants découpeurs ne manquent pas de se
contredire. Toutes les combinaisons possibles se présentent, depuis
celles qui n'attribuent à l'apôtre que quelques petits fragments,
empruntés à des lettres privées comme l'épître à Philémon et
incorporés à des compositions de date plus récente, jusqu'à celles
qui rendent Paul responsable de tout le fond, nos Pastorales dans
leur état actuel n'étant qu'une nouvelle édition de ces précieuses
missives apostoliques légèrement remaniée afin de les adapter aux
besoins d'une autre époque. Sous cette dernière forme, l'hypothèse de
l'authenticité fragmentaire n'est pas d'une grande ressource contre
les objections (peu décisives, nous l'avons vu) que soulève la thèse
traditionnelle de l'authenticité totale. D'autre part, la difficulté
qu'il y a à se représenter un épigone paulinien forgeant les
Pastorales de toutes pièces n'est guère plus insurmontable que celle
qu'on éprouve à concevoir et à reconstituer cette manipulation
rédactionnelle par laquelle du vieux et de l'authentique aurait été
inséré dans du faux et du neuf. Le résultat d'un tel travail n'aurait
pas eu plus de chance d'être accepté sans méfiance que celui d'une
pure et simple fabrication de documents. De deux choses l'une: ou
bien les fragments utilisés étaient connus auparavant, et il n'eût
pas été difficile de s'apercevoir qu'on y avait soudé un contexte
postiche; ou bien ils étaient restés ignorés, cachés dans quelque
coin, et ne pouvaient alors, comme l'observe M. Michaelis, servir de
garantie aux éléments nouveaux et apocryphes qu'il s'agissait
d'accréditer. Le style de Paul était-il aisément reconnaissable?
C'est dire que les parties non authentiques auraient été tout
aussitôt suspectées. Était-il impossible ou trop difficile de faire
la différence? Dans ce cas, on ne gagne rien à ne pas admettre
l'unité de composition.

Nous pouvons conclure. Les épîtres de Paul, apôtre, à
Timothée et à Tite doivent leur valeur historique et édifiante au fait
qu'elles sont ce qu'elles disent être. L'Église y trouve le dernier
son d'une grande voix et l'autorité d'un grand témoignage: «C'est une
parole digne de foi et qui mérite toute créance, que Jésus-Christ est
venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le
premier» (1Ti 1:15).
BIBLIOGRAPHIE

--E. Bertrand, Essai critique sur l'authenticité des ép. pastorales 1888.

--A. Sabatier, art. Pastorales dans Encycl. X, 1881.

--Introd, au N.T. de Godet (I, 1893), Julicher (1894, l93l)

-- Jacquier (Hist, des livres du N.T., 1903; nombr. rééd.)

--Comment. de Reuss Les Ep. pauliniennes, II, 1878

--Bovox, Théol. du N.T., II, 1894 (pp. 353SS).

--Prat, La Théol. de saint Paul, I, 1927 (pp. 387SS, 544SS). Em. L.