MATTHIEU (évangile de) 5.

V Valeur historique et religieuse.

1.

LES FAITS.

Toutes ces particularités de Matthieu, si secondaire qu'en puisse parfois
sembler l'intérêt, car elles visent principalement des détails,
accusent néanmoins un travail de la réflexion chrétienne sur
l'histoire évangélique; ce sont des notes de réviseur et non plus des
précisions de témoin direct. Si notre évangile était de l'apôtre
Matthieu, il ajouterait des souvenirs de première main aux données de
seconde main fournies par Marc interprète de Pierre. C'est le cas,
précisément, du 4 e évangile (voir Jean [évangile de]), mais en aucune
façon de celui que la tradition a tenu pour le premier. Que par
exemple l'on confronte les parallèles de récits aussi importants que
ceux de la multiplication des pains, de la Passion ou des apparitions
du Ressuscité: alors que Jean apporte toujours des nouveautés
essentielles, les adjonctions de Matthieu n'ont guère de portée profonde.
Elles consistent souvent en annotations du rédacteur qui relie les
faits aux discours, ou réciproquement; pour ces notes, il a quelques
sources propres d'information, et ses inférences personnelles. Un
long discours prononcé sur une colline suppose que Jésus y est monté,
y a eu un auditoire, en est ensuite redescendu: l'évangéliste
accompagne donc le discours de ces indications. Si une prophétie lui
paraît appropriée, il s'empresse de la citer et d'en montrer la
réalisation telle qu'il la conçoit. Si au matin de Pâques la lourde
pierre du sépulcre fut trouvée roulée, la cause dut en être un
tremblement de terre, et puisqu'un ange est apparu, c'est lui qui fut
la cause du tremblement de terre (Mt 28:2). Il ne s'ensuit
nullement que ce narrateur ait voulu rien inventer: ses conceptions
réfléchies représentent ce que les communautés de son temps
considéraient comme certain ou comme le plus probable. Il représente
donc un stade évolué des traditions évangéliques: les souvenirs des
faits, avec l'éloignement, perdent quelque peu de leur précision, et
Matthieu a moins d'autorité que Marc comme historien. A celui-ci, l'on
demandera surtout les faits; chez Matthieu, l'on ira surtout chercher les
doctrines.

Il ne faut pas, toutefois, exagérer cette opposition ou, mieux,
cette spécialisation entre nos deux évangiles. Puisque d'une part les
enseignements du Christ sont dans Matthieu la substance de l'écrit d'un
apôtre qui, de bonne heure, les avait pieusement recueillis, puisque
d'autre part l'histoire de Jésus y est aussi la substance vitale,
retouchée seulement sur des points limités, des souvenirs d'un apôtre
transcrits par un disciple fidèle, notre évangile tient par des
racines trop profondes au terrain de l'Église apostolique pour nous
donner autre chose que l'authentique production de son témoignage au
ministère du Seigneur.

2.

LES IDEES.

Lorsque l'on aborde l'essentiel de ce témoignage chez Matthieu, qui
consiste-donc en la doctrine, on s'y trouve aussitôt respirer une
atmosphère d'A.T.; Jésus y est présenté, dans sa personne, dans son
Royaume et dans son oeuvre de salut, comme le réalisateur des
prophéties messianiques, depuis longtemps attendu, s'accréditant par
là tout particulièrement auprès des judéo-chrétiens qui l'ont salué
comme leur Messie, et des Juifs pieux qui l'attendent encore.

1° Évangile juif, pour les Juifs.

