JUGES (livre des)

Dans nos Bibles françaises, ce livre est le deuxième des livres dits
historiques, suivant immédiatement le livre de Josué. Il occupe
le même rang dans la Bible hébraïque, étant le second des Nebiim
richônim
(ou prophètes de la première série).

Titre.

Les Bibles hébraïques lui donnent le titre de chôfetim, traduit
dans les versions grecques par krital, c-à-d, juges, traduction
suivie par la Vulg, et toutes les autres versions; cette traduction
n'est pas heureuse et donne des notions fausses sur les personnages
dont l'ouvrage s'occupe. (Voir l'explication du mot à la fin du
présent article.)

Contenu et plan.

Ce livre contient l'histoire de la période s'étendant de la mort de
Josué à la naissance de Samuel. Il comprend trois parties nettement
séparées:

1.

Une sorte de prologue ou récit très sommaire de la conquête de
Canaan (Jug 1:1-2 6).

2.
L' histoire des juges, d'Othniel à Samson, partie
centrale qui constitue l'ouvrage proprement dit (Jug 2:6-16:31).

3.
Un appendice comprenant deux récits d'événements
particuliers survenus à cette époque: la migration des Danites et un
scandale à Guibéa (ch. 17-21).

Analyse critique.

I PROLOGUE (1- 2:5). Il se divise en deux fragments:

le ch. 1;

les cinq premiers voir du ch. 2.


1° CHAP. Jug 1.

Diverses notices concernant la période de la conquête, et
reproduisant des données tantôt identiques à celles de Jos., tantôt
complémentaires, tantôt contradictoires. Le début: «Après la mort de
Josué...» (verset 1) est contredit par Jug 2:6-9, où Josué est
encore vivant et où sa mort est racontée; cf. aussi Jos 15:13-19
et Jug 1:12-15. Donc, les faits racontés ch. 1 devraient être
reportés à l'époque de Josué, ou bien il faudrait supposer qu'ils ont
été antidatés dans ce livre. Mais il est plutôt probable que la
suscription originale portait «après la mort de Moïse » et que
cette correction est due à un rédacteur postérieur qui, trouvant les
récits de la conquête dans Jos., ne pouvait admettre que celle-ci fût
encore à faire.

C'est bien, en effet, en présence d'une conquête non encore
faite
que nous met le ch. 1. Qui partira le premier en campagne? Le
sort désigne Juda, qui s'adjoint Siméon et remporte la victoire sur
le roi de Jérusalem Adoni-Bézek (déformation évidente de Adoni-Tsédek
de Jos 10:1,15); la ville de Jérusalem est prise et brûlée
(verset 8), en contradiction avec v. 21 qui dit que les Jébusiens
habitants de cette ville n'en furent pas chassés. Aux verset 10 et
suivant
, Juda conquiert Hébron et Débir, donnée en désaccord avec v.
12 - 15, qui attribuent à Othniel la prise de Débir, et avec v. 20,
qui parle de Caleb comme conquérant de Hébron. Contradiction encore,
entre v. 18, qui parle de la conquête de trois villes philistines par
Juda, et v. 19, qui dit que cette tribu ne put chasser les habitants
de la plaine. Au verset 21, Benjamin ne peut chasser les Jébusiens de
Jérusalem, donnée déjà fournie (mais à propos de Juda) par Jos
15:63. Viennent ensuite: aux verset 22-26, la prise de Béthel par
la maison de Joseph; aux verset 27-33, la liste des villes non prises
par Manassé, Éphraïm, Zabulon, Asser et Nephthali; et, aux verset 34
et suivant, le refoulement de Dan dans la montagne par les Amoréens,
que plus tard la maison de Joseph assujettit à un tribut. Les données
de ce chap. 1 apparaissent donc assez confuses, contradictoires et
fragmentaires. Elles concernent surtout Juda, qui seul (à l'exception
de Joseph pour Béthel) fait des conquêtes. Après Juda, plus de tirage
au sort des tribus; nulle mention d'Issacar ni de Lévi; Benjamin même
(verset 21) doit être remplacé par Juda. (cf. Jos 15:63)

Le récit de la conquête, dans Jug 1, doit-il être mis en
opposition avec celui de Jos.? Faut-il donner la préférence au
premier sur le second? Les raisons suivantes s'y opposent:

Jug 1 ne donne pas de récit de la conquête
à proprement parler;

plusieurs de ses données sont identiques à celles
de Jos., ainsi: Jug 1:10-15,20 et Jos 15:13-19 Jug 1:27 et
Jos 17:11-13 Jug 1:29 et Jos 16:10 Jug 1:21 et Jos
15:63;

même ordre de tribus dans Jug et dans les tirages
au sort de Jos., Juda étant en tête avec les Calébites et les Kéniens;

Jug 1 apporte quelques données nouvelles
(anecdotes sur le roi de Jérusalem, v. 6 et suivant, et sur la prise
de Béthel, v. 24-26, etc.).

