NOÉ

(Hébreu Nôakh.) D'après P, fils de Lémec et petit-fils de
Métusélah (Ge 5); fut le héros du déluge (Ge 5-8). Les
détails de ce cataclysme (voir Déluge) sont dans toutes les mémoires:
Dieu, affligé de la corruption des hommes, décide de détruire
l'humanité. Il avertit Noé, seul juste de sa génération, lui donne
l'ordre de construire une arche pour sauver sa famille et conserver à
la terre des exemplaires de tous les êtres vivants. Le déluge couvre
la terre, tout ce qui respire disparaît sous les eaux; après
l'inondation Noé offre un sacrifice à Dieu, qui le bénit et lui
promet de ne plus bouleverser la nature. L'humanité reprend, dans la
personne de Noé, qui se remet à cultiver le sol. Mais le cataclysme
n'a pas changé le coeur humain et déjà, dans ce petit groupe de
rescapés, sur une terre humide encore des sanctions divines, la
malédiction reparaît qui met la division et l'opprobre entre les
frères.

D'où vient ce récit? De la mythologie primitive, de l'imagination
d'un rapsode hébreu, d'une révélation directe de Dieu à l'écrivain
biblique? Est-ce de l'histoire ou de la légende?

Ce qui frappe tout d'abord c'est que le déluge, dans le texte de
P, est encadré par deux chronologies aux âges fantastiques,
contredisant l'enseignement que l'expérience et la Bible nous donnent
sur la durée de la vie humaine (Ps 90:10). Or, ce que nous
savons aujourd'hui du peuple sumérien qui habitait au quatrième
millénaire la Basse-Mésopotamie et auquel remontent les origines de
la civilisation dans le Proche-Orient asiatique, nous apprend qu'un
déluge détruisit, dans ses inondations, la presque totalité de la
population du delta méridional de la Mésopotamie, si bien que les
annalistes virent dans ce cataclysme le point de départ d'une ère
nouvelle. Ce déluge se trouve encadré, lui aussi, de chronologies qui
donnent aux rois antédiluviens et aux premiers rois postdiluviens un
nombre d'années fabuleux.

Avant le déluge, dans la chronologie sumérienne: 10 rois, dont
plusieurs ont un caractère divino-humain. Dans la chronologie
hébraïque, 10 chefs de l'humanité, dont le premier fut fait à l'image
de Dieu (cf. «Adam fils de Dieu», Lu 3:38). Les dix chefs
antédiluviens vécurent au total 1.656 ans d'après le texte hébreu,
2.242 d'après!e texte grec. Les dix rois antédiluviens de Sumer ont
comme durée d'ensemble de leurs règnes 241.000 ans. La différence de
chiffres ici importe peu, tous nous transportent en dehors des
conditions d'existence terrestre et ont dû être établis suivant des
systèmes de notation et des théories théologiques ou astronomiques
qui nous échappent. Dans les deux cas, il s'agit de dix unités: on
remarque que, dans ces deux listes de dix noms, le nom du troisième
roi de la liste sumérienne et le nom du troisième chef de la liste
hébraïque ont le même sens et signifient «homme»; celui du quatrième
roi sumérien et celui du quatrième chef hébraïque ont le sens d'
«artisan»; le septième roi sumérien et le septième chef hébreu sont
en rapport spécial avec la divinité; enfin le dixième sumérien et le
dixième de la liste hébraïque sont les héros du déluge: Uta-napichtim
chez les Sumériens (Atrakhasis des Babyloniens, Xisouthros des
Grecs), Nôakh chez les Hébreux. Dans la chronologie sumérienne des
rois postdiluviens, les chiffres, fantastiques d'abord, reviennent
aux proportions historiques dès le sixième nom de la première
dynastie d'Uruk, le vingt-neuvième donné par la liste royale; dans la
chronologie hébraïque, les chefs de famille postdiluviens ont
pareillement des âges fantastiques qui ne reviennent aux proportions
historiques qu'après Moïse, c-à-d, au dix-septième nom de la
généalogie.

Enfin, chez les Sumériens, ces traditions avec leurs chronologies
fabuleuses et leur divinisation des rois sont nées à l'ombre des
temples, dans le monde des prêtres. De même, chez les Hébreux, la
liste des patriarches, avec leur longévité extra-historique, sort des
archives du temple et appartient au code sacerdotal. Cet ensemble de
rapprochements ne peut être fortuit; il s'éclaire de façon décisive
quand on constate que les récits bibliques du déluge (J et P)
concordent non seulement dans l'ensemble, mais dans toute une série
de détails et jusque dans certaines de leurs expressions avec le
récit suméro-babylonien (ordre divin de bâtir l'arche, de conserver
des êtres vivants, description du déluge, arrêt de l'arche sur une
montagne, envoi de la colombe, du corbeau, sacrifice à la sortie de
l'arche, bénédiction divine et promesse à l'homme sauvé des eaux,
etc.).