Son point de vue et son ton judaïques sont sensibles d'un bout à
l'autre. Jésus est «le Christ» (mot grec), c'est-à-dire le Messie
(mot hébreu); il est «fils de David, fils d'Abraham» (Mt 1:1);
il reconnaît son peuple dans les cités d'Israël (Mt 10:23), dans
«les brebis perdues de la maison d'Israël» (Mt 10:6); en une
occasion il déclare même à une païenne pourtant croyante qu'il n'a
«été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël»: déclaration
qui n'était pas dans Marc (Mt 15:24 parallèle Mr 7:26). Le
Dieu d'Israël est son Dieu (Mt 15:31), il désigne l'avenir
éternel comme «le jugement des douze tribus d'Israël» (Mt
19:28). Jérusalem est toujours «la ville du grand Roi» (Mt
5:35), «la ville sainte» (Mt 4:5 27:53); cette dernière
expression, qui appartient à l'A.T., ne se trouve dans le N.T. que
chez Matthieu et chez l'autre grand auteur juif de la nouvelle alliance:
l'Apocalypse. Matthieu emprunte aux Logia l'idée que Jésus accomplit
la Loi, laquelle est imprescriptible (Mt 5:7 cf. Lu 16:17).
Il ajoute à la règle d'or telle que la donne Luc la remarque que la
loi et les prophètes lui sont équivalents (Mt 7:12 parallèle
Lu 6:31). Il ménage le mosaïsme en ajoutant au récit de Marc sur
la question du divorce l'exception: «si ce n'est pour inconduite»
(Mt 19:9 parallèle Mr 10:11). Il admet certains
commandements et usages des scribes et des pharisiens (Mt 23:3,
et la fin de Mt 23:23). Il ajoute à Marc une mention du sabbat qui
prouve qu'à ses yeux les réglementations de ce jour n'étaient pas
périmées (Mt 24:20 parallèle Mr 13:18). Il cite 60 fois les
Écritures accomplies par Jésus. Il désigne Jésus de Nazareth 7 fois
sous le titre messianique de fils de David, comme le Messie annoncé
et préparé en Israël par les prophètes hébreux. Alors que Luc sera
«l'évangile du Grec», Matthieu est «l'évangile du Juif premièrement». (cf.
Ro 1:16)

2° Évangile universaliste.

Seulement, le Juif qui l'écrit s'est assigné cette tâche parce qu'il
est devenu chrétien et, ainsi, antijudaïsant, non par une aversion
religieuse ou une attitude de parti pris brusquement adoptée contre
ses frères de la veille, mais par la révélation qu'il a reçue de la
déchéance d'Israël. Le peuple juif, en rejetant son Messie, a perdu
son droit d'aînesse; et l'évangile de Matthieu, redressant sous l'action
du Christ et de l'Esprit saint les déviations de la mentalité
judaïque: particularisme, nationalisme, ritualisme, se montre
largement universaliste.

Le royaume d'Israël (Ac 1:6) est «le royaume», tout
court (Mt 4:23), ou encore, d'une façon générale, «le royaume de
Dieu» (Mt 19:24), appelé le plus souvent par Matthieu «le royaume des
cieux»: locution de forme plus juive en ce qu'elle évite de prononcer
le nom divin, mais équivalant à la précédente. Pour en faire partie,
le Juif doit cesser d'être juif comme tel, il doit devenir disciple
d'un Christ personnel à tout croyant, sans aucune partialité de race,
de pays ni de religion. Matthieu marque ainsi la transition, établie par la
révélation de Jésus, entre la notion du peuple élu et celle de la
famille humaine du Père céleste. C'est lui qui montre dès l'entrée le
Roi des Juifs adoré par les Mages (Mt 2), personnification de la
science et de la piété païennes. Si dans son discours inaugural à
propos du Royaume le Messie s'appuie sur la Loi (Mt 5:17 et
suivants
), son autorité s'oppose à celle des anciens (Mt 5:21 et
suivants
), et bientôt elle se heurtera à l'autoritarisme des chefs
juifs (Mt 21:23 et suivants). Le régime qu'il ouvre est nouveau
et modifie à ce point les perspectives spirituelles, que «le plus
grand prophète» qui l'ait précédé est dépassé par le plus petit dans
le royaume messianique (Mt 11:11,13). S'il envoie la première
mission des Douze aux Juifs seuls, c'est par méthode, non par
principe, car il a déjà annoncé, certainement au grand scandale des
pharisiens étroits, l'admission d'étrangers d'Orient et d'Occident
dans la félicité du royaume et leur fraternisation avec les ancêtres
du judaïsme, Abraham, Isaac et Jacob, tandis que «les fils du
royaume», qui le sont par la seule naissance mais non par le coeur et
la vie, en seront impitoyablement exclus (Mt 8:11 et suivant).
Matthieu conserve la parabole_ des vignerons, capitale à cet égard, et déjà
donnée par Marc mais il en accentue la conclusion condamnant les
dirigeants du judaïsme (Mt 21:43,46 parallèle Mr 12:12); il
y ajoute les paraboles non moins sévères des deux fils et du festin
des noces (Mt 21:28-32 22:1-14) et les terribles malédictions de
Jésus contre l'hypocrisie des chefs religieux officiels (Mt 23).
Finalement, le livre qui semble s'ouvrir dans l'horizon limité de la
pensée juive: «généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils
d'Abraham» (Mt 1:1), se ferme sur le programme d'évangélisation
sans bornes, dans l'espace et dans le temps: «...toutes les
nations...; tous les jours, jusqu'à la fin du monde», confié à ses
envoyés par le Christ ressuscité, qui désormais détient la
«toute-puissance dans le ciel et sur la terre» (Mt 28:18,20).
L'évangéliste est donc un croyant israélite qui a compris la
providentielle orientation de l'ancienne alliance, le rôle universel
destiné par Dieu au peuple élu comme serviteur de l'Éternel au milieu
des nations (Esa 49:6 etc.), la déchéance d'Israël, rebelle et
impuissant à remplir ce rôle de témoin consacré, et la valeur enfin
révélatrice et rénovatrice de la nouvelle alliance pour le salut de
l'humanité.