Les deux livres ont dû employer les mêmes sources. Mais, tandis
que, d'après Jug., les tribus partent isolément pour la conquête,
d'après Jos elles agissent toutes ensemble et se partagent le
pays après l'avoir conquis. Cette divergence est due au rédacteur
deutéronomique qui a fait un tableau d'ensemble de la conquête, en
trois campagnes, et par toutes les tribus réunies: il a dû, pour
cela, faire violence à ses sources, JE, qui ne connaissaient rien de
semblable. Ces sources ont servi pour Jos et pour Jug., mais ce
dernier s'est borné, pour le ch. 1, à leur emprunter de simples notes
très brèves sur la conquête.

2° CHAP. Jug 2:1,5. Reproches adressés par
l'ange de Jéhovah au peuple, dans une localité nommée Bokim. Ce
discours, qui n'a de lien ni avec le ch. 1 ni avec la suite du ch. 2,
est un hors-d'oeuvre parénétique dû à un rédacteur postérieur. La
localité inconnue de Bokim est, soit une déformation de Béthel (voir
LXX), soit la même localité, voisine de Béthel, où se trouvait le
chêne des pleurs (bâkoût; v. Allox-Bacuth), sous lequel fut
ensevelie la nourrice de Rébecca (Ge 35:8).

II HISTOIRE DES JUGES (Jug 2:6-16:31).

Les verset 6-9 du ch. 2, qui sont la reproduction textuelle de la fin
de Josué (Jos 24:28-31) le relient directement à ce livre dont
il doit être la continuation.

Dans une introduction d'un souffle élevé (Jug 2:10-3:6),
l'auteur veut dégager la signification religieuse des événements
qu'il va raconter, faire en quelque sorte la philosophie
historico-religieuse de la période des Juges. Comment était-il
possible, en effet, qu'après avoir enfin conquis et s'être partagé le
pays promis à leurs ancêtres, les enfants d'Israël, au lieu de jouir
d'une paix bien gagnée, aient dû combattre longtemps encore pour la
possession de ce sol sacré? Pourquoi Jéhovah a-t-il permis que son
peuple fût même assujetti parfois à ceux qu'il avait vaincus? On
avait déjà répondu que Jéhovah l'avait permis:

pour que les Israélites apprissent la guerre et
devinssent les soldats de Dieu (Jug 3:2),

pour mettre à l'épreuve la fidélité des
Israélites à son égard (Jug 2:22 3:1,4). Mais pour notre auteur,
la véritable explication est celle d'un châtiment. Le peuple élu a
désobéi, a été infidèle à son Dieu, et la punition annoncée par Josué
(Jos 23 et Jos 24) ne s'est pas fait attendre. Le destin
d'Israël est donc hé à son attitude à l'égard de Jéhovah.
L'abandonne-t-il pour adorer d'autres dieux? Aussitôt Jéhovah
l'abandonne à son tour et le livre à ses ennemis. Israël se repent-il
de sa conduite sous le coup de l'épreuve? Aussitôt Jéhovah vient à
son secours, suscite un héros qui le délivre de ses oppresseurs et
lui fait connaître les bienfaits de la paix jusqu'à sa mort. Mais, le
juge disparu, les mêmes infidélités se reproduisent qui déclenchent
les mêmes sanctions, lesquelles provoquent les mêmes repentirs suivis
des mêmes délivrances. La loi générale ainsi nettement
formulée (Jug 2:11,19), l'auteur passe aux histoires détaillées
des divers juges qui vont la justifier.

NOMBRE ET CLASSIFICATION DES JUGES.