Il est évident que le plus ancien des auteurs bibliques de
l'histoire de Noé, le Jéhoviste, qui écrivait au IX e siècle av.
J.-C, a pris ses données dans les traditions qui remontaient au récit
sumérien dont la plus ancienne recension, celle de Nippour, date du
troisième millénaire av. J.-C, antérieure de près de mille ans au
temps d'Hammourapi et d'Abraham. A son origine, le récit du déluge
situé par les Sumériens dans le pays qu'ils habitent, pays qui par sa
configuration était destiné à subir de fréquentes inondations,
n'avait pas trait à un déluge universel; qu'aurait signifié le mot
universel dans ces temps reculés? A l'époque de Rome encore, «toute
la terre» désignait peu ou prou l'empire romain! Le but de l'auteur
pourrait être bien plutôt de représenter comment une de ces
inondations ayant atteint les proportions d'une immense catastrophe,
avait facilité aux Sumériens, qui sans doute occupaient déjà quelques
points de la province, la conquête de cette terre fertile d'où elle
avait chassé les premiers occupants, les Akkadiens-sémites. Woolley
(Les Sumériens, 1930) va jusqu'à penser que l'allusion à la
perversité des habitants donnée comme cause au déluge reflète
l'animosité de races entre Sumériens et Sémites et que l'ordre
«d'être féconds et de multiplier» donné aux survivants fut exécuté à
souhait par les protégés des dieux, les Sumériens, qui s'installèrent
sur la terre dépeuplée et en firent un merveilleux foyer de
civilisation.

Nous voici donc amenés, par une série de considérations, à tenir
les circonstances auxquelles Noé appartient comme ayant des attaches
fort naturelles et fort réelles avec l'histoire. Ceci d'autant plus
que les récentes découvertes de monuments appartenant à la première
dynastie d'Ur, la troisième après le déluge, autorisent à penser que
les représentations fantastiques des premières traditions
sumériennes, avec leurs chiffres astronomiques et leurs noms divins,
recouvrent, elles aussi, des faits submergés par la légende. Ainsi
Noé, par sa vie antédiluvienne, baigne dans la légende avec les
ancêtres qui le précèdent, mais cette légende n'est pas sans
fondement historique puisqu'on a retrouvé les sédiments du déluge et
des restes de civilisation que le déluge avait enfouis. On parle même
de villes antédiluviennes qui, grâce à leur situation élevée, avaient
échappé à la catastrophe du déluge. D'autre part, Noé appartient à
l'histoire par ses fils et les races que la Bible fait remonter
jusqu'à eux, aussi bien que la Tour de Babel appartient à l'histoire
par son nom, son mode de construction et le milieu où elle fut
élevée. Quand on arrive enfin à Abraham, en dépit du caractère
ethnique de plusieurs épisodes de son histoire, on est en plein dans
la réalité historique, au sein d'une civilisation qui existait déjà
depuis plus d'un millénaire, puisque les tombes les plus anciennes
qu'on ait retrouvées dans sa patrie d'Ur datent d'environ 3100 av.
J.-C.

Comme la plante sort peu à peu de l'obscurité de la terre et se
déploie lentement au jour pour s'offrir à la détermination du
botaniste, l'histoire se dégage lentement de la légende et s'affirme
peu à peu dans les faits offrant leurs matériaux au sens critique des
historiens. On n'écrit pas l'histoire avec de la légende, mais
refuser à la légende tout fondement historique serait montrer qu'on
ignore comment l'humanité primitive observait, s'imaginait et
racontait, dans le stade enfantin de son développement.