3° Évangile du Messie.

Matthieu a trouvé le titre de Fils de l'homme 14 fois dans Marc: il l'a
conservé partout et introduit 19 autres fois, sans doute à la suite
du recueil des Logia. Ce titre emprunté à Ézéchiel (Eze 2 ss) et
à Daniel (Da 7:13), et qui solidarise le Christ avec les hommes
tout en le mettant à part comme un exemplaire unique d'humanité, est
complété par celui de Fils de Dieu, que Matthieu cite aussi plus souvent
encore que Marc. Les Logia sans doute, sinon quelque autre source
commune, ont fourni à Matthieu comme à Luc la solennelle déclaration de
Jésus, identique chez l'un et l'autre, à propos de la révélation de
l'Évangile aux petits et de la connaissance réciproque du Père et du
Fils (Mt 11:23,27,Lu 10:21 et suivant); déclaration remarquable
en sa deuxième partie par son timbre «johannique», où apparaît pour
la première fois dans Matthieu la désignation de Dieu par ce titre: le
Père, (cf. Mt 24:36) exprimant ici une parenté unique entre
Jésus et Dieu: Dieu est le seul à connaître le Fils, son origine, sa
nature, son oeuvre, sa destinée humaine et divine, et Jésus est le
seul à connaître Dieu, l'Être souverain te! qu'il se manifeste par
l'Évangile que Jésus lui-même est en train de fonder parmi les
hommes, ce qui permet au Fils de leur révéler sa vraie nature
d'envoyé du ciel comme la vraie nature du Dieu qui l'envoie. Matthieu a été
le seul à faire valoir le sens du nom de Jésus (=Sauveur) en rapport
avec sa vocation (Mt 1:21) et à présenter ce Fils de Dieu
surnaturel sous le nom messianique d'Emmanuel =Dieu est avec nous
(Mt 1:23, citation de Esa 7:14). Les prophéties dont il
souligne l'accomplissement (comme nous l'avons vu) tout le long de
son évangile, sont en effet pour la plupart celles que la piété juive
considérait comme messianiques. La mission même de Jésus le Messie
est formulée par la magnifique devise déjà donnée par Marc: «Le Fils de
l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa
vie pour la rançon de plusieurs» (Mt 20:28 parallèle Mr
10:45); elle est pareillement décrite dans les trois synoptiques, à
partir de l'épisode du chemin de Césarée, comme la marche volontaire
vers le sacrifice de la Passion et de la mort violente: (Mt 16:
et suivant et parallèle) dans la deuxième partie de l'institution de
la Cène, Matthieu ajoute à Marc les derniers mots: «ceci est mon sang, le
sang de l'alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la
rémission des péchés
» (Mt 26:28 parallèle Mr 14:24),
précision qui fait allusion au séculaire système juif des sacrifices
expiatoires pour le péché (Le 6:6 etc.) et qui insiste sur le
caractère rédempteur de la mort du Messie. Voir Jésus-Christ (Noms et
titres de).

4° Evangile du Royaume.

