JOSEPH (fils de Jacob)

Le onzième des fils de Jacob et l'aîné de Rachel. Son nom est
probablement une contraction de Yeoseph (forme de l'hébreu dans
Ps 81:6). On trouve dans un texte égypt, le nom d'Y-sa-p'a-ra,
qui se ramène peut-être à une forme hébraïque
telle que Joseph-el. Ge 30:23 donne deux étym,
artificielles du nom de Joseph: le verset 23 (E) le fait
provenir du verbe âsaph--ôter; le v. 24 (J) de yâsaph =
augmenter, ajouter. Dans la littérature hébraïque, le nom de Joseph
désigne maintes fois les tribus issues de lui (Éphraïm et Manassé),
parfois aussi le royaume du Nord, et, plus rarement, l'ensemble du
peuple d'Israël.

Les récits concernant ce patriarche nous sont fournis, comme ceux
qui ont trait à ses ascendants, par les deux sources soeurs et
cependant distinctes J et E (l'apport de la source P est peu
important). La distinction entre les deux sources principales saute
aux yeux de quiconque examine de près, par exemple, l'histoire de
Joseph vendu par ses frères (Ge 37). Les versets
18,19,22,24,28,29,32,33,34,36 (E) nous montrent les frères projetant
de tuer leur cadet et Ruben suggérant de le jeter plutôt dans une
certaine citerne (qu'il savait desséchée) avec l'arrière-pensée de le
sauver ensuite; mais des Madianites passent, tirent le jeune
garçon de sa prison et l'emmènent en Egypte; désespoir de Ruben et de
Jacob. Les versets 18b,21,23,25-27,28b,31,32a,32c,33a,33c,34b,35a (J)
donnent également un récit à peu près suivi: les frères commencent
par arracher (de colère) à leur cadet le vêtement qui symbolise les
préférences paternelles, puis, sur l'initiative de Juda, ils
vendent Joseph à des marchands, ismaélites. Dans la suite du
récit, les deux sources ne sont pas aussi étroitement mélangées. Le
rédacteur final a préféré souvent en suivre une à l'exclusion de
l'autre pour de longs fragments; mais il est facile de s'apercevoir
que les songes, par exemple, sont caractéristiques de E, ainsi que
les passages où le rôle principal appartient à Ruben (Ge
42:22-37), tandis que Juda a la première place dans ce qui vient de
J (Ge 43:8-11 44:14,34).

Si réputée cependant et si nécessaire qu'elle soit, la distinction
des sources ne nous apprend pas tout ce que nous aimerions savoir.
Elle ne nous dit rien en particulier au sujet de la nature exacte
des récits concernant Joseph. Pour les apprécier à leur juste valeur,
il faut remarquer que, tout comme ceux qui ont trait à Abraham ou à
Jacob, ils ne constituent ni de la fiction pure, ni de l'histoire
proprement dite. Ce sont des traditions qui ont été mises par
écrit après avoir été racontées de bouche en bouche pendant des
siècles. Seulement, il est nécessaire d'observer que les traditions
concernant Joseph étaient parvenues, lorsqu'on les a consignées par
écrit, à un degré d'achèvement sensiblement plus avancé que celles
qui mettent en scène ses prédécesseurs. Les diverses parties du récit
sont mieux liées, les caractères sont mieux dépeints, le merveilleux
s'estompe et n'apparaît plus que sous la forme atténuée des songes,
la couleur locale est recherchée, le ton général est plus tendre,
plus touchant, et surtout il y a, dans l'allure générale de la
narration, un sens du dramatique, un art de faire croître l'intérêt,
qui contrastent avec la facture plus fruste et en même temps plus
grandiose des histoires sur Abraham. Nous avons affaire ici à une
«nouvelle historique» d'exécution géniale, qui peut être comparée,
mutatis mutandis, aux poèmes homériques, dans lesquels personne
ne prétend trouver un procès-verbal ponctuel des événements évoqués,
mais auxquels cependant les plus récentes recherches reconnaissent
une valeur documentaire incontestable (sur cette caractéristique
générale de l'histoire de Joseph, cf. Gunkel, Genesis)

Il est indispensable de noter aussi le caractère spécial du style de
ces récits. C'est un modèle de narration familière,
volontiers abondante, riche en répétitions, soutenant admirablement
l'intérêt, dans le genre de celle qu'un Charles Péguy a essayé de
réaliser dans ses derniers écrits. Aussi longtemps qu'il y aura des
enfants, ils aimeront d'une affection spéciale cette passionnante
histoire, et ils en préféreront la lecture dans le texte biblique
intégral à tous les résumés et à toutes les paraphrases possibles.