Ils sont treize: Othniel, Éhud, Samgar, Débora, Gédéon, Abimélec,
Thola, Jaïr, Jephté, Ibtsan, Élon, Abdon et Samson. Mais il existe
entre eux de grandes différences. Une même formule inaugure les
histoires de six d'entre eux: Othniel, Éhud, Débora, Gédéon, Jephté
et Samson: «Les enfants d'Israël firent encore ce qui est mal aux
yeux de l'Éternel, qui les livra entre les mains de (Ici le nom de
l'oppresseur) pendant (durée de la sujétion)...; alors les enfants
d'Israël crièrent à l'Éternel, qui leur suscita un libérateur (Ici le
nom et l'histoire du juge).» Ces juges furent tous des chefs de
guerre, et l'on raconte de quelle façon ils remportèrent la victoire
sur l'oppresseur.

A côté de ces juges, que l'on a pris l'habitude d'appeler les
«grands juges», les notices qui sont consacrées aux autres sont très
succinctes et rédigées sur un autre plan: «Après lui (Il s'agit
du juge précédent) se leva (1ci le nom du nouveau juge). Il fut
juge en Israël pendant (1ci le nombre d'années). Puis il mourut et
fut enterré à...» On les appelle les «petits juges». De Thola, par
ex., il est dit qu'il se leva pour délivrer Israël, mais nous
ignorons de qui ou de quoi; et de Samgar, qu'il battit 600 Philistins
avec un aiguillon à boeufs; Jaïr eut trente fils montant trente
ânons, etc. Seul Abimélec, fils de Gédéon, a plus d'allure, mais loin
d'être un libérateur d'Israël, il fut un fratricide et un tyran.
Ainsi il y a deux classes de juges et il nous paraît évident que
l'ouvrage primitif, tel que l'avait conçu et rédigé l'auteur de
l'introduction, ne comprenait que les six grands juges.

Chronologie. D'après 1Ro 6:1, on évaluait à quatre cent
quatre-vingts ans la période s'étendant de la sortie d'Egypte à la
quatrième année du règne de Salomon. Ce chiffre, divisé par quarante
ans, durée d'une génération d'après les chronologistes bibliques,
représenterait douze générations, de la sortie d'Egypte à Salomon. Si
l'on compte une génération pour le séjour au désert, une pour Josué,
une pour Héli, une pour Samuel, une pour Saül, une pour David, on
arrive au total de six générations. Il en resterait donc six pour la
période des juges, ce qui correspond exactement aux six grands juges
dont trois sont d'ailleurs dits avoir jugé chacun durant quarante ans
(Othniel, Débora, Gédéon). Il est vrai que si l'on additionne tous
les chiffres figurant dans le texte, soit pour les grands juges
(périodes d'oppression et périodes de paix), soit pour les petits
juges, on arrive à quatre cent dix ans pour cette période. On a
remarqué que le total des années attribuées aux cinq petits juges,
Thola, Jaïr, Ibtsan, Élon et Abdon, était le même, à une unité près,
que celui des cinq périodes d'oppression: Araméens (Jug 3:8),
Moabites (Jug 3:14), Cananéens (Jug 4:3),
Madianites (Jug 6:1) et Ammonites (Jug 10:8). On en a tiré
la conclusion que ces cinq juges avaient été ajoutés pour combler les
interrègnes. Cette observation et d'autres montrent le caractère
artificiel de tous ces chiffres. Il nous paraît donc tout à fait vain
de tenir compte de cette chronologie, sauf à titre de renseignement
sur la formation littéraire du livre des Juges.

Les petits juges. On a supposé qu'ils ont été ajoutés aux grands
pour assurer le total de douze, correspondant aux douze tribus
d'Israël. Pourquoi sont-ils sept? Parce qu'Abimélec parut, par la
suite, indigne d'être rangé parmi les libérateurs d'Israël; il fut
donc écarté, et, pour le remplacer, on imagina le personnage de
Samgar, fils d'Anath (Jug 3:31), dont le nom est mentionné dans
le Cantique de Débora (Jug 5:6) où il fait figure d'oppresseur.
Il y a donc eu méprise. Le caractère tardif de l'introduction de
Samgar est encore établi par les variantes des versions grecques,
dont plusieurs manuscrits ont inséré la notice le concernant après
Jug 16:31, soit à la fin de l'histoire de Samson.

