JÉSUS-CHRIST (5)

IV Les moyens d'action.

1.

LES MIRACLES.

Les évangiles ne renferment pas moins de quarante et un miracles ou
groupes de miracles. En les examinant de près, on a pu y pratiquer
certaines réductions. L'oreille de Malchus, d'abord: guérison
attestée par une source orale peu sûre (Lu 22:51). Puis les
doublets de Matthieu Ici, il y a quatre aveugles au lieu d'un seul. Le
démoniaque muet et le possédé aveugle et muet (Mt 9:33 12:22),
qui tiennent chez Matthieu la place du démoniaque muet de Luc font double
emploi. De même l'hydropique de Lu 14:2, et l'homme à la main
sèche de Lu 6:6 et suivants. Il reste un nombre considérable de
récits. Ils racontent toutes sortes de guérisons, et des plus
extraordinaires qui soient, allant jusqu'aux guérisons de lépreux et
aux résurrections.

D'abord les guérisons de démoniaques. Satan apparaît dans les
évang, comme l'auteur de maladies: des maladies nerveuses en
particulier. Il est responsable de la paralysie (Lu 13:11,16),
mais aussi du mutisme (Mt 12:22); de la cécité; et même, de la
fièvre en général (Lu 4:39). C'est une époque de terreur, où il
semble que le démon ait tout envahi. Jésus considère que sa première
tâche est de combattre Satan en libérant ses victimes. C'est un fait
à l'abri de toute conteste. L'accusation des Pharisiens: «Il chasse
les démons par Béelzébul» ne répondrait à rien si Jésus ne chassait
pas les démons. Et l'histoire de l'exorciste qui chasse les démons au
nom de Jésus (Lu 9:49 et suivant) prouve à quel degré de
notoriété avaient atteint les guérisons de démoniaques opérées par
Jésus. Les rabbins pratiquaient largement l'exorcisme. Il y avait là
une thérapeutique très en vogue au temps de Jésus.

Exclure l'hypothèse du démon n'est pas aussi raisonnable qu'il
pourrait le sembler, quand il s'agit d'un phénomène de double
personnalité comme celui du démoniaque de Gadara («Je m'appelle
Légion, car nous sommes plusieurs» Mr 5:9). On conçoit très bien
que des maladies mentales à crises intermittentes, sans lésions
apparentes, aient été attribuées au démon, et que le malade lui-même
en ait eu la persuasion (voir l'histoire de Gottliebin Dittus dans la
Vie de Jean-Christophe Blumhardt: celui-ci a eu le sentiment d'une
lutte, d'un véritable corps à corps, avec l'esprit du mal). Cette
persuasion d'être l'esclave de Satan donne au malade des pensées
infernales. Il y a là une obsession démoniaque, qui peut être chassée
par l'intervention d'une personnalité forte et pure.

Il est certain que Jésus a voulu s'attaquer à ces maladies plus
qu'à d'autres. Il y voyait une manifestation de l'esprit du mal,
auquel il venait arracher son empire. L'action qu'il exerçait sur les
démoniaques consistait d'abord à provoquer leur rage, dont les accès
s'entremêlaient parfois de déclarations qui attestaient la
clairvoyance subite de ces cerveaux en délire. «Tu es le Messie!»
criaient les démoniaques. Ils étaient seuls à le savoir. Ce
témoignage des démoniaques a été contesté par certains critiques; il
n'a rien pourtant qui doive étonner. Ce mélange d'attraction et de
répulsion qui caractérise l'attitude des démoniaques vis-à-vis de
Jésus, atteste l'action qu'exerçait sur eux une personnalité
supérieure absolument saine et unifiée.

Les évangiles racontent en détail la guérison du démoniaque de la
synagogue, à Capernaüm (Mr 1:23-28), celle du fou de
Gadara (Mt 8:28,34,Mr 5:1-20,Lu 8:26-39); celle de l'enfant
épileptique, à propos de qui Matthieu prête à Jésus ce propos: «Cette sorte
de démon ne se chasse que par la prière et le jeûne» (Mt 17:21).

Jésus a guéri également, au témoignage des évangiles, des maladies
de la locomotion ou des organes des sens qui étaient mises parfois,
elles aussi, de façon expresse sous la dépendance de Satan.

Notons la perte de sang guérie (Mt 9:20,Mr 5:25), la fièvre
de la belle-mère de Pierre (Mt 8:14,Mr 1:30) et encore les
guérisons des lépreux. Sur cette terrible maladie (dans sa forme
nerveuse ou anesthésique), Jésus a exercé une influence. Des ulcères
ont disparu en un instant sans laisser de traces. L'action de Jésus a
provoqué le processus de guérison, avec le concours de la foi du
lépreux.

Restent les résurrections . Dans le cas de la fille de Jaïrus,
Jésus dit: «Elle n'est pas morte: elle dort» (Mt 9:24,Mr 5:39,Lu
8:52). On peut parler aussi du cas du fils de la veuve de
Naïn, (Lu 7:11,17). Reste l'histoire de Lazare.

De toute façon, l'extraordinaire tient une place considérable
dans la vie de Jésus.

Le miracle, dans la tradition synoptique, n'est pas envisagé sous
le même aspect que dans la tradition johannique. Celle-ci considère
les miracles comme des signes de la puissance divine qui était en
Jésus. Ce sont des moyens dont Dieu se sert pour accréditer Celui
qu'il envoie. Par ces actes de puissance, le Christ manifeste sa
gloire. Jean n'en raconte pas beaucoup; mais ils ont tous une
signification spirituelle et un caractère merveilleux. Pas de
guérisons de démoniaques. Un aveugle-né; un paralytique qui est là
depuis trente-huit ans (Jn 5:5); un mort qui est depuis trois
jours au sépulcre; enfin, des transformations de substance: les noces
de Cana, la multiplication des pains. A la lumière de ces actes,
Jésus apparaît comme le roi de la nature, l'Être divin qui, dans son
humilité apparente, continue de manifester sa gloire. Il en est
autrement de la tradition synoptique. Celle-ci laisse de côté les
leçons spirituelles qu'on peut retirer de tel ou tel miracle. Ce ne
sont pas des symboles, des illustrations de vérités spirituelles. Ce
sont des actes de charité.

Jésus a une puissance divine qui est en lui, qui peut même se
manifester sans qu'il l'ait voulu, comme un simple rayonnement de son
être (Mr 5:30). Cette puissance, il se refuse à l'employer pour
lui-même. S'il la fait servir généreusement à soulager la souffrance
humaine, c'est par pure charité, sans aucun dessein d'utiliser ses
guérisons à fonder sa royauté. Au contraire, il fait ce qu'il peut
pour que les bénéficiaires de son initiative miséricordieuse gardent
le silence sur son intervention, quand celle-ci est particulièrement
extraordinaire (guérison d'un lépreux, rappel à la vie de la fille de
Jaïrus). Sauf dans le cas du possédé de Gadara, il ne songe pas à
prendre de telles précautions quant aux guérisons de démoniaques.
Elles sont un élément normal de son ministère. Elles sont dans la
ligne de son programme, puisqu'il vient combattre Satan. Et, sans
doute, elles ont contribué à lui amener les foules; mais ce n'était
pas le but qu'il poursuivait.

