MARC (évangile de) 1.

Dans l'ordre actuel des livres du N.T., cet évangile occupe la
seconde place, entre Matthieu et Luc les deux autres évangiles dits
synoptiques; mais on sait aujourd'hui, par l'étude méthodique de
leurs relations mutuelles, que Marc fut écrit le premier, puis utilisé
par Matthieu et par Luc où se retrouve presque tout son contenu (voir
Évangiles synoptiques, introduction générale aux articles
particuliers sur chacun de ces évangiles).

I Témoignages de la tradition.

1.

L'AUTEUR DE L'EVANGILE.

Le plus ancien témoignage connu à son sujet remonte à la préface de
l'ouvrage de Papias Explications des paroles du Seigneur (avant
150 ou même 140), telle que la cite Eusèbe près de deux siècles plus
tard (H.E., III, 39:3 et suivant). Papias dit qu'il avait
l'habitude de se renseigner auprès des «presbytres» (anciens) sur
leurs souvenirs des propos des disciples du Seigneur, et en
particulier des propos de deux disciples encore vivants du temps de
ces anciens, Aristion et Jean l'ancien; puis il déclare tenir de ce
dernier lui-même l'information suivante: «Marc, étant devenu
l'interprète de Pierre, écrivit exactement, quoique sans ordre, tout
ce que celui-ci se rappelait [ou: mentionnait] de ce qu'avait dit ou
avait fait le Christ.» Et Papias commente en ces termes l'information
de Jean: «Marc, en effet, n'avait pas entendu ni accompagné le
Seigneur; mais plus tard, comme je l'ai dit, il avait accompagné
Pierre. Celui-ci donnait son enseignement suivant les besoins, et non
point pour disposer avec ordre les paroles du Seigneur; de sorte que
Marc n'a nullement été fautif [ou: ne s'est pas trompé] en n'écrivant
ainsi que certaines choses, suivant ses souvenirs [ou: suivant les
mentions faites par Pierre]: son unique souci était de ne rien
omettre ni rien altérer de ce qu'il avait entendu.»

Cette déclaration capitale, en attribuant l'évangile à Marc
auditeur de Pierre, cadre bien avec les données biographiques du N.T.
sur Marc (voir Marc, parag. 2 à 8). Le Juif de Jérusalem Jean Marc,
successivement auxiliaire des deux missionnaires Paul et Pierre,
était évidemment apte à la tâche d' «interprète» (grec
herméneutês) telle qu'elle ressort des lignes de Papias: comme
Juif il possédait l'araméen, langue de l'apôtre galiléen Pierre, qui
n'était guère comprise à travers l'empire; mais ayant acquis de plus
une culture hellénique dont témoigne son surnom gréco-latin de Marc,
il pouvait traduire la prédication et les instructions de Pierre, et
par la suite les rédiger de mémoire en grec, la langue courante. Ces
circonstances, d'après Papias, justifient le rédacteur de deux
reproches: il ne prétendait point faire une oeuvre ordonnée,
c'est-à-dire sans doute systématique à la façon du 4 e évangile ou
peut-être du recueil des Logia ou Discours rédigé par Matthieu (qui a
disparu, fondu dans l'évangile de Matthieu), ni une oeuvre complète,
c'est-à-dire renfermant le contenu beaucoup plus riche de Matthieu ou de
Luc notamment de Luc qui avait eu, lui, pour objectif de raconter dans
l'ordre chronologique tout ce dont il avait pu contrôler
l'exactitude (Lu 1:3).

Ce témoignage se retrouve, en ses éléments essentiels, chez les
chefs de l'Église représentant les principales régions de la
chrétienté primitive.--Contemporain de Papias, Justin Martyr, à
Éphèse, dit que Christ changea le nom de Simon en celui de Pierre,
que c'est écrit «dans ses Mémoires», et qu'il surnomma aussi les fils
de Zébédée «Boanerges, c'est-à-dire fils du tonnerre» (Dial.
Tryph.,
106); ce dernier fait ne se trouve que dans Mr 3:17,
où il est aussi question du nouveau nom de Pierre, et il est fort
probable que par le terme «Mémoires», que Justin applique ailleurs
aux évangiles (Apol., 16 6, Dial., 103), il visait ici
l'évangile de Marc en qualité de «Mémoires de Pierre».--Avant 200,
témoignage d'Irénée, évêque de Lyon (Adv. Hoer., III, 1:1, cf.
10:6), cité aussi par Eusèbe (H.E., V, 8:2, 4): «Après leur
départ [=leur mort: celle de Paul et de Pierre], Marc, le disciple
et l'interprète de Pierre, nous a lui-même transmis par écrit ce que
Pierre avait prêché.»--Le canon de Muratori, notice retrouvée
incomplète (Rome, avant la fin du II° siècle), commence au cours
d'une phrase sans doute relative à Marc, qui aurait «établi certains
faits, après avoir assisté seulement à certains...» (on doit
suppléer: discours de Pierre, plutôt que: faits de la vie de
Jésus).--Vers 200, Clément d'Alexandrie développe la tradition venue
des «anciens» (Hypot., citation d'Eusèbe, H.E., VI, 14:5, 7):
«Pendant que Pierre à Rome prêchait et expliquait l'Évangile par
l'Esprit, ses nombreux auditeurs demandèrent à Marc qui, l'ayant
suivi depuis longtemps, se rappelait ses paroles, de mettre par écrit
ce qu'il avait dit. Pierre, l'ayant appris, ne chercha ni à l'en
empêcher ni à l'y décider.»--Origène (avant 250) dit que Marc, que
Pierre dans son épître appelle son «fils», (cf. 1Pi 5:13)
écrivit son évangile sur les instructions mêmes de l'apôtre (Eus.,
H.E., VI, 25:3, 6).--Vers la même époque, Tertullien à Carthage
l'appelle aussi «l'interprète de Pierre» (Adv. Marc, IV, 5);
Jérôme (fin du IV° siècle) suivra Papias et Clément d'Alexandrie (De Vir. M., S)