L'histoire dramatique de Joseph comprend cinq épisodes essentiels
et un épilogue.

Ier EPISODE.

Joseph est vendu par ses frères.

En tant que fils tardif de l'épouse préférée (Ge 30:22-24)
Joseph est, lui aussi, préféré par son père (d'une manière qui nous
choque, mais qui n'étonne pas le moins du monde les conteurs). Il
reçoit de la main paternelle une tunique (bigarrée ou
bariolée, disent la plupart des traductions, à manches
longues,
semble indiquer l'étym.), et une telle faveur excite
contre lui la jalousie de ses frères (Ge 37:2,4). Cette
animosité fraternelle est entretenue par l'inconscience avec laquelle
Joseph raconte ses rêves orgueilleux (les gerbes et les étoiles qui
s'inclinent). Jacob tente bien un semblant de résistance à cette
vanité qui déborde, mais les conteurs lui donnent évidemment tort,
car ils savent ce qui va arriver (Ge 37:5,11). Les frères
profitent un jour d'une occasion favorable (à Sichem, J; à Dothan, E)
pour se débarrasser du «faiseur de songes». Dans l'un et dans l'autre
des deux récits qui s'entremêlent (cf. plus haut), apparaissent des
notions très exactes sur la route des caravanes, sur leur chargement,
etc. Mais la mention des Ismaélites et des Madianites est un
anachronisme: les narrateurs ne se souviennent pas que, d'après Ge
16:15 et 25:1, Jacob est le neveu d'Ismaël et de Madian. La douleur
du vieux père qui a perdu son fils est exprimée en termes émouvants.

2 e EPISODE.

Les pénibles débuts de Joseph en Egypte.

Les caravaniers vendent le jeune homme tombé en leur possession à
Potiphar, eunuque (ou simplement homme de cour) du pharaon, et «tueur
en chef» (ce qui est interprété par quelques-uns dans le sens de
boucher du roi--nous trouverons plus loin le panetier et
l'échanson--, par d'autres dans le sens de bourreau, par d'autres
enfin dans le sens de chef des gardes du corps, Ge 39:1). La
bénédiction de l'Éternel, qui a à la fois pour support et pour effet
une conduite intègre, fait «réussir» Joseph. Il gagne la confiance de
son maître, dont il devient le fondé de pouvoirs. Malheureusement, la
femme de Potiphar jette les yeux sur ce jeune homme «beau de taille
et de visage», et elle lui fait à deux reprises des avances
coupables. Joseph, ayant refusé de pécher contre son maître et contre
Dieu, se voit puni de sa résistance par une scandaleuse calomnie en
suite de laquelle il est jeté en prison. Cet épisode, qui n'est pas
sans analogies avec le conte égyptien des «Deux frères», sert au
narrateur à préparer dramatiquement la suite de son récit. Pour la
seconde fois la méchanceté humaine s'acharne sur Joseph, mais c'est
afin de le conduire, par un chemin que Dieu connaît, aux destinées
les plus hautes (Ge 39:2,20). Dans la prison, le mérite de
Joseph lui vaut de nouveau un poste de confiance (Ge 39:23),
mais surtout la présence a ses côtés du Dieu qui interprète les
songes (Ge 40:8) lui permet de donner, des rêves survenus à
l'échanson et au panetier du pharaon, une explication lumineuse,
bientôt confirmée par les faits. Est-ce la revanche de la destinée?
Pas encore. L'échanson rentré en grâce oublie Joseph. L'intérêt des
auditeurs reste en suspens (Ge 40).

3 e EPISODE.

L'élévation de Joseph.