Il y a encore d'autres miracles de Jésus: des manifestations
d'une force qui contredit apparemment la nature, et qui l'oblige à
servir ses desseins. Il y a notamment la tempête apaisée (Mr
4:35,41), la multiplication des pains (Mr 6:30-44), la marche
sur les eaux (Mr 6:47,52).

Quant aux miracles de guérison, la réponse de Jésus aux envoyés de
Jean-Baptiste semble indiquer qu'il leur attribuait parfois une
valeur apologétique (Mt 11:2-6,Lu 7:18-23). Certains auteurs ont
essayé de spiritualiser cette énumération des oeuvres de miséricorde
accomplies par Jésus. Sans doute, on peut entendre métaphoriquement
ce qui est dit des sourds qui entendent et des aveugles qui
recouvrent la vue.

Mais quand il est question des oeuvres du Messie, il est malaisé
de ne pas entendre les choses au sens littéral. Les choses
extraordinaires dont Jésus parle font songer à la prophétie
d'Ésaïe (Esa 61:1). Il annonce donc au Baptiste:

que les temps messianiques approchent;

qu'il est le Serviteur de l'Éternel dont a parlé
le prophète.

S'il attribue à ces actes une importance considérable, c'est parce
que cet afflux de puissance atteste la proximité du siècle futur. De
telles oeuvres ne suffiraient pas à le faire reconnaître comme le
Messie. Nul doute que le Messie ne doive en accomplir de semblables;
mais à cette époque, des actes de cet ordre ne sont pas tenus pour si
extraordinaires. Ce n'est pas encore le signe du ciel qu'on
réclame du Messie, et que Jésus se refusera toujours à donner.

Les frontières du réel, en ce temps-là, ne sont pas
rigoureusement circonscrites. On vit dans la croyance au merveilleux.
La foi peut à tout instant se développer sans être contrariée par la
froide raison. Et cette acceptation de l'extraordinaire fait reculer
les limites du possible. A cela, il faut ajouter l'action d'un être
saint.

Si des personnalités consacrées à leur idéal, et agissant avec la
force que leur donnait la communion du Sauveur, telles que
Jean-Christophe Blumhardt, le curé d'Ars, le P. Jean de Cronstadt,
ont pu au siècle dernier accomplir des guérisons miraculeuses,
comment ne pas admettre que Jésus ait possédé un tel don? Il ne
guérissait pas d'après un plan prémédité. Parfois, il semble qu'il
n'ait guéri qu'à regret, et comme contraint par les requêtes dont il
était assiégé. Ses miracles étaient des actes d'amour, qui
manifestaient sa charité humaine et non sa gloire divine. En général,
il agissait sans le secours de remèdes matériels, par sa seule
volonté, et au besoin à distance: ainsi dans le cas du serviteur du
centurion (Mt 8:5,Lu 7:2), dans celui de la fille de la
Cananéenne (Mr 7:24-30). Parfois cependant, il a employé des
remèdes d'aspect matériels: ainsi, la salive, pour guérir
l'aveugle (Mr 8:22,26) et le sourd-muet (Mr 7:31-37). Avec
ou sans remède apparent, c'était la foi qui agissait. Il nous est dit
qu'à Nazareth, il ne put guérir personne «à cause de leur
incrédulité» (Mr 6:1,6). Là-bas, il était le «fils de Joseph».
Il lui est arrivé de guérir à cause de la foi de ceux qui assistaient
un malade. Mais il n'est pas dit que le malade n'ait pas partagé la
foi des siens.

Il est remarquable que la critique rationaliste admette
aujourd'hui la possibilité de guérisons merveilleuses, du moment où
la confiance du malade y peut jouer un rôle. Les guérisons des
démoniaques (en désignant par ce nom des malades atteints
d'affections nerveuses et de troubles cérébraux) ne font de doute
pour personne.

2.

L'ENSEIGNEMENT.

(a) La forme. Le terme de parabole est employé sans
explication dans les évangiles, à propos de l'enseignement de Jésus.
Marc dit, par ex.: «Il leur donnait beaucoup d'enseignements en
paraboles» (Mr 4:2).

Le mot grec parabole est une traduction de l'hébreu mâchai

Le machal est une forme de discours dans laquelle on fait une
comparaison; parfois une sentence très courte, comme celles que nous
trouvons dans les Proverbes. Salomon, nous dit le livre des Rois, en
a prononcé trois mille (1Ro 4:32). Or, les évangélistes ont
confondu la parabole grecque, qui est une énigme, avec le machal.
Ceci apparaît clairement chez Jean, où l'on voit Jésus s'exprimer
d'une façon symbolique et les disciples lui dire: «Maintenant, tu
parles ouvertement, tu ne dis pas de paraboles» (Jn 16:29).

Déjà, chez Marc, nous trouvons le refrain: «Que celui qui a des
oreilles pour entendre, entende!» et la terrible parole: «Afin qu'en
voyant de leurs yeux, ils ne voient point, qu'en entendant de leurs
oreilles, ils n'entendent point» (Mr 4:12) Quand il est dit que
Jésus, après avoir exposé publiquement sa doctrine en forme de
paraboles, expliquait tout en privé à ses disciples (Mr 4:34),
ceci montre bien que les paraboles sont considérées comme des
allégories, c'est-à-dire comme des discours figurés qui
présentent à l'esprit un sens caché sous le sens littéral (défin. de
Darmesteter-Hatzfeld).

En réalité, les paraboles sont tout autre chose. Ce sont des
comparaisons, des exemples, qu'il faut prendre dans leur sens
naturel. Elles font intervenir des personnages, des situations qui
peuvent être réels. La leçon a en tirer est en général spirituelle.

Les fables, au contraire, peuvent faire intervenir des animaux,
des végétaux, et les faire discourir dans des situations imaginaires.
La leçon a en tirer est en général morale.

Le type de l'allégorie, c'est le Voyage du Chrétien, ou encore le
Roman de la Rose, où les vertus et les vices sont figurés par des
personnages. Les allégories ont besoin d'explication. Or, nous
comprenons les paraboles sans explication. Deux paraboles seulement
sont expliquées dans les évangiles: le Semeur et l'Ivraie; et
l'explication est superflue.

L'allégorie est chose savante et artificielle. On s'y donne
beaucoup de mal pour peu de résultat. Jésus n'avait pas le temps de
composer des allégories. L'image, pour faire son effet, doit être
comprise: au sens propre dans la parabole, au sens impropre dans
l'allégorie. En style allégorique, il sera parlé du levain des
Pharisiens;
en style parabolique, du levain qui fait lever toute
la pâte.
La parabole n'a pas à être résolue comme une énigme. Elle
a pour mission de faire pénétrer une idée en la rendant en quelque
sorte sensible. Elle n'a pas à être interprétée, mais appliquée.

On distingue, dans les évangiles, trois sortes de paraboles.