L'histoire de Noé nous met encore en présence d'un phénomène
qu'il ne suffit pas de constater en passant, et dont il faut
retrouver la cause. Tandis que la tradition suméro-babylonienne du
déluge présente tout un monde de dieux faits à l'image des hommes,
avec leurs révoltes, leurs caprices, leurs violences et leur
immoralité, bref, portant tous les caractères du polythéisme grossier
de l'époque, le récit biblique, dans ses deux sources, introduit sur
la scène un dieu unique qui n'a rien de commun avec les faiblesses
humaines, qui s'afflige de la corruption des hommes, punit dans sa
justice et sauve dans sa miséricorde. Ce fait, que ne peut expliquer
aucune raison d'histoire ou d'archéologie, nous met en présence d'un
auteur qui, tout en puisant aux sources de la tradition primitive,
n'est point dominé par elle, mais la domine au contraire et la
transforme pour la faire concourir à des fins conformes à son génie.
Romain Rolland écrit à propos de Mozart: «J'appelle génie ce grand
souffle indépendant de nous qui emporte une âme parfois médiocre ou
qui lutte avec elle; c'est une puissance étrangère à l'esprit où elle
établit sa domination; c'est le dieu qui est en nous et qui pourtant
n'est pas nous.» Voilà une définition en vérité fort suggestive; il
suffit de l'élever du plan artistique au plan moral et religieux,
pour y voir une réplique à la déclaration de 2Pi 1:21: «C'est
poussés par l'Esprit saint que des hommes ont parlé de la part de
Dieu.» L'écrivain d'Israël qui, enchaînant dans les premières pages
de la Bible l'histoire de la création (oeuvre bonne), de la chute
(désobéissance et condamnation de l'homme), du déluge (le malheur et
le châtiment ne suffisent pas pour transformer l'humanité déchue), de
la tour de Babel (sans paternité divine pas de fraternité humaine),
introduisit par ces récits-figures ou ces récits-postulats l'histoire
d'Abraham le patriarche, en qui Dieu mit l'humanité à l'école de la
confiance avant de la mettre à l'école de la Loi--n'a pas fait
seulement oeuvre d'historien, il s'avère choisi d'en-haut pour
dresser au seuil de l'histoire du salut le portique de la révélation.

Et si quelque savant se scandalise de me voir introduire dans un
article scientifique à propos de Noé des considérations d'ordre
religieux et y trouve motif à me disqualifier au point de vue de la
méthode, je lui répondrai que nous n'avons pas, lui et moi, la même
notion de ce qu'est la science. Pour savoir scientifiquement ce
qu'est un homme, il ne suffit pas de lui ouvrir le ventre ou de
déterminer le caractère physiologique de sa nature animale: on ne le
connaîtra de science certaine que lorsqu'on aura fait le tour de son
être, pénétré sa psychologie, retrouvé la source des inspirations
motrices de sa personnalité. Ainsi pour posséder la science de la
Bible ce n'est point assez d'y promener le scalpel, d'en déterminer
les sources littéraires, de l'examiner à la lumière de la critique ou
de l'archéologie: il faut, après avoir fait tout cela avec une
entière indépendance, l'étudier aussi dans son originalité vivante,
rechercher les causes de la supériorité qui l'élève au-dessus de tous
les livres, expliquer son action par son inspiration.

Le personnage de Noé, qui se rattache aux traditions les plus
antiques, n'a cessé, à travers les siècles, d'occuper l'imagination.
Par ses prédictions (Ge 9:23-27) il est le type du prophète; par
son sacrifice (Ge 8:20) il est le type du grand-prêtre.
Ézéchiel (Eze 14:14,20) voit en lui le modèle d'intercesseur à
l'égal de Daniel et de Job. L'Ecclésiastique (Sir 54:17et suivant)
le donne comme un agent de réconciliation, une sorte de
médiateur. Le livre des Jubilés lui attribue une puissance
anti-démoniaque. Pour Pierre, l'eau à travers laquelle Noé et les
siens sont sauvés correspond à l'eau du baptême (1Pi 3:20).
Heb 11:7 présente Noé comme un croyant justifié par sa foi;
2Pi 2:5 l'appelle «prédicateur de justice». L'enseignement du
judaïsme postérieur fait remonter à Noé (Ge 9:1,6) les
commandements noachiques (voir ce mot) imposés aux «prosélytes de
la porte» et qui. jouèrent un rôle capital au synode de
Jérusalem (Ac 15:28 et suivant;voir Actes). Les Pères de
l'Église se livrent à toutes sortes de rapprochements entre Noé et
Jésus-Christ que Noé, à leur sens, préfigure: comme Jésus, Noé prêche
la repentance; Noé bâtit l'arche, Jésus bâtit l'Église; ceux qui
entrent dans l'arche de Noé sont sauvés, ceux qui entrent dans
l'Église de Jésus le sont pareillement. Dans les deux cas ne pas
entrer c'est périr, etc. Enfin, la malédiction de Cham par Noé a
servi de prétexte, jusqu'à nos jours, pour justifier l'esclavage des
noirs (voir Cham), ce qui est à la fois une hérésie d'histoire et une
hérésie morale. Alex. W.