C'est sur les marches mêmes du trône que Joseph va voir, tourner à sa
gloire le mal qu'on a voulu lui faire. Le pharaon est dévoré
d'inquiétude à la suite du songe des sept vaches grasses et des sept
vaches maigres (doublé de celui, tout symétrique, des épis). Aucun
magicien d'Egypte n'a pu lui donner une interprétation satisfaisante.
Joseph, dont l'échanson se souvient enfin, est appelé, et il fournit
l'explication demandée. La scène est tout entière menée de main de
maître. Le pharaon répète (sans que l'auditoire du narrateur songe à
s'en fatiguer) le récit du double rêve. Joseph rapporte à Dieu seul
le mérite de son explication (Ge 41:16), mais ce modeste se
montre aussi supérieurement habile en proposant, pour prévenir la
famine prévue, un programme précis que, naturellement, le pharaon le
charge d'exécuter lui-même. Et voici l'esclave, le calomnié, le
prisonnier, mis à la tête du pays d'Egypte, comblé d'honneurs, marié
à une riche héritière, pourvu du titre de Tsaphnath-Panéach (ce
mot, transcrit de l'égypt., est diversement interprété; Vulg,
traduit: le Sauveur du monde; Steindorff, suivi par un grand nombre
de savants, propose: Dieu parle, et il vit [ou fait vivre]; pour
d'autres, il faut lire: Celui qui nourrit le pays; enfin
l'égyptologue Ed. Naville suggère: chef du collège des écrivains
sacrés). Le récit passe rapidement sur l'activité gouvernementale et
économique de Joseph (Ge 41:50-56). Les narrateurs ont hâte
d'arriver au point culminant du drame.

4 e EPISODE.

Le premier voyage des frères.

La famine qui règne sur l'Egypte après les sept années d'abondance
sévit aussi sur les pays voisins (Ge 41:57). Et de ceux-ci
affluent vers la terre du Nil des affamés venant chercher du blé.
Parmi les arrivants se présentent, un jour, les frères de Joseph.
Quelle va être à leur égard l'attitude du frère vendu et maintenant
glorifié? Pour que la justice et la générosité se trouvent
conciliées, il y aura deux entrevues, la première de châtiment, la
seconde de pardon. Joseph, qui reconnaît ses frères (lesquels,
naturellement, ne le reconnaissent pas), leur parle brutalement:
«Vous êtes des espions!» Ils s'en défendent vigoureusement: «Nous
sommes de braves gens!» Mais Joseph, impitoyable, les emprisonne et
ne les laisse aller qu'au bout de trois jours, exigeant qu'au
prochain voyage ils amènent Benjamin, et gardant d'ici là Siméon
comme otage (Ge 42:9,20). Ces mesures sévères font rentrer les
frères en eux-mêmes: ils se rappellent leur faute; et l'émotion de
Joseph, qui assiste à la scène incognito, est si forte qu'il doit se
retirer pour pleurer (Ge 42:21,24). En s'en allant, les
voyageurs trouvent, avec le blé emporté dans leurs sacs, l'argent
qu'ils avaient apporté pour le payer. Ils ne comprennent pas...mais
les narrateurs, eux, et les auditeurs comprennent que Joseph peut
bien mettre ses frères à l'épreuve, mais non pas recevoir de l'argent
de leurs mains (Ge 42:27 et suivant).

5 e EPISODE.

Le second voyage des frères.

Jacob refuse d'abord énergiquement de laisser partir Benjamin (Ge
42:29-38). La faim cependant le décide, et Juda ayant promis
solennellement de veiller sur son jeune frère, les dix s'en vont vers
le pays qui a du blé (Ge 43:1,15). Ils sont reçus cette fois
dans le palais de Joseph. Un repas plantureux leur est offert, Joseph
mangeant à une table spéciale, et Benjamin étant le plus
choyé (Ge 43:26-34). Enfin vient l'heure du départ. Les
provisions sont chargées et la caravane s'ébranle. Mais en chemin,
les Égyptiens rattrapent les voyageurs, les accusant d'avoir volé la
coupe de leur maître (coupe qui servait, selon l'usage antique, à la
divination [v. ce mot], Ge 44:5). Forts de leur bonne
conscience, les frères nient le vol avec imprécations. Tombant en
plein dans le traquenard que leur a tendu Joseph, ils déclarent: «Que
celui qui l'a, meure!» Et la coupe est trouvée dans le sac de
Benjamin! Les frères sont au désespoir. Ils sentent peser sur eux le
poids de la faute ancienne. Ils n'oseront jamais rentrer chez leur
père sans Benjamin! Alors Juda prend la parole, humblement mais avec
énergie. Il évoque le vieux père qui a souffert. Et il supplie qu'on
le garde, lui, à la place de Benjamin: «Je ne saurais voir
l'affliction de mon père!»

