JUDAS ISCARIOTE
Fils d'un certain Simon (Jn 6:71 13:26), originaire de Kerioth,
petite ville du S. de la Judée (Iscariote signifie: l'homme de
Kerioth), l'un des Douze, nommé le dernier dans la liste des apôtres
avec l'indication infamante de son crime (Mt 10:4,Mr 3:19,Lu
6:16).
La trahison de Judas a toujours été un scandale pour la conscience
chrétienne, une énigme que l'on a essayé de déchiffrer, mais qui
reste, par bien des côtés, insoluble.
On connaît l'explication traditionnelle d'un Judas prédestiné à
trahir Jésus, explication dont nous trouvons déjà une ébauche chez
les premiers chrétiens (Ac 1:16-20). Il fallait, pour que Jésus
mourût sur la croix, qu'il fût livré à ses ennemis par un traître.
Judas a été l'instrument choisi pour accomplir ce forfait. S'il en
était ainsi, Judas ne serait plus qu'une pauvre victime tenant son
rôle nécessaire dans un drame dont tous les moindres détails étaient
fixés d'avance!
Ce n'est pas dans la perspective d'une théorie dogmatique
quelconque, mais c'est sur le plan des réalités historiques, où
intervient sans doute un certain déterminisme, mais où joue aussi la
liberté avec tous ses accidents, que nous devons placer Judas pour
essayer de comprendre les mobiles de son forfait. L'évangile selon
saint Jean nous le présente comme un avare et un voleur (Jn
12:6). Certes, sa cupidité put trouver son compte dans l'ignoble
marché qu'il fit avec les ennemis de Jésus; mais, à elle seule, elle
ne peut expliquer l'idée même de la trahison, d'autant moins que les
textes, ici, ne concordent pas entièrement.
Matthieu nous le montre allant trouver les chefs des prêtres et
leur disant: «Que voulez-vous me donner? Je vous le
livrerai...» (Mt 26:15).
Dans Marc et dans Luc, il ne demande rien, ce sont les ennemis
qui lui promettent de l'argent (Mr 14:10-11,Lu 22:3,6).
Une passion autrement plus active que l'avarice a dû pousser
Judas à la trahison: nous voulons parler de l'ambition. Cette
ambition pouvait trouver facilement un aliment dans les idées
messianiques que Judas avait en commun avec tous ses contemporains, y
compris les disciples de Jésus. Tous, en effet, attendaient un Messie
puissant et glorieux qui, chassant les Romains, restaurerait dans
toute sa splendeur l'antique royauté de David.
Judas, voyant en Jésus le Messie attendu, se décida à le suivre
dans l'espoir de récolter richesses et honneurs. Quand le Maître,
après la multiplication des pains, s'efforça de dissiper cette
illusion d'un messianisme terrestre, tous les disciples durent
éprouver une grande déception. Nous savons même qu'un bon nombre
d'entre eux le quittèrent (Jn 6:66). Les apôtres lui demeurèrent
fidèles, ne comprenant certainement pas où il voulait les mener, mais
gardant intacte leur confiance en lui. Pourquoi Judas resta-t-il avec
eux? Nous l'ignorons. Il aurait dû, lui aussi, semble-t-il,
abandonner Jésus, d'autant plus que celui-ci lui en offrait
clairement la possibilité. Il ne put probablement pas se résoudre à
renoncer ainsi à ses rêves ambitieux, espérant encore que Jésus
reviendrait sur sa décision et finirait par accepter d'être le roi
d'Israël. Désormais, il va s'enfoncer dans le mensonge car,
continuant à faire partie du cercle des Douze, il a l'air de suivre
le Maître sur le chemin du sacrifice alors que, chaque jour, il
s'éloigne davantage de lui. Plus il le voit renoncer volontairement
au triomphe et à la gloire terrestres, plus il amasse dans son coeur
des sentiments de dépit, d'irritation et de rancune.
Il faut tenir compte ici de ce déterminisme moral--autrement plus
certain qu'une nécessité externe--en vertu duquel l'homme qui se met
volontairement dans une situation fausse est amené, par une logique
inexorable, à admettre la possibilité d'un acte qui, au début, lui
eût paru monstrueux. Judas, qui n'a peut-être jamais eu consciemment
l'idée de trahir son Maître, est pourtant mûr pour la trahison: il
est à la merci du moindre événement extérieur. D'après l'évangile
selon saint Matthieu, c'est l'incident de Béthanie qui le précipite
dans le crime. Furieux de voir Jésus approuver le geste de Marie et
montrer ainsi, une fois de plus, une telle incompréhension des
réalités matérielles, il tourne contre lui son ambition déçue et sa
cupidité et va s'entendre avec les chefs des prêtres pour le leur
livrer (Mt 26:6,16, cf. Jn 12:1,8). La décision a dû être
soudaine, provoquée par une inspiration vraiment diabolique. Luc nous
dit: «Ce fut alors que Satan entra dans Judas surnommé l'Iscariote»
(Lu 22:3, cf. Jn 13:2). Il faut bien que Judas ait été
frappé d'aveuglement moral pour avoir pu se rendre dans la chambre
haute et prendre place à la même table que Jésus, alors qu'il avait
déjà vendu son Maître et touché le prix de la trahison. Et que dire
de son inconscience quand, quelques heures plus tard, dans le jardin
de Gethsémané, il livre Jésus par un baiser? (Mt 26:48 et
suivant, Mr 14:44 et suivant, Lu 22:47).