Il y en a une trentaine qui sont de simples comparaisons;
l'aveugle qui veut conduire un autre aveugle (Mt 15:14); la
lumière sur le chandelier (Mr 4:21); l'oeil qui est la lumière
du corps (Mt 6:22), les vieilles outres et le vieil habit (Mr
2: et suivant); l'arbre et les fruits (Mt 7:16-20 12:33-37),
etc.

Viennent ensuite les paraboles proprement dites. Ici, il ne
s'agit plus de choses qui arrivent constamment, mais d'histoires
composées dans un dessein didactique. Le principe fondamental dont
elles s'inspirent, c'est l'unité du monde spirituel et de la nature.
Les lois de la vie trouvent leur explication dans l'ordre religieux.
C'est ce qui fait la supériorité des paraboles de Jésus sur celles
des rabbins et même sur celles de l'A.T,. (cf. 2Sa 12:1,Esa
5:1,7) Les paraboles ont été prononcées dans des circonstances
déterminées que nous ignorons, d'où certaines obscurités. La tâche du
lecteur est de dégager l'enseignement central, au lieu de se perdre
dans des détails qui sont là pour encadrer la leçon et non pour
disperser la signification de l'histoire.

Ceci étant, les paraboles proprement dites sont:

l'Ami importun (Lu 11:5-8);
le Juge inique (Lu 18:1-8);
le Serviteur impitoyable (Mt 18:21-35);
le Semeur (Mr 4:3,9);
les paraboles du Règne de Dieu (Mt 13,Mr 4:26-29);
la Brebis et la Drachme perdues,
l'Enfant prodigue (Lu 15);
l'Économe infidèle (Lu 16);
les Vignerons (Mr 12:1-12);
les Ouvriers (Mt 20);
le Festin (Mt 22);
les Dix Vierges (Mt 25:1-13);
les Talents (Mt 25:14-30).

En troisième lieu, nous trouvons dans les évangiles une série de
récits dont les données sont déjà d'ordre religieux, et qui sont
propres, tels quels, à servir d'exemple. Ils démontrent une vérité
générale en racontant une histoire particulière.

Le Bon Samaritain (Lu 10:29-37);
le Pharisien et le Péager (Lu 18:9-14);
le Riche insensé (Lu 12:16,21);
Lazare et le Riche (Lu 16:19-31).

Il faut mentionner enfin les allégories de Jean (Jn 10:1-16 15:1).

Les premiers chrétiens ont tenu les paraboles pour des
allégories. C'étaient des Juifs. L'endurcissement de leur peuple, qui
avait persisté malgré l'enseignement si populaire de Jésus, leur
sembla un tel mystère, qu'ils ne purent se l'expliquer que par une
intention divine (c'est la théorie de l'apôtre Paul dans Ro
11:7,10). Ce qui était une conséquence non voulue devint une fin
poursuivie, conforme à l'ordre providentiel. C'est ainsi qu'on a
entendu une parole de Jésus sur le mystère du Royaume de Dieu
Elle a été mise en rapport avec une parabole qui n'avait rien de
mystérieux: le Semeur.

Que l'allégorie se soit glissée de très bonne heure dans les
paraboles, que Jésus lui-même y ait eu recours, c'est ce dont on ne
peut guère nier la possibilité. On sait l'opinion très catégorique de
l'homme le plus compétent en la matière, Adolf Julicher. «Jésus,
dit-il, n'a négligé aucun moyen de faire pénétrer la Parole de Dieu
dans le coeur de ses auditeurs; seule, l'allégorie, qui ne révèle pas
mais qui cache, qui n'unit pas mais qui sépare, qui ne convainc pas
mais qui repousse,--le plus clair, le plus puissant, le plus simple
de tous les orateurs ne pouvait l'utiliser pour ses fins.»

C'est très juste en principe; un peu exagéré toutefois. Même dans
la parabole du Semeur, il n'est pas absolument nécessaire que des
graines tombent parmi les épines, d'autres sur le sol pierreux. C'est
déjà l'allégorie qui commence. Les invraisemblances que renferment
certaines paraboles sont le résultat de l'allégorisation du thème
initial. Ainsi, quand le roi de la parabole fait la guerre aux gens
qui ont décliné son invitation, et brûle leur ville (Mt 22:7);
ou quand l'homme qui n'a pas d'habit de noces est jeté dans les
ténèbres du dehors, parmi les pleurs et les grincements de
dents (Mt 22:13). C'est être trop puriste que de dire: Jésus n'a
pu raconter cela.

Quoi qu'il en soit, la valeur esthétique des paraboles est
incomparable. S'il s'y trouve des traces d'adaptation à l'usage
catéchétique, ou des ornements qui sont le fait des traducteurs, ce
que le travail de la critique en dégage, c'est un pur diamant. Le
genre littéraire existe ailleurs; mais il n'y a qu'à comparer les
paraboles chrétiennes aux fables du Lotus, produit de l'imagination
démesurée du monachisme bouddhique, ou aux froides allégories des
rabbins, pour apercevoir le caractère unique des paraboles de
l'Évangile.

(b) Le contenu.

Dieu

Il ne paraît pas indiqué de grouper les principaux thèmes de
l'enseignement de Jésus autour de la rubrique générale du Royaume de
Dieu (voir art.). Ce terme n'est pas nouveau à l'époque (sans être
d'une application courante), et il n'est pas ce qu'il y a de plus
central dans l'Évangile. Sans doute, Jésus a parlé de la royauté de
Dieu. Il l'a appelée de ses prières. Il a considéré que c'était sa
tâche d'en préparer la venue. Mais cela, Jean-Baptiste l'avait pensé
avant lui. Pourtant, Jean-Baptiste appartenait encore au passé. En
quoi consistait donc l'ère nouvelle?

Devait-elle apporter à l'humanité un Dieu nouveau?

Oui et non (voir Goguel, Le Dieu de Jésus, Paris 1929).
L'apologie d'autrefois attribuait à Jésus, sans aucune réserve, la
révélation du Dieu Père. Il y avait là une grosse exagération. Le mot
Père est familier au rabbinisme tout comme à l'ancien Israël.
Toutefois, dans le langage des Juifs, il comporte une idée de
souveraineté qui paraît étrangère à l'Évangile, ou du moins, qui
reste à la surface des choses. Le Père, dans le judaïsme, c'est le
monarque divin. «Un fils honore son père, dit Malachie; un serviteur,
son maître. Si je suis Père, où est l'honneur qui m'est dû?» (Mal
1:6). Les termes de Père et de Roi alternent dans la grande prière
juive, le Chemoné Esré. Sans doute, l'individualisme religieux a
fleuri chez les prophètes et dans les Psaumes. On trouve chez eux
l'expression classique de la foi et de l'amour pour Dieu. Toutefois,
chez les plus grands, la note dominante est celle de la vision
d'Ésaïe: l'effroi devant le mystère; et c'est plutôt, pour emprunter
le langage d'un théologien d'aujourd'hui, le mystère qui fait
trembler
que ce n'est le mystère qui fascine. Le Dieu des
prophètes, c'est le Dieu personnel et saint.