Cette fois, le récit peut finir, les frères ont montré qu'ils
n'étaient plus les jaloux, les méchants d'autrefois. Joseph fait
sortir tout le monde et se fait reconnaître: «Je suis Joseph!» (les
mots: «mon père vit-il encore?» absolument inconciliables avec ce qui
vient d'être raconté, ne seraient-ils pas une phrase stéréotypée par
la tradition et remontant à une époque où l'histoire des fils de
Jacob était moins développée?). En présence de l'émotion de ses
frères, Joseph maintenant se fait tendre et encourageant. «C'est Dieu
qui a tout conduit. Si je suis ici c'est pour que vous subsistiez,
vous et le vieux père que vous m'amènerez.» Le mal fait est effacé;
la réconciliation est complète. L'émotion des narrateurs et des
auditeurs est à son comble (Ge 44 et Ge 45).

ÉPILOGUE.

Après avoir consulté l'Éternel (Ge 46:1,4), Jacob descend en
Egypte avec tout son clan. Joseph reçoit son père avec une grande
déférence et l'établit, avec les siens et leurs troupeaux, dans la
terre de Gossen. Ge 47:13-26 contient une notice du plus haut
intérêt sur les mesures administratives que prit Joseph à la fin des
années de famine et qui eurent pour résultat de faire passer tout le
sol de l'Egypte (sauf les propriétés sacerdotales) entre les mains du
pharaon, le peuple ainsi réduit au servage étant soumis à une
redevance de 20% sur tout l'ensemble de la récolte. Ce récit, qui
fait allusion à une situation économique dans laquelle il semble bien
que l'Egypte se soit effectivement trouvée, est raconté par les
narrateurs, à la gloire du grand ancêtre, sans aucune réserve sur le
procédé qui consiste à profiter du malheur d'un peuple pour
l'asservir (Ilimporte toutefois, avant de stigmatiser le caractère
usuraire de l'impôt du 20%, de se mettre au clair sur les habitudes
et les conditions séculaires de la vie au pays des fellahs).

A la suite de la mort de Jacob, les conteurs reprennent leur thème
favori et nous font assister à un nouvel entretien entre Joseph et
ses frères, ceux-ci tremblant toujours, et celui-là persévérant à
pardonner (Ge 50:15,21). Arrivé à l'âge de 110 ans, c'est-à-dire
à ce que les Égyptiens considèrent comme l'extrême vieillesse (Ed.
Naville), Joseph meurt et, selon son désir, sa dépouille est embaumée
en vue de son transport ultérieur au pays de Canaan (Ge 50:25 et
suivant
, cf. Ex 1:8 13:19,Jos 24:32).

Au premier coup d'oeil, la substance morale et religieuse des
récits concernant Joseph paraît assez mince. Un examen plus attentif
y révèle cependant bien des richesses. Au point de vue moral, nous
trouvons ici une illustration infiniment délicate du grand principe
qu'à la longue le mal est puni et la fidélité récompensée, et surtout
une très haute idée du pardon, lequel n'est pas contraire à la
justice, mais se superpose à elle. Il y a, dans l'attitude de Joseph
se réconciliant avec ses frères, quelque chose qui annonce la
parabole de l'enfant prodigue. Au point de vue religieux, les
expériences caractérisées, massives, sont il est vrai absentes, mais
une grande pensée domine tout l'ensemble, celle du Dieu qui conduit
les événements et qui fait servir toutes choses, même la méchanceté
des hommes, à l'accomplissement de ses desseins. Le nom de Dieu est
prononcé avec discrétion, mais la pensée de Dieu est toujours là, et
c'est elle qui donne à ce récit, en sus de son charme, une indéniable
grandeur.

Voir diverses allusions à Joseph dans Ps 105:17 et suivants,
1Ma 2:53,Sir 49:15, Sag 10:13, Ac 7:9-18,Heb 11:21 et
suivant
.

A. M