Nous ne croyons pas que les petits juges aient été ajoutés pour
arriver au total de douze. Il serait logique, en effet, que, dans ce
cas, chaque juge appartînt à une tribu différente. Or tel n'est pas
le cas, et nous sommes dans l'incertitude à ce sujet pour la plupart
d'entre eux. En outre, ils se succèdent sans interruption comme dans
une liste généalogique. Ne faut-il pas voir là l'indication que leurs
noms sont les vestiges d'une liste complète de juges inspirée par de
tout autres préoccupations que celles de l'auteur du livre, et fondée
sur d'autres renseignements? (cf. les généalogies de P dans le Pent.).

Othniel (Jug 3:7,11). C'est l'histoire-type, répondant
pleinement à la conception de l'auteur de l'introduction. Mais elle
revêt un caractère assez artificiel et l'on est enclin à douter de
l'historicité des maigres données qu'elle contient.

Ehud (Jug 3:11,30). Ce récit est vivant et présente tous les
caractères de l'authenticité. Glorifiant le héros benjamite, il
célèbre un haut fait guerrier qui n'a rien de spécifiquement
religieux ni même moral. Plusieurs commentateurs pensent qu'il est la
combinaison de deux sources. D'après l'une d'elles, Éhud aurait
demandé publiquement une audience privée au roi de Moab, au moment de
la remise du tribut (Jug 3:18, 19b). D'après l'autre, Éhud,
après avoir accompagné ses gens sur le chemin du retour, serait
revenu seul et aurait pénétré directement dans l'appartement royal
privé, où le roi se trouvait seul, et aurait prétexté avoir un oracle
de Dieu à prononcer (Jug 3:19,20), au lieu d'un secret à
dire (Jug 3 19 b). D'après une des sources encore, le roi aurait
eu sa résidence sur la rive gauche du Jourdain (Jug 3 19 a);
d'après l'autre, sur la rive droite (Jug 3:28). Aucune de ces
observations n'est absolument concluante. Tout ce que l'on peut
accorder, à notre avis, c'est un peu de désordre dans le texte et le
manque de précision pour certains détails.

Débora (Jug 4-5). L'histoire de Débora (voir ce mot) a été
transmise sous deux formes distinctes: un récit en prose (Jug 4)
et un poème lyrique, peut-être contemporain des|événements (Jug
5). Les différences entre le poème et le récit du ch. 4 sont les
suivantes:

(a) Chap. 5. Débora est une voyante qui appelle aux
armes le chef Barak, de Nephthali. Au cours de la bataille livrée par
quelques tribus à la ligue des rois cananéens de la plaine de
Jizréel, Jéhovah vient au secours de son peuple: un violent orage
éclate, le Kison déborde et jette le désordre dans l'armée ennemie.
Le chef de la ligue cananéenne, le roi Sisera, dans sa fuite, est
assommé par une femme kénienne, Jaël (voir ce mot), à laquelle il
avait demandé à boire. Malgré les détériorations qui rendent très
obscur le texte de cet antique poème, il est d'une grande valeur pour
faire connaître la période des Juges,

(b) Chap. 4. Ici Débora exerce les fonctions de juge
(et peut-être d'oracle) sous un palmier qui a gardé son nom. Elle
transmet à Barak l'ordre divin de se rendre au Thabor avec les
guerriers de Zabulon et Nephthali. L'armée cananéenne est aux bords
du Kison, commandée par le général en chef des troupes ennemies,
Sisera, qui paraîtra seul dans le cours du récit, bien que le chef
des oppresseurs ait été Jabin roi de Hatsor. Sisera est tué par Jaël,
dans la tente où il s'était réfugié. Le lieu du combat n'est pas
indiqué, et le texte ne relève pas la nature de l'intervention
divine. Il a dû y avoir, dans ce chap., un mélange des deux
traditions et la mention intempestive de Jabin serait due au
rédacteur théoricien de l'histoire des Juges. La tradition relative à
Jabin se retrouverait dans la mention du Thabor et dans quelques
autres divergences.