Tel est aussi le Dieu de Jésus. Et, en ce sens, Jésus est bien
l'héritier de l'A.T. Mais il ajoute une note d'intimité qui le
caractérise. Il n'y a pas, dans les évangiles, une doctrine de Dieu,
bâtie suivant les règles de la logique. Il y a Dieu. Élaborer une
théodicée? A quoi bon? Jésus vit de Dieu. Et son Dieu, le Dieu
proche, le Dieu qui est amour, est autre chose encore que le Dieu
personnel et saint. Dieu est le Père. Cette expression a perdu
tout caractère national. Elle ne comporte plus aucune limite
ethnique. L'amour de Dieu s'étend à toutes ses créatures. Il déborde
les cadres de l'humanité: il s'intéresse aux moineaux et aux fleurs
des champs. A plus forte raison Dieu se soucie-t-il des êtres faits à
son image, et ceci, sans aucune restriction. Évidemment, il y a la
parole: «Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison
d'Israël» (Mt 15:24). Il y a l'avertissement aux envoyés de
Jésus: «N'allez pas chez les païens. N'allez pas chez les
Samaritains» (Mt 10:5). Question de méthode, de sage division du
travail, économie des forces qui ne doivent pas se disperser en vain;
mais sans rien qui vienne circonscrire l'horizon de Dieu et limiter
ses ambitions aux possibilités actuelles de son Envoyé.

Il y aura des étapes dans la conquête du monde par Dieu. Le
premier objectif, c'est Israël. Les enfants d'Abraham ont dans le
coeur du Père un droit de primogéniture. Mais la foi des païens
efface tous les intervalles. «Il en viendra d'Orient et d'Occident,
du Nord et du Midi, qui seront à table avec Abraham, Isaac et Jacob
dans le Royaume des Cieux» (Mt 8:11). Cette foi, Jésus l'a
constatée chez la Cananéenne (Mr 7:26 et suivants) comme chez le
centurion de Capernaüm (Mt 8:5 et suivants). Il l'a admirée, et
sans doute elle a découvert devant lui les perspectives de l'avenir
missionnaire. L'Évangile de Jésus n'accorde, dans son principe,
aucune place aux considérations ethniques. Celui qui fait la volonté
du Père montre par là qu'il est un enfant du Père et un frère de
Jésus (Mt 12:50,Mr 3:35). Et si le Père est bien le Berger qui
cherche sa brebis perdue, n'est-ce pas faire entendre qu'à ce droit
de primogéniture succède une préférence accordée à la souffrance
humaine, et même au péché de l'homme, sur la justice des satisfaits?

L'unité de cette doctrine est si forte, que l'occasion de pécher,
la tentation elle-même, se trouve dans la dépendance de ce
pouvoir dominateur, à la fois saint et aimant, d'un Dieu qui conserve
en toutes choses l'initiative souveraine. Mais toutefois, cette unité
n'est qu'apparente, car Dieu est l'Être saint qui a horreur du mal.
Il est le Berger qui va chercher sa brebis au désert: ce n'est pas
lui qui la mènerait aux abîmes. Son initiative s'exerce dans le sens
du salut de l'homme: elle est incompatible avec un entraînement au
mal. Sans doute, il faut admettre ici la possibilité d'une
permission. Dieu peut permettre que l'homme tombe dans la
tentation, comme il peut permettre que le moineau tombe du nid.
Son action s'exerce toujours dans le sens du bien. Il peut laisser
libre cours au mal ou à la souffrance; ce n'est pas qu'il les
veuille. Sa volonté se confond avec celle de Jésus qu'il envoie.
Jésus lui obéit: or, son obéissance le porte à combattre la
souffrance sous toutes les formes. C'est sa mission.

On voit ce qu'il faut penser de l' «optimisme» évangélique. Sans
doute, Jésus montre l'amour de Dieu se révélant dans la nature. Au
règne du caprice ou de la fatalité se substitue le règne de l'amour.
Jésus retrouve les traces de la sagesse et de l'amour du Père dans
l'éclat des lis des champs, qui sont les anémones rouges des
printemps galiléens, comme dans l'humble existence des oiseaux du
ciel, que le Père céleste nourrit. «Deux moineaux, demande-t-il, ne
se vendent-ils pas un sou? et il n'en tombe pas un seul à terre, sans
votre Père...Ne craignez donc rien: vous valez plus que beaucoup de
moineaux» (Mt 10:29-31). Si Jésus ne retient ici que l'aspect
lumineux des choses, c'est qu'il interprète la nature qui l'environne
à la lumière de sa propre vie intérieure. Mais il n'ignore pas les
aspects sombres de la réalité. Son optimisme est fait non
d'ignorance, mais de confiance en Dieu, dont l'amour aura le dernier
mot. Le monde des paraboles nous montre Lazare agonisant sur les
marches du palais du riche; ou encore, le serviteur à qui son maître
a remis sa lourde dette, prenant à la gorge son compagnon de service,
et lui disant: Paye ce que tu dois! Il y a dans ce monde des
scandales, et d'une telle portée, qu'il faudrait mettre une meule au
cou de l'auteur du scandale, et le jeter au fond de la mer (Mt
18:7). Il y a des cambrioleurs qui percent les maisons (Mt
24:43,Lu 12:39), et des attaques à main armée, le long des
routes (Lu 10:30). On y voit des tyrans, qui exigent de ceux
qu'ils oppriment le titre de bienfaiteurs (Lu 22:25 et suivant).
C'est un monde où les oiseaux ne tombent pas du nid sans
l'intervention du Père; mais dans ce monde, on emprunte de gré ou de
force (Mt 5:42), on trompe, on vole, il y a entre proches des
conflits d'intérêts; les faits-divers sanglants s'y
multiplient (Lu 13:3 et suivant). Même les transformations
apparentes des âmes ne préservent pas des rechutes (Mt
12:43-45). Mais c'est un monde derrière lequel Dieu est à l'oeuvre.
Il ne préserve pas les siens de la souffrance: au contraire, les
persécutions seront leur lot; mais ils ne doivent pas craindre ceux
qui peuvent tuer le corps et ne peuvent tuer l'âme. Le seul qu'il
faille craindre, c'est celui qui peut perdre l'âme et le corps dans
la géhenne (Mt 10:28). Les adversaires de Jésus pourront
torturer ses disciples: ils ne les sépareront pas de Dieu.

On s'est demandé si Jésus considérait la filiation divine de
l'homme comme d'ordre naturel ou s'il l'envisageait comme un état
surnaturel, auquel on arriverait par le libre choix de Dieu. Est-on
fils de Dieu par grâce ou par nature? Les penseurs qui font de
l'homme un fils de Dieu sont les représentants de la sagesse grecque.
Le judaïsme n'envisage pas ainsi les choses: il place Dieu trop haut
et trop loin. Et Jésus, qui vit de cette réalité immédiate qu'est la
présence de Dieu en lui, reste sur le terrain du judaïsme en
affirmant le choix de Dieu qui fait de l'homme son fils (Lu
10:20). Ici, ce n'est pas la nature de l'homme qui intervient; c'est
le pardon de Dieu.