L'ensemble des témoignages est concordant; plusieurs se
contredisent sur le moment de la composition de l'évangile (après la
mort de l'apôtre, selon Irénée; de son vivant, pour les Pères
d'Alexandrie), mais cette divergence secondaire peut s'expliquer par
les déductions ou conjectures ultérieures de milieux divers, sur des
circonstances que la piété des fidèles aurait aimé préciser. L'accord
général demeure sur l'origine: Marc rédigea son évangile d'après la
prédication de Pierre entendue par lui. Cette tradition, en l'état
actuel de nos connaissances de critique externe, procède
principalement de Papias, auquel s'ajoute le témoignage indépendant
de Justin; nous aurons à voir dans quelle mesure elle est confirmée
par la critique interne de l'évangile, c'est-à-dire par l'examen de
son contenu et de ses caractères.

2.

L'AUTORITE DE L'EVANGILE.

Un document reconnu par les premières générations chrétiennes comme
conservant les souvenirs d'un des plus proches disciples de l'apôtre
Pierre a dû, pensera-t-on, se répandre bientôt dans les Églises et y
jouir d'un crédit exceptionnel. Telle ne fut pourtant pas la destinée
de notre évangile, qui semble être passé presque inaperçu dans la
théologie des premiers siècles. Sans doute, les immédiats successeurs
des apôtres préféraient aux écrits les accents de la tradition orale,
et il ne faut pas s'attendre à trouver des citations de Marc déjà dans
les ouvrages de Clément de Rome ou d'Ignace d'Antioche (vers 100);
mais même après eux, citations ou seulement allusions sont des plus
rares et souvent fort incertaines. On en a relevé chez Polycarpe,
l'épître pseudoclémentine, la Didachè, qui peuvent aussi bien ou même
mieux se rapporter à Matthieu, Luc ou à d'autres écrits disparus. Pourtant,
dans le Pasteur d'Hermas (vers 150), deux passages (Préc, 2:2;
Simil., 9 20) paraissent viser expressément le texte de Marc (Mr
3:29 10:23 et suivant) et non pas les parallèles de Matthieu ou Luc.
Justin, outre son allusion susmentionnée au surnom de Boanerges, dit
que Jésus passait pour le charpentier, ce qui ne peut guère s'appuyer
que sur Mr 6:3. Son disciple Tatien, qui compose le Diatessaron,
harmonie des 4 évangiles, consacre par là l'autorité de Marc à l'égal
des trois autres. Irénée insiste sur leur quatuor définitif, voulu de
Dieu; il cite fréquemment Marc en l'attribuant, comme on l'a vu, à
l'interprète de Pierre. Désormais, au point de vue formel, l'évangile
de Marc occupe dans les plus anciennes listes et versions des évangiles
et des livres du N.T. une place unanimement reconnue par les Églises
d'Orient et d'Occident; parmi les hérétiques, plus d'un chef de
secte, gnostique ou autre, le citait déjà au cours du II° siècle:
Héracléon, les Valentiniens, évangile de Pierre, Homélies Clémentines.
Son rattachement presque direct à Pierre lui avait gagné
l'acceptation générale. Il n'en demeure pas moins qu'au point de vue
de son contenu, le plus court et le moins doctrinal des évangiles fut
relativement négligé, sans doute pour ces deux motifs.

Au V e siècle, l'exégète Victor d'Antioche regrette, en regard de
nombreux commentaires sur Matthieu et sur Jean, et de quelques-uns sur Luc de
n'en pas connaître un seul sur Marc! L'attention s'était portée tout
d'abord sur Matthieu, tenu pour oeuvre d'apôtre, et considéré même par
Irénée comme plus ancien que Marc; celui-ci, beaucoup plus réduit, et
qu'on pouvait reconstituer presque entièrement avec Matthieu et Luc passa
bientôt pour un résumé du premier: ce devait être la célèbre théorie
d'Augustin (Mr abréviateur de Matthieu), erreur qui fausse encore
aujourd'hui les perspectives du problème synoptique, et qui éclipsa
de bonne heure la légitime autorité d'un écrit venu de l'apôtre
Pierre, par l'autorité d'un ouvrage plus volumineux attribué à
l'apôtre Matthieu et renfermant les enseignements du Seigneur
lui-même. Aussi, dans la plupart des groupements anciens, Marc
occupe-t-il la place relativement sacrifiée, soit juste après Matthieu
(ordre habituel) comme en étant l'abrégé, soit le 4 e ou plus
rarement le 3 e (ordre des manuscrits occidentaux). Les variations
mêmes de la symbolique chrétienne, qui lui assigna tour à tour les 4
emblèmes (voir Evangile, t. I, p. 384), trahissent les hésitations de
l'Église à lui reconnaître une personnalité définie. Le point de vue
quantitatif a fait méconnaître le qualitatif. La solution générale du
problème synoptique a opéré à cet égard un renversement complet, et
la valeur fondamentale de Marc est définitivement apparue comme celle
de la narration évangélique la plus primitive, la plus spontanée et
en général la moins remaniée, parce que la plus proche des faits.