Gédéon (Jug 6-8). Pour délivrer son peuple des hordes madianites
qui viennent chaque année piller son territoire, Jéhovah lui suscite
un libérateur, Gédéon (voir ce mot), de la tribu de Manassé-Ouest.
Celui-ci, devenu un zélateur jéhoviste, remporte, grâce à une ruse de
guerre, une victoire décisive sur les Madianites; les Éphraïmites,
alertés par lui, s'emparent des deux rois ennemis, Oreb et Zéeb, et
les tuent aux bords du Jourdain. La campagne semble devoir être
terminée par ce fait d'armes. Mais, dès Jug 8:4, on retrouve
Gédéon poursuivant, au delà du Jourdain, deux autres rois madianites,
Zébach et Tsalmuna, et les tuant de sa main, après leur avoir fait
avouer le meurtre de ses frères. Il y a là évidemment le reste d'une
tout autre histoire: le théâtre de la lutte est différent, les noms
des rois aussi; et ici, Gédéon s'est mis à la poursuite des
Madianites, non pour obéir à un ordre divin, mais pour venger le
meurtre de ses frères. Le premier récit (Jug 6:11-8 3) contient
des répétitions et anomalies qui, pour plusieurs critiques,
proviendraient de la combinaison de deux sources, et qui nous
semblent être le résultat de nombreuses amplifications et
interpolations. Sous sa forme primitive, le premier récit pourrait se
reconstituer comme suit: Jug 6:2,5,33 7:1,11-22,24 8:1-3. La
théophanie du début (Jug 6:11 et suivants), le renversement de
l'autel de Baal, le signe miraculeux de la rosée, la grande armée
réduite à 300 hommes par de curieux procédés de triage, sont des
adjonctions, peut-être très anciennes pour quelques-unes, au texte
primitif. Du chef guerrier au caractère rude, même cruel et
énergique, tel que Gédéon nous apparaissait dans la teneur primitive
du premier et du second récit, ces adjonctions ont fait un chef
essentiellement religieux, un disciple des prophètes des VIII e et
VII e siècles. Si son histoire a de cette manière gagné une valeur
religieuse, elle a, par contre, moins de valeur historique. Cette
tendance édifiante se retrouve dans la fin de l'histoire de
Gédéon (Jug 8:22,35). A la suite de sa victoire, les Manassites
(et non tous les Israélites) lui offrirent la royauté sur leur tribu,
pour lui et pour ses fils. Il refusa (verset 23), prétextant que
Jéhovah seul devait dominer sur eux. Or, cette affirmation est
contraire aux faits relatés Jug 8:24-27,30-32,35 9:2,6,
lesquels montrent que Gédéon accepta et établit sa cour à Ophra. Avec
le butin d'anneaux d'or pris aux Madianites et que tous lui remirent
sur sa demande, il fit confectionner un éphod, emblème divin,
représentant Jéhovah ou consacré à Baal, et qui devint l'objet d'un
culte idolâtrique du peuple. L'histoire de Gédéon se compose donc de
deux récits successifs relatifs à des événements différents. Le
premier de ces récits a été transformé en histoire sainte.

Abimélec (Jug 9:1,57). Cette histoire, suite immédiate de
celle de Gédéon dont Abimélec fut un fils naturel, raconte comment
prit fin tragiquement la royauté fondée par Gédéon. Le texte en est
parfois obscur, mais le récit a une grande valeur pour nous, car il
fournit des renseignements de première main sur les moeurs et les
sentiments de cette époque, sur les relations existant entre les
Israélites et les habitants du pays. Il fut écarté à très juste titre
par l'auteur de l'histoire des Juges, car Abimélec ne combattit
aucun ennemi d'Israël et sa mort fut le châtiment de ses crimes. Mais
plus tard on jugea l'histoire d'Abimélec digne d'être recueillie,
soit parce que, ayant succédé à Gédéon sur le trône de Sichem,
Abimélec ne pouvait tomber dans l'oubli et que sa place était marquée
dans la série de ceux qui avaient jugé Israël, soit parce que son
histoire démontrait les conséquences tragiques de l'infidélité de
Gédéon érigeant un éphod à Ophra, soit peut-être surtout parce
qu'elle contient une critique mordante de la royauté: voir la fable
de Jotham sur les arbres qui cherchent un roi (Jug 9:8,15).

Jephté (Jug 10:6-12:7). L'histoire de Jephté (voir ce mot)
est précédée d'une longue introduction développant la thèse de
l'auteur du livre, et ne commence qu'à Jug 10:17. Les Galaadites
dirigent une campagne victorieuse contre les Moabites (et non
Ammonites, comme dit le texte actuel, ce qui rend toute l'histoire
incompréhensible) qui avaient tenté de reconquérir Galaad, autrefois
habité par eux avant l'arrivée des Israélites et sur lequel ils
prétendaient faire valoir des droits historiques. Les Gadites,
occupants de Galaad, font appel à un chef de bandes du pays de Tob en
Basan, Jephté, qui avait été autrefois chassé par son clan. Celui-ci
n'accepta qu'à condition de devenir le chef (probablement le roi) de
la tribu (Jug 11:9,11). Après de longs pourparlers, Jephté
attaqua les envahisseurs et les rejeta dans leurs frontières, mais
ces combats ne sont point relatés. A ce récit principal en sont
ajoutés deux autres, dont le caractère semble légendaire:

Le voeu de Jephté (Jug 11:30-40), qui aurait
promis à Dieu, s'il revenait victorieux, de lui offrir en sacrifice
le premier être humain qui sortirait de sa maison. A son retour, sa
fille unique vient au-devant de lui en dansant. Désolation du père
imprudent, acceptation résignée de la victime, qui pleure deux mois
sa virginité avant d'être sacrifiée.

Un conflit de Jephté avec les
Éphraïmites (Jug 12:1,6); ceux-ci lui auraient reproché vivement
de ne pas avoir fait appel à leur concours et l'auraient attaqué.
Mais battus par Jephté, ils auraient perdu le chiffre fantastique de
42.000 hommes!

Samson (Jug 13-16). L'histoire de Samson (voir ce mot) est très
différente de celle des autres juges. Elle conte les exploits plus ou
moins légendaires d'un héros danite contre les Philistins, succession
d'anecdotes originairement indépendantes et qu'on s'est efforcé de
relier les unes aux autres pour en faire une histoire suivie. Les
hauts faits de Samson montrent en lui un personnage d'une force
herculéenne, d'un courage intrépide, d'un esprit vindicatif et rusé,
et d'appétits très charnels; il n'est point chef de guerre et n'a
rien d'un héros religieux, ni dans ses sentiments, ni dans ses
actes.

--Or, au début de son histoire, se trouve un récit religieux
relatif aux circonstances de sa naissance. L'ange de Dieu apparut un
jour à sa mère, affligée de stérilité, et lui annonça un fils qui
devrait être consacré à Jéhovah. Au moment où le futur père offrait
un sacrifice d'actions de grâces au messager divin, une flamme
s'éleva du rocher et l'ange disparut avec elle. Ce prélude de
l'histoire de Samson apparaît comme une préface destinée à lui donner
une signification religieuse. La même préoccupation se manifeste dans
la tentative de terminer l'histoire de l'Hercule hébreu avant ses
aventures avec Dalila et en laissant ignorer la capture et la mort
d'un juge d'Israël devenu esclave des Philistins. (voir Jug
15:20)

III APPENDICE (17-21).

A la suite des histoires des juges se trouvent deux récits que l'on
considère comme des appendices, car ils n'ont d'autre lien avec ce
qui précède que d'être relatifs à la même période pré-royale.

Origines du sanctuaire de Dan .
(Jug 17 Jug 18) Nous savons par Jos 19:47 que la tribu de Dan, fixée
d'abord dans la région O. de Jérusalem, fut contrainte par les
Philistins de se chercher un autre habitat et qu'elle le trouva à
l'extrémité N. de la Palestine. Le sanctuaire de Dan joua un grand
rôle dans l'histoire subséquente d'Israël. Le récit narre les
origines de ce sanctuaire et du clergé qui le desservait. La statue
d'argent avait été dérobée au sanctuaire privé d'un Éphraïmite, au
cours de la migration des Danites, et le Lévite, descendant direct de
Moïse, (Jug 18:30), il faut lire Moïse au lieu de Manassé qui
était le prêtre de ce sanctuaire, fut enlevé avec les
objets sacrés dont il était le gardien. Ce récit tout à fait
archaïque a subi très peu de retouches, mais il doit être le résultat
de la combinaison de deux sources parallèles, certains faits étant
répétés deux fois dans le texte ou attribués à des personnes
différentes (cf. Jug 17:3,4 17:4,5 18:17,18 et Jug
18:19,20). D'autre part les deux récits ont été si bien amalgamés
qu'il est impossible de les reconstituer et que l'ensemble de la
narration donne une impression de forte unité.