L' homme; la conversion

Quelle opinion l'Évangile a-t-il de la nature humaine? Il la met
aussi haut que possible. L'enthousiasme de Jésus, quand il parle de
l'homme, surpasse celui du psalmiste s'écriant: «Tu l'as fait à peine
inférieur à Dieu: tu l'as couronné de gloire et de magnificence»
(8:6). «Que servirait à un homme de gagner le monde entier, demande
Jésus, s'il perdait son âme? Que peut donner un homme en équivalent
de son âme?» (Mr 8:36 et suivant). Si l'équivalent de l'âme
n'existe pas, c'est qu'elle est fille de Dieu.

Ceci ne s'accorderait guère avec cette extrême dépréciation de
l'homme qui est impliquée dans la doctrine du péché originel. Et de
fait, cette doctrine ne se trouve pas dans l'Évangile. Jésus dit: «Je
ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs» (Mt
9:13,Mr 2:17,Lu 5:32). On s'est demandé si ce n'était pas ironie.
Mais ce qui, sûrement, n'est pas une ironie, c'est cette autre
parole: «L'homme de bien tire de bonnes choses de son bon trésor;
mais le méchant tire de mauvaises choses de son mauvais
trésor» (Mt 12:35). Il y a donc des gens de bien. C'est que
l'Évangile ne fait pas sur la nature humaine des théories abstraites.
Il observe les faits. Il constate qu'il y a des actes de vertu. Il
admet l'existence d'un oeil intérieur (Mt 6:23), qui n'est pas
nécessairement obscurci. Il ne dit pas, comme le dira l'apôtre Paul,
que la Loi est là pour donner la connaissance du péché. Il croit à la
possibilité de satisfaire, dans tel cas déterminé, aux exigences de
la Loi. A celui qui l'interroge sur les conditions de la vie
éternelle, Jésus dit: «Fais ceci, et tu vivras» (Lu 10:28). Il
envisage même la possibilité, pour ses disciples, de surpasser la
justice des Scribes et des Pharisiens (Mt 5:20).

Mais il n'excepte personne de la nécessité de la repentance. Il
reprend l'enseignement qui était celui des prophètes, et auquel le
message du Baptiste a donné un relief nouveau. Il y a entre sa
personne et celle de Jean un contraste extérieur; mais vis-à-vis de
l'âme, il a les mêmes exigences. Il est venu sauver ce qui était
perdu, et il dit à ses auditeurs: «Si vous ne vous repentez, vous
périrez tous» (Lu 13:2,5). On ne voit nulle trace dans
l'Évangile d'une morale fadement sentimentale, annonçant un pardon
sans repentir. Jésus vient dans des temps tragiques, et sans doute,
pense-t-il, à la fin des temps. C'est pour son peuple la dernière
occasion de se convertir avant la ruine. Sa prédication se rapporte
toute à la repentance. Ses guérisons elles-mêmes ont pour but de
remuer dans les âmes le regret de leurs fautes et de leur communiquer
une terreur sacrée, en leur donnant la sensation que le divin s'est
approché d'elles. Si Tyr et Sidon avaient été témoins de ces choses,
«elles se seraient repenties en prenant le sac et la cendre» (Mt
11:21).

Jésus veut qu'on passe par la porte étroite et le chemin étroit.
Et il insiste sur le petit nombre de ceux qui y passent (Mt
7:13,Lu 13:23). Son optimisme se résout ici en pessimisme. Mais il
exerce sur ceux qui l'écoutent une action thérapeutique, au sens
moral comme au sens matériel. Il pardonne les péchés. Et dans ce
pardon, il y a plus qu'une simple façon d'absoudre le péché. Il le
guérit par la parole de pardon elle-même. Ainsi, il sauve (le mot
araméen akhi, que Jésus a employé, signifie donner la vie: soit
celle du corps, soit celle de l'âme). En tout ceci, il y a une foi
puissante en l'humanité, même morte: Jésus affirmant qu'il peut
promouvoir, effectivement, ceux auxquels il s'adresse, à la dignité
de fils de Dieu.

Dans cette phase de sa prédication, Jésus ne subordonne à aucune
condition la réconciliation de l'homme avec Dieu. Il fait entendre
aux hommes l'appel de l'amour divin, et cela suffit. Mais il faut
passer par une crise. Et cette crise est une mort. Il faut mourir à
soi, pour renaître. Le commentaire naturel des Synoptiques, c'est la
parole que le Christ johannique adresse à Nicodème: «Si un homme ne
naît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu» (Jn 3:3).
Il n'y a ici aucune complaisance envers le mal. La vie humaine est un
drame où le ciel et l'enfer s'affrontent.

La repentance dont il est question dans l'Évangile, la techoubâ,
était envisagée par les rabbins comme la condition du
salut. Le judaïsme n'avait pas une doctrine formelle du péché
originel. Il considérait que le coeur de l'homme était le théâtre
d'un conflit entre le bon penchant (jézer hattôb) et le mauvais
penchant (jézer hâra). Mais, étant donnée la faiblesse invétérée
de l'homme, l'instinct mauvais dominait. Le judaïsme, dès lors,
percevait le tragique de la vie. Seulement il y associait la
pénitence, qui, selon lui, préexistait au monde, et pouvait restituer
à l'homme sa gloire perdue. La synagogue concentrait son effort de
pénitence sur la fête de Kippour. Là, par le moyen de la confession
et du jeûne, le peuple effaçait ses péchés. A cette nécessité de la
repentance, Jésus n'a rien changé. Mais il a intériorisé la
pénitence. Loin d'en faire un ensemble d'actes extérieurs, il y a vu
l'acte initial et essentiel par lequel l'âme se tourne vers Dieu.
S'il ne confirme pas le rite ancien, c'est qu'il se met d'emblée sur
un autre terrain. Ce qu'il veut provoquer, c'est un sentiment plus
qu'un acte rituel, et il n'attend pas pour cela la fête de Kippour.

La pénitence, d'ailleurs, ne saurait suffire. La dette contractée
par l'homme vis-à-vis de Dieu est de telle nature, qu'elle ne peut
être réglée par des prestations. Il y faut le pardon de Dieu. Ce
pardon laisse subsister l'offense dans sa gravité tragique. Elle ne
saurait être réparée par la bonne volonté de l'homme: il faut pour
l'effacer un miracle de la grâce. Mais le pardon que Dieu offre au
pécheur est instantané et complet. Il est gratuit. Si l'enfant
prodigue a offert de réparer sa faute en acceptant d'être traité
comme un journalier de son père (Lu 15:19), on ne voit pas que
le père ait songé à accepter cette réparation. Le pardon divin
apparaît illimité. Tel doit être, pratiquement, le pardon que l'homme
accorde à l'homme. Or, le repentir de l'homme est déjà une réponse à
l'initiative divine, c'est une décision que l'homme prend de se
confier à la grâce d'un Dieu de miséricorde. «Ta foi t'a sauvé.» Dans
cette déclaration de Jésus aux malades de l'âme comme aux malades du
corps, tout est contenu. La délivrance vient de Dieu: il a la volonté
de guérir, comme il a celle de pardonner. Cette loi du pardon, que
Jésus va proclamer comme devant régir désormais les relations
humaines, elle est valable pour Dieu avant de l'être pour l'homme.