Une autre question troublante se pose à nous: comment Jésus a-t-il
pu choisir comme apôtre un tel homme? Ayant écarté l'idée d'une
prédestination de Judas à la trahison, nous écartons aussi l'idée
d'une prescience que, dès le début, Jésus aurait eue de cette
trahison. Si la liberté est réelle, elle implique la possibilité
d'actes contingents et imprévisibles. Est-ce à dire que le Maître
n'ait pas su qui était Judas et ce qu'il était capable de faire? La
clairvoyance dont il a fait preuve dans bien d'autres cas (ex.: Jn
1:47 et suivant Jn 2:24 et suivant) nous permet d'affirmer
qu'il a lu dans le coeur de Judas comme dans celui des autres
apôtres: chez lui comme chez eux, il a découvert l'attrait du bien et
les sollicitations du mal, les penchants opposés, les forces
antagonistes, tout ce qui fait de l'homme un être contradictoire
capable de devenir un saint ou un démon. Et il a fait crédit à Judas
comme à Pierre, comme à n'importe lequel de ceux qu'il a appelés à le
suivre. Que cette confiance impliquât un risque, il le savait le tout
premier. Aussi avons-nous le droit de penser qu'il entoura Judas
d'une sollicitude toute particulière et que son amour vigilant ne le
laissa pas seul en face de la tentation.
Voyant avec douleur les progrès de la passion dans le coeur de son
disciple, c'est surtout pour lui qu'il parle quand, au moment de la
crise de foi en Galilée, il dit aux Douze: «Et vous, ne voulez-vous
pas aussi vous en aller?» (Jn 6:66,71). Quel solennel
avertissement il fait aussi entendre lorsque, dans la chambre haute,
il montre clairement à Judas qu'il a percé à jour ses desseins, qu'il
connaît sa trahison (Mt 26:20-25,Mr 14:17,21,Lu 22:21-23,Jn
13:21-30). Et quand, dans le jardin de Gethsémané, le traître
s'approche de lui pour le livrer, il fait encore appel à sa
conscience, non pour empêcher le crime--il est consommé--mais pour
tâcher d'éveiller le repentir: «Mon ami, pourquoi es-tu ici?» (Mt
26:60).
Nous ignorons ce que Judas a fait après l'arrestation et où il est
allé; mais il a dû emporter, enfoncée comme une flèche dans son
coeur, cette dernière parole de son Maître. Quel changement, quand
nous le retrouvons le lendemain matin! Jésus a atteint son but: la
conscience a parlé, le repentir est venu. «Voyant que Jésus était
condamné, Judas qui l'avait trahi se repentit et rapporta les trente
pièces d'argent aux chefs des prêtres et aux anciens. Il leur dit:
J'ai péché en livrant un sang innocent» (Mt 27:3 et suivant). On
traduit souvent: «Judas fut pris de remords» et on oppose ce remords
de Judas, qui le mène au suicide, au repentir de Pierre, qui le
conduit au salut. Mais cette traduction est inexacte et cette
interprétation tendancieuse. Le verbe métamê-lesthaï signifie ici
comme dans d'autres passages: se repentir. (cf. Mt 21:30,32) Le
récit nous montre chez Judas le sentiment du péché, la confession du
péché et la volonté de réparation. Or, n'avons-nous pas là les traits
caractéristiques du véritable repentir? Repoussé par les chefs des
prêtres qui lui répondent avec une ironie féroce: «Que nous importe?
C'est ton affaire», Judas, en proie au désespoir, jette dans le
Temple les pièces d'argent et va se pendre. La somme ainsi abandonnée
servira à l'achat d'un terrain, le «Champ du Potier», pour la
sépulture des étrangers (Mt 27:5,10). Telle est la narration de
Matthieu.
Le livre des Actes des Apôtres nous raconte autrement la fin de
Judas (voir Aceldama). C'est le traître lui-même qui achète le champ
avec le salaire de son crime et qui se tue--accidentellement ou
volontairement, le texte ne le dit pas: «Il est tombé en avant, son
corps s'est ouvert par le milieu et toutes ses entrailles se sont
répandues» (Ac 1:15-20).
Laquelle des deux traditions nous rapporte exactement les faits?
Nous ne le savons; mais nous aimons à croire que c'est celle de
Matthieu, car, si elle relate le crime abominable de Judas, elle
montre également son repentir, laissant ainsi la porte ouverte à la
miséricorde de Dieu. Alb. D.