Le scandale de Guibéa (Jug 19-21). Tout au
contraire du précédent, ce récit donne l'impression d'être
fantaisiste et légendaire. Un lévite accompagné d'une femme passe la
nuit à Guibéa de Benjamin. Assailli par les ignobles habitants de
cette localité, il leur livre sa femme, qu'ils font mourir. A l'ouïe
de ce crime, toutes les tribus israélites se lèvent comme un seul
homme pour châtier la tribu coupable. Les Israélites finissent par
remporter une victoire si complète que seuls 600 Benjamites survivent
du massacre de leur tribu. Les chefs israélites décident de faire
revivre la tribu coupable en procurant des épouses aux 600
survivants. Une attaque contre la ville de Jabès en Galaad permet de
s'en procurer 400. Pour les 200 manquantes, on autorise les
Benjamites à les enlever parmi celles qui prendront part à la fête
annuelle de Silo.

Tout est invraisemblable dans ce récit. Les chiffres donnés sont
d'une exagération fantastique. A elle seule l'armée benjamite compte
25.600 hommes, les autres tribus en alignent 400.000 Dans les
premiers combats, l'armée israélite perd 22.000+18.000, soit 40.000
hommes, tandis que l'armée benjamite n'en perd pas un seul. Le
troisième jour, 25.000 Benjamites périssent et seulement 30
Israélites! La guerre contre Jabès reproduit en partie celle contre
les Madianites à l'époque de Moïse (No 31) et le nombre des
guerriers (12.000) est identique. Comp, aussi, dans Jug
19:22-26 et Ge 19:4-10,Jug 19:29 et suivant et 1Sa
11:6 et suivant, des faits analogues.

Nous avons donc affaire à une composition arbitraire fondée
vraisemblablement sur un fait historique dont le souvenir précis
s'est perdu. Plusieurs commentateurs distinguent deux sources
parallèles dans ce récit, tandis que d'autres estiment que les
divergences que présente la narration actuelle sont simplement le
résultat d'adjonctions et de corrections successives.

Auteur.

Le livre des Juges est une oeuvre composite sans nom d'auteur. La
partie centrale (l'histoire des six grands juges) a été
vraisemblablement rédigée par un écrivain de l'école deutéronomiste,
ainsi que le montre l'étroite parenté d'esprit et de langage entre le
Deut., l'introduction et les formules par lesquelles débute chacune
de ces histoires. Mais cet ouvrage a été complété et retouché par des
écrivains postérieurs qui ont ajouté les petits juges, les appendices
et le prélude. Ce travail de retouche s'est poursuivi jusqu'au moment
de la traduction des LXX, ainsi qu'en témoignent les hésitations sur
la place à assigner à Samgar et d'autres variantes de cette
traduction qui donnent un texte meilleur que celui de la Bible
hébraïque

Sources.

C'est une erreur de vouloir retrouver, dans les histoires des Juges,
les quatre documents: J, E, D, P, qui ont servi à la rédaction du
Pent. et de Jos.; ces histoires sont indépendantes les unes des
autres et d'origines diverses: ce sont tantôt des traditions
conservées dans certaines tribus, tantôt des traditions locales. De
là leur grande valeur historique et leur cachet archaïque si marqué.
Transmises longtemps oralement, elles n'ont pas été, quelques-unes
tout au moins, sans subir des modifications avant d'être recueillies
par écrit (voir en particulier les histoires de Gédéon, de Jephté et
de Samson). Furent-elles recueillies dans quelque ouvrage d'ensemble
avant d'être mises en oeuvre par l'auteur deutéronomiste? Il n'est
guère possible de répondre à cette question.

Quant au prélude, il appartient au document JE. Les notices sur les
petits juges ont pu être extraites du document P. Des deux
appendices, le premier reproduit une tradition très ancienne, le
second est une composition hagiographique du plus mauvais goût dont
nous ignorons l'auteur, appartenant certainement à la basse époque.

Date.

La variété des sources ne permet pas de leur fixer une date commune.
L'ouvrage deutéronomiste qui groupe les histoires des grands juges a
dû être rédigé au cours du VIII e siècle av. J.-C, donc
antérieurement au Pent., car il témoigne d'un grand respect pour les
traditions recueillies, même lorsqu'elles ne cadrent pas avec ses
propres sentiments. Le livre, tel que nous le possédons, doit dater
de l'époque postexilique sans que nous puissions préciser davantage.

Qu'étaient les Juges?