Ainsi, Jésus n'affaiblit rien des exigences divines. Il affirme
l'universelle obligation de la pénitence. Mais ce n'est pas sur elle
qu'il compte pour sauver, c'est sur la miséricorde infinie qui fait
lever son soleil sur les bons et sur les méchants et qui, lorsque
l'homme répond à son initiative, fait de lui un fils de Dieu, le
rétablissant dans sa dignité perdue. L'Évangile n'a rien de cette
fadeur souriante que lui attribuaient volontiers ceux qui ont parlé
de l'idylle galiléenne. C'est un appel à la conscience, poussé en
des temps tragiques. Il faut que l'âme se décide pour ou contre Dieu.
L'alternative, c'est la mort ou la vie. L'enseignement des deux
chemins existait dans le judaïsme. Mais ici, nous n'avons pas affaire
aux exhortations d'un moralisme assez plat. Nous sommes devant la
révélation d'un Dieu de pardon. Elle emprunte sa solennité aux
catastrophes pressenties du peuple élu. Le pardon de l'homme prend
modèle sur le pardon de Dieu. La dette humaine est sans limites. Ce
sont les dix mille talents (Mt 18:24), c'est la somme que le
débiteur ne trouvera jamais. Mais Dieu consent à se contenter du
repentir. L'Évangile constate que la faiblesse humaine est sujette à
des rechutes. Il ne place pas l'homme devant un pardon unique, mais
devant une volonté constante de pardonner (Mt 18:21, cf. Lu
17:3). Toutefois, l'acte initial de pardon produit une guérison. Et
Jésus dit au malade comme au pécheur: «Ta foi t'a sauvé.» «Tes péchés
te sont pardonnes.» (Mt 9:22,Mr 5:34 10:52,Lu 7:48,50 17:19).

Jésus demande à ses auditeurs, pour que son oeuvre de salut
s'accomplisse, la foi. C'est elle qui rend la repentance efficace;
car il n'est pas de repentance sans la croyance à la possibilité de
la guérison, et c'est cette croyance qui est la foi. La foi
suppose-t-elle de plus un élément purement intellectuel? On l'a
contesté, en se fondant sur l'histoire de la pécheresse
pardonnée (Lu 7:36-50). Il est certain que Jésus, en principe,
ne demande pas à son disciple autre chose que de croire au pardon.
Mais c'est beaucoup. Croire au pardon, au sens où Jésus l'entend,
c'est croire à un pardon qui est une guérison de l'âme: c'est
affirmer un miracle de Dieu. Et ceci suppose une grande confiance en
Jésus, qui assure l'homme de son pardon. Jésus dit que, si l'on a de
la foi gros comme un grain de moutarde, et qu'on dise à cette
montagne: «Ote-toi de là et jette-toi dans la mer», elle s'y
jettera (Mt 17:20,Lu 17:6). On ne voit pas comment une foi qui
développe une telle puissance se passerait d'éléments intellectuels.
Cette foi suppose, non que l'on entende manoeuvrer Dieu à sa guise,
mais qu'on s'appuie à la volonté divine considérée comme sage et
aimante, et qu'on ait, en somme, Dieu derrière soi. La foi de
l'Évangile qui a Jésus pour sujet, disent certains, est distincte de
la foi de l'Évangile qui a Jésus pour objet. Mais lorsqu'il est
question de la foi, elle a toujours pour objet Jésus, ou Dieu à
travers Jésus.

La prière et le culte

Comment cette relation entre Dieu et l'âme va-t-elle s'affirmer dans
la vie quotidienne? L'exemple de Jésus le montre. Si le christianisme
est, comme l'a dit un théologien, «la religion de la prière», c'est
l'oeuvre de Jésus. Il n'y a pas de point où il ait davantage innové.
Partout ailleurs (sauf dans le Ps 73), la prière tend à utiliser
la puissance divine pour l'accomplissement des desseins de l'homme.
Elle se sert du Dieu qu'elle sert. Pour agir plus efficacement sur
lui, elle multiplie les «vaines redites». Il en est ainsi, très
particulièrement, en Israël. Qu'on songe au Chemonê Esré, la
grande prière de la Synagogue, dont les dix-huit demandes sont
répétées trois fois par jour...«Celui qui fait de longues prières,
disait un rabbin, ne reviendra pas à vide.» La prière juive est une
oeuvre méritoire. L'Oraison dominicale, par sa brièveté même, traduit
admirablement la relation filiale que Jésus est venu créer entre
l'homme et Dieu.

Ce ne sont pas les paroles qui sont nouvelles. Elles ont des
parallèles dans les prières de la Synagogue. C'est l'attitude qui est
nouvelle. Tous les éléments artificiels de la prière juive ont
disparu. La prière est une adhésion à la volonté du Père. Elle élève
l'âme sur le plan divin; elle la met à l'unisson des intentions du
Père; et par là, elle fraye la voie au Règne de Dieu. Hoeffding a pu
dire que la prière de Gethsémané était la parole religieuse la plus
profonde qui ait jamais été dite.
Ce n'est pas seulement à
Gethsémané que Jésus a dit cette parole. Elle est un élément de
l'Oraison dominicale. Celle-ci est donc bien la prière personnelle de
Jésus. Il a pu demander, en communion avec la race humaine qu'il
venait sauver, et pour elle, le pardon. Avant tout, il est question
ici de Dieu et de son Règne. Mais on voit bien que ce n'est pas la
révolution cosmique qui est au premier plan. C'est la souveraineté
actuelle et intérieure du Père céleste, qui doit s'achever par la
transfiguration de l'univers. L'Oraison dominicale n'est pas
seulement adhésion à la volonté divine. C'est une requête. La prière
peut modifier les desseins de Dieu; elle entre en ligne de compte
dans ses délibérations. C'est le paradoxe de la prière chrétienne
que, tout en faisant à Dieu le sacrifice de ses désirs, elle lui
demande de les exaucer. Elle est une requête, et une requête ardente,
comme le montrent les paraboles de l'ami importun (Lu 11:6-8) et
de la veuve qui supplie le juge inique (Lu 18:1-5). Mais elle
est une requête filiale, où l'imploration se soumet d'avance à la
volonté mystérieuse du Père.

La prière est donc autre chose, encore, qu'une méditation sur
l'amour de Dieu. Assurément, l'oraison d'union y tient une grande
place. Marie a choisi la bonne part (Lu 10:42). Mais la prière
peut être aussi une demande, et qui va jusqu'à l'importunité (Lu
11:8 18:5). Cette demande, toutefois, est déjà intercession. Elle
est une force active au service du Règne de Dieu. Et il n'y a pas de
doute que Dieu ne veuille se servir de la requête des hommes pour
hâter son intervention dans l'histoire. Il ne s'agit donc pas de
soumettre la volonté de Dieu à celle de l'homme, mais de faire
collaborer l'homme à la réalisation des plans de Dieu. La prière
ainsi entendue crée entre Dieu et l'homme un accord, qui est décrit
dans la parabole de l'Enfant prodigue. «Mon enfant, dit le Père au
fils aîné, tu es toujours avec moi, et tout ce que j'ai est à
toi» (Lu 15:31). Telle est la situation de l'homme vis-à-vis de
Dieu. Il n'y a pas moyen d'en concevoir une plus haute.

Quel est maintenant le rôle du culte, selon l'Évangile? Dans la
religion de l'Esprit, telle que la professe Jésus, le Temple tient-il
encore une place? L'entretien avec la Samaritaine ne laisse guère
d'avenir aux sanctuaires terrestres; et il est permis d'y voir
l'interprétation légitime des sentiments de Jésus. Il a prédit la
ruine du Temple, s'abîmant dans la catastrophe qu'il voyait prête à
fondre sur son peuple, et le seul crime qu'on ait pu lui reprocher
avec quelque fondement, semble-t-il, c'est d'avoir annoncé
l'édification d'un sanctuaire nouveau qui serait son oeuvre et dont
l'établissement coïnciderait avec sa manifestation glorieuse.

Toutefois, l'histoire de Jésus commence dans le Temple, par une
profession d'attachement enthousiaste à la maison du Père. Ensuite,
les seuls points d'attache auxquels on puisse agrafer les phases du
ministère de Jésus, ce sont les fêtes religieuses. Évidemment, les
évang, ne nous disent pas que Jésus soit venu au Temple en
pèlerinage. Ils ont fait crédit en cela à l'intelligence du lecteur.
Dans l'épisode où Luc montre Jésus pleurant sur Jérusalem (Lu
19:41 et suivants), le Temple domine le paysage, et il n'y a pas de
doute que la vue du splendide édifice, dont Jésus entrevoit la
destruction, ne lui fasse verser des larmes. Jamais il n'a désavoué
le Temple. Il n'a combattu nulle part la religion du sacrifice; il a
seulement dit, reprenant un thème de la religion prophétique, que la
miséricorde valait mieux (Mt 9:13 12:7). Il a fréquenté le
Temple, et, s'il a attiré sur lui la mort, c'est pour avoir voulu
purifier la maison du Père du commerce impie qui en faisait une
caverne de voleurs (Mr 11:17).

En tout cela, il est resté un fils pieux de la grande tradition
d'Israël. Mais pour lui, qui trouvait Dieu sur la montagne solitaire,
et à qui le spectacle des foules donnait plus de sujets de scandale
que d'édification, le culte du Temple était à la périphérie de la
religion, au lieu d'en former le centre. Désormais, la présence
divine n'est plus réalisée exclusivement dans le Temple. La chambre
dont un enfant de Dieu ferme la porte avant de prier est un
sanctuaire du Dieu vivant (Mt 6:6). Ce n'est donc pas une
religion nouvelle qui se crée, en hostilité à l'autre. C'est l'axe de
la religion qui se déplace. Le sacré n'est plus extérieur à la VI°
sociale; il en devient l'âme, étant associé à toutes ses
manifestations.

La loi d'amour

Comment la sainteté va-t-elle se réaliser? Y faudra-t-il employer des
moyens extérieurs? Jésus ne méprise pas les oeuvres prescrites par
ses contemporains. Il n'ordonne pas le jeûne à ses disciples, et ils
ne le pratiquent pas (Mt 9:14). Lui-même ne le pratique pas
davantage (Mt 11:19,Lu 7:34); mais il admet qu'on y ait recours
comme à une méthode d'hygiène spirituelle, à condition de ne penser
qu'au bien de son âme et de se refuser systématiquement à se servir
de ses pratiques d'ascétisme pour faire impression sur les
hommes (Mt 6:16,18). De même Jésus prescrit l'aumône, mais il la
veut discrète, ignorée des hommes, connue de Dieu seul (Mt
6:2-4). Il fait une place, et quelle place! à la prière, mais en lui
ôtant tout ce qu'elle a d'extérieur, et jusqu'à l'apparence d'une
contrainte exercée sur la divinité (Mt 6:6-8).

Ce qui caractérise la religion de Jésus, c'est qu'elle élimine
tout mérite. L'homme n'a aucun droit à faire valoir devant Dieu.
Ayant fait tout ce qui lui était prescrit, il doit encore se tenir
pour un serviteur indigne, qui n'a fait que ce qui lui était
ordonné (Lu 17:10). La parabole des ouvriers loués à des heures
différentes (Mt 20:1 et suivant) a la même signification. A
travail différent, salaire identique: c'est l'économie divine, où
tout se fait par grâce (voir ce mot). Ceci dit, il faut se garder de
voir dans l'Évangile un idéalisme intransigeant. Jésus admet que le
bonheur soit la sanction de la vertu. Mais c'est un résultat qu'on ne
doit pas envisager. Il faut perdre sa vie pour la sauver (Mt
10:28 16:25,Mr 8:35,Lu 9:24 17:33). Il est impossible que le don de
soi ne s'épanouisse pas en vie éternelle. Si c'était le but qu'on
poursuit, on ne l'atteindrait jamais. C'est simplement une
conséquence de l'action désintéressée. Le ciel sera la revanche de la
terre. Les Béatitudes (voir ce mot) font briller devant l'homme la
félicité céleste; mais celle-ci n'est accessible qu'à ceux qui se
sont donnés. Quant au but à atteindre, il est clair. «Soyez parfaits,
comme votre Père céleste est parfait» (Mt 5:48). Il n'y a aucune
limite à l'effort humain. La perfection consiste dans l'amour. Aimer
Dieu, d'abord, à qui l'on doit tout: l'aimer de tout son coeur, de
toute son âme, de toute sa pensée. Ensuite, aimer ses frères comme
soi-même, l'amour que l'on porte à ses frères étant la conséquence de
l'amour que Dieu porte à ses enfants (Mt 22:34-40,Mr 12:30 et
suivant
, Lu 10:25-27). Le Sermon sur la Montagne (voir art.)
montre jusqu'où doit aller l'amour fraternel, quand il prêche la
non-résistance au méchant et l'amour des ennemis (Mt 5:38,48,Lu
6:27-35).

Quelle sera, dans cette moralité nouvelle, l'attitude de Jésus
vis-à-vis de la Loi? Ici, nous sommes sur un terrain moins solide
qu'ailleurs. Les problèmes de la Loi ont été d'abord discutés entre
Jésus et les Pharisiens; mais ensuite, ils ont été le thème de
controverses prolongées entre les fidèles du judaïsme et les premiers
chrétiens. C'est un domaine où l'Église naissante a pu interpréter
ses souvenirs, les prolonger, y ajouter peut-être, et, dans une
certaine mesure, créer. Il y a de la casuistique dans de telles
controverses, et la casuistique nous éloigne peu à peu de l'Évangile.

La base de l'enseignement, pour Jésus comme pour ses adversaires,
c'est l'Écriture Sainte. Il argumente constamment au nom de
l'Écriture (Mr 2:25 7:9-13 12:24-37). S'il s'élève contre une
tradition qui est l'oeuvre des hommes, c'est au nom de l'Écriture,
révélation de Dieu. Mais la révélation de l'A.T. n'est pas pour lui
la lettre dont on accepte d'avance l'autorité. C'est la parole
vivante de Dieu, qui agit et se renouvelle dans la conscience. Il
interprète la doctrine ancienne à la lumière de la révélation
nouvelle. Dès lors, il ne faut pas s'étonner si Jésus reste un
adorateur selon la Loi. Il ne condamne pas indistinctement tous les
Scribes. Il y en a qui peuvent devenir disciples du Règne de
Dieu (Mt 13:52). Ceux-ci tirent de leurs armoires du vieux et du
neuf. Le neuf, c'est l'Évangile; le vieux, c'est la Loi. Il faut
conserver ce qui est bon dans le passé, mais le vieux est transformé
par le neuf. Il n'y a pas juxtaposition entre le vieux et le neuf: il
y a unité organique. Jésus songe bien à un achèvement de la
Révélation, mais qui se fait en prolongeant la pensée de la Loi: «Je
ne suis pas venu abolir, mais accomplir» (Mt 5:17). On a dit que
cette parole supposait tout l'âge apostolique. Elle est plutôt un
résumé admirable de la pensée de Jésus. Il semble d'ailleurs que
Jésus soit entré en conflit presque aussitôt avec les interprétations
pharisaïques. Il est difficile de croire qu'il ait dit, à propos des
Pharisiens: «Faites et observez tout ce qu'ils vous disent» (Mt
23). Mais il a dit, avec l'autorité de celui que Dieu inspire: «Vous
avez entendu qu'il a été dit aux anciens...Moi, je vous dis...»

Il y a une parole de lui où l'on retrouve l'écho des livres
sapientiaux d'Israël: «Chargez-vous de mon joug, et soyez mes
disciples, je suis doux et humble de coeur. Et vous trouverez le
repos de vos âmes. Car mon joug est aisé, et mon fardeau
léger» (Mt 11:28-30). On ne voit aucune raison sérieuse pour que
Jésus n'ait pas repris, en se l'appliquant et en l'approfondissant
singulièrement, un thème de la prédication inspirée d'Israël. En tout
cas, cette parole correspond parfaitement à l'impression de la plus
ancienne communauté. Mais en quoi le joug de Jésus était-il léger? Il
l'était en ceci, qu'il délivrait ses disciples de cette scrupulosité
paralysante sous laquelle les Pharisiens tenaient l'âme juive,
ligotée par des exigences toujours plus minutieuses. Il envisageait
la Loi comme une institution salutaire, qui perdait sa raison d'être
dès qu'elle devenait oppressive. «Le sabbat est fait pour l'homme,
disait-il, et non l'homme pour le sabbat» (Mr 2:27). Ce qui
importait à Jésus, c'était le principe de vie nouvelle, déposé au
fond du coeur, et qui devait produire de lui-même ses conséquences
sous l'inspiration de Dieu. Il affranchissait l'homme des terreurs de
la Loi. Il le libérait de la contrainte des autorités extérieures et
le laissait en tête-à-tête avec sa conscience. En ce sens, son joug
était léger.

On a remarqué qu'il l'était moins pour ces êtres faibles
qu'accable le sentiment de leur responsabilité. Entre la catégorie du
défendu, très vaste, et celle de l'obligatoire, la
casuistique pharisienne intercalait la catégorie de ce qui est
permis. Il y avait là matière à concessions, et il arrivait aux
Pharisiens de composer avec la faiblesse humaine. On ne retrouve
point trace de cette casuistique dans l'Évangile. L'obéissance, aux
yeux de Jésus, n'avait pas un caractère fragmentaire: on n'était pas
quitte envers Dieu pour avoir mis en pratique un certain nombre de
commandements; il fallait, en toute circonstance, faire la volonté de
Dieu, et c'était une volonté de perfection. C'est pourquoi, dans
l'Évangile, la loi morale s'intériorise, et ce n'est plus l'acte
seulement qu'elle condamne, c'est l'intention coupable. Jésus
affranchit son disciple des hommes. Il le remet à sa conscience. Mais
celle-ci ne lui accorde aucune atténuation. La loi divine est un
absolu.

Mais il faut songer à ce que représentait le joug des Pharisiens.
Il y avait d'abord les 613 ordonnances de la Loi écrite. Et les
Pharisiens y ajoutaient sans relâche des prescriptions nouvelles.
L'Israélite qui voulait être fidèle devait recourir à des ablutions
sans nombre pour se purifier des souillures qu'il contractait tout le
long du jour. Le sabbat, avec ses 42 interdictions, créait une
perpétuelle inquiétude. Les relations avec les païens étaient à ce
point prohibées, qu'elles faisaient surgir sans cesse de nouveaux cas
de conscience. L'observation de la Loi était, d'ailleurs, fort
onéreuse. Et le clergé y tenait la main. Il fallait acquitter dans
leur intégralité les dîmes prescrites par la Loi, autant de fois
qu'elles reviennent dans les textes. (On n'avait pas encore de
clartés sur les sources du Pentateuque et les répétitions qu'elles
engendrent.) Il fallait payer l'impôt du Temple. La Loi prescrivait
des voyages à Jérusalem, à l'occasion des grandes fêtes. Ces voyages,
avec les sacrifices qui en étaient le complément, coûtaient cher. On
a compté qu'un bon Israélite devait donner, bon an, mal an, le tiers
de ses revenus. Si l'Israélite transgressait la Loi, il tombait sous
la réprobation de ses coreligionnaires: il devenait un homme du
commun, un am-haarez, avec tout ce que le mot comportait de
mépris. Il faut se souvenir de cela quand on lit la réponse de Jésus
aux envoyés du Baptiste: «L'Évangile est annoncé aux pauvres» (Mt
11:5). Il est question de ces pauvres dans les Béatitudes. Ailleurs,
Jésus parle dans le même sens des enfants (Mt 11:25,Lu
10:21) ou des petits (Mt 18:6-10 25:40,45). Parmi ces
pauvres, il y avait des coeurs pieux, descendants spirituels des
Psalmistes, qui attendaient la consolation d'Israël, et qui
souffraient dans leur conscience, lasse de la tyrannie pharisaïque,
ou en révolte contre elle. La situation des pauvres était
intolérable. Les saints n'étaient plus en règle avec la Loi. Ils
étaient devenus, bien malgré eux, des pécheurs. Aussi le judaïsme
d'alors tenait-il la pauvreté pour une malédiction. Pour ces pauvres,
l'Évangile fut une libération. Jésus les appela à lui. Devant les
Pharisiens, il se solidarisa avec eux. Et il dit: «Heureux les
pauvres en esprit!» entendant par là ceux dont l'indigence consistait
dans l'ignorance des finesses de la casuistique légale, et qui, pour
ce motif, étaient exclus en bloc par les Scribes du Royaume de Dieu.

Par ailleurs, Jésus a maintenu la Loi. «Au vin nouveau, des
outres neuves», a-t-il dit (Mr 2:21 et suivant). Il semble qu'il
y ait là un mot d'ordre qui doive s'appliquer à toute la vie du
disciple de Jésus. Mais ce mot d'ordre anticipait sur l'avenir. Pour
le moment, Jésus se bornait à mettre une âme dans les formules
anciennes, en remplaçant la pureté lévitique par la pureté de l'âme,
et l'autorité de la lettre par celle de l'Esprit. Il acceptait la