Cette expression, qui s'applique fort bien à l'ouvrage de Matthieu, lui
est empruntée à lui-même (Mt 4:23 etc.). C'est en effet la
«bonne nouvelle du Royaume» qui fait le thème central de notre
évangile doctrinal: la venue du Royaume des cieux (Mt 4:17),
l'instauration du régime du service intégral de Dieu dans l'humanité
(voir Royaume de Dieu). Il est déjà en train de s'y établir (Mt
24:14), mais il ne se réalisera pleinement qu'au retour glorieux du
Fils de l'homme en qualité de Roi (Mt 25:31,34) - Ce retour
n'est appelé parousie (voir ce mot) que par Matthieu seul (Mt 24
3,27,37,39) dans les évangiles, mais c'est le terme même de tous
les auteurs d'épîtres dans le N.T. La venue royale du Fils de l'homme
semble promise à la génération même de Jésus: (Mt 16:28)
s'agit-il d'une prédiction imagée de la transfiguration, de la
résurrection ou de la Pentecôte? ce serait assez vraisemblable dans
la version des deux parallèles (Mr 9:1,Lu 9:27), mais
l'expression plus précise de Matthieu semble désigner l'avènement du
Seigneur, que sa rédaction du discours eschatologique place aussi,
par anticipation, «aussitôt» après la ruine juive (Mt 24:29 et
suivants
). Pourtant, Dieu seul connaît le jour et l'heure de cet
avènement (Mt 24:36). Alors, les apôtres jugeront, sous
l'autorité du Roi (Mt 19:28). Car un triage sera nécessaire: un
ennemi agit ici-bas contre les enfants du Royaume (Mt 13:28,39),
les hommes s'opposent à la Parole (Mt 13:18 et suivants); le
Royaume viendra donc lentement, mais sûrement (Mt 13:31,33), et
il est la seule valeur qui compte dans le monde (Mt 13:44-46);
d'ici le jugement (Mt 13:47,50), les disciples prêcheront
partout l'Évangile du Royaume (Mt 10:7 24:14). Leur société
visible sera l' «assemblée» du Christ: «mon assemblée», dit Jésus; en
grec ekklêsia-- Église (Mt 16:18 18:17). Ces deux textes
renferment les seules mentions de l'Église dans les évangiles; il est
caractéristique qu'elles appartiennent à celui des synoptiques qui
met en lumière la ruine de la théocratie juive, infidèle à l'ancienne
«assemblée de Jéhovah» (No 16:3 27:17). Les deux paroles du
Seigneur à propos de l'Église suggèrent la nécessité de principes
directeurs pour organiser la vie collective des croyants et assurer
son avenir. Les fils du Royaume (Mt 8:12) dans le sens
héréditaire, le peuple juif, l'ayant rejeté (Mt 21 32,42 22:7),
les vrais fils du Royaume, dans le sens spirituel (Mt 13:38),
seront les témoins de Jésus-Christ, un nouvel Israël, une nation
féconde (Mt 21:43), composée de gens de toute origine (Mt
8:11).

Leurs qualifications morales et religieuses sont exposées dans la
charte du Royaume, le discours sur la montagne, qui donne à Matthieu son
coloris particulier et son originalité profonde (ch. 5-7): les
béatitudes, ou l'état d'âme des sujets du Royaume (Mt 5:3-16);
leurs caractères, soit en contraste avec la tradition juive (Mt
5:17,48) et les pratiques juives (Mt 6:1,18), soit en
eux-mêmes, dans la recherche du Royaume et de la justice de
Dieu (Mt 6:19-7:11); la «règle d'or», ou le principe de conduite
de la justice et de l'amour: «tout ce que vous voulez que les hommes
vous fassent, faites-le-leur aussi vous-mêmes» (Mt 7:12);
l'appel au choix décisif entre deux chemins, deux portes, deux
arbres, deux maisons (Mt 7:13-27). C'est alors qu'on appartient
au Seigneur, qu'on est des siens: il a son Église (Mt
16:18), son Royaume (Mt 16:28), ses élus (Mt
24:31), ses anges (Mt 13:41), et il jugera les hommes sur
leur attitude envers les moindres de leurs frères, qui sont ses
frères et le représentent en personne (Mt 25:40). Il est le Roi:
si dans la parabole de Mt 22:2 le roi (parallèle du père dans
Lu 14:21) représente Dieu, et le fils est l'époux, comme dans la
parabole de Mt 25:1 et suivants, dans Mt 25:31,34 en tout
cas le Christ prend définitivement position de Roi, au nom de Dieu
son Père. Il est bien le Messie-Roi, annoncé aux Juifs, venu pour
tous les hommes (Mt 21:5 27:11,29,37,42), et finalement,
vainqueur de la mort, lançant la proclamation royale que tout
l'évangile de Matthieu, par ses actes et par ses paroles, avait
admirablement préparée (Mt 28:18-20).