Nous avons dit au début de cet article que la traduction de l'hébreu
chofetim par le terme de juge n'est pas heureuse. L'histoire
des chofetim montre clairement qu'ils n'avaient rien de commun
avec des juges occidentaux. Ce furent des chefs improvisés en quelque
sorte, qui, par leur ascendant personnel, entraînèrent leur tribu ou
seulement leur clan au combat contre l'ennemi du moment. La victoire
remportée, ils exercèrent ensuite un pouvoir suprême restreint sur
leur tribu ou la région de leur habitat, en vertu du prestige acquis
par cette victoire. Fils de leurs oeuvres, leur pouvoir ne s'étant
jamais étendu à l'ensemble du peuple d'Israël, et, à l'exception de
Gédéon, n'ayant jamais été transmis à aucun héritier, ils furent
désignés, faute de mieux, par le terme de chofetim. Les villes
phéniciennes, Carthage en particulier, appelaient suffètes (ce
qui est exactement le même mot) leurs magistrats temporaires élus.
Les chofetim étaient donc de petits souverains temporaires.
L'exercice de la justice étant considéré en Orient comme une
prérogative du souverain, le chôfet était l'arbitre des conflits
particuliers. Après l'établissement de la royauté en Israël, les
fonctionnaires chargés par les rois d'appliquer les lois furent
appelés chofetim, d'où naquit la méprise des traducteurs. Il
serait donc plus exact de traduire les chofetim du livre par libérateurs

Valeur historique et religieuse.

De tout ce qui a été dit précédemment, il ressort que la valeur
historique du livre est considérable. Il renferme des documents
uniques, d'une valeur inappréciable pour la connaissance de l'ancien
Israël, au premier rang desquels figure le Cantique de Débora, perle
de tout le livre. La valeur religieuse est moins évidente à première
vue, surtout si l'on fait abstraction de la belle thèse de l'écrivain
deutéronomiste. Et pourtant elle n'est pas à dédaigner. Certes les
juges sont loin de nous donner l'exemple des vertus évangéliques, et
nous nous demandons à bon droit si leur coeur n'était point partagé
entre Jéhovah et Baal. Dans leur infériorité morale et religieuse,
ils ont cependant rendu possible et préparé la venue des prophètes et
celle de Jésus-Christ. Par eux, par leur action guerrière, Israël, le
peuple élu, s'est affirmé, a assuré son avenir gros de tant de
richesses religieuses. Lorsque les tribus israélites prirent pied sur
le sol palestinien, les Cananéens leur étaient singulièrement
supérieurs en civilisation et en connaissances religieuses
cultuelles. A vues humaines, elles devaient être promptement
assimilées et absorbées; et cependant, tel ne fut point leur sort.
Les juges furent les bons ouvriers qui par leurs combats
travaillèrent à l'édification de la nation. Assurer la victoire des
Israélites, c'était assurer celle de Jéhovah sur le tentateur et le
séducteur Baal. C'était au nom de Jéhovah, c'était pour sauver son
honneur atteint par l'humiliation de son peuple, que l'on partait en
guerre. Son esprit s'emparait du chef qui appelait aux armes et
décuplait son courage et ses forces; une intense ferveur religieuse
s'emparait des combattants et décidait de la victoire. Baal le
Cananéen avait passé à l'arrière-plan. Les juges qui sonnaient de la
trompette pour appeler à la guerre sainte provoquaient donc bien un
réveil religieux et renversaient, symboliquement et effectivement,
les images de Baal pour les remplacer par celles de Jéhovah.

Il avait donc raison, l'écrivain deutéronomiste, lorsqu'il
affirmait que chaque fois qu'Israël abandonnait Jéhovah, commençait
une ère d'affaiblissement national et que, lorsqu'il retournait à
Jéhovah, il s'ensuivait un redressement! Il avait raison lorsqu'il
prétendait que, tout peuple élu qu'il fût, Israël n'en était pas
moins tenu d'être fidèle à ses engagements, sous peine de perdre son
élection! La valeur religieuse du livre est là, dans cette vue élevée
des choses, dans cette profonde philosophie de l'histoire.

ALB. S.
BIBLIOGRAPHIE

--A. Westphal, Jéhovah

--Père J. Lagrange, Le livre des Juges, Paris, Gabalda 1903.

--L. Gautier, Introd, à l'A.T., t. I

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(dans Les Étapes de la Révélation en Israël), Saint-Biaise, Foyer solidariste, 1908.

--G.F. Moore, Judges (ICC)

--Coole, The Book of Judges (Cambridge Bible), 1913.

--Burney, The Book of Judges, London 1918.

--A. Lods, Israël I, Paris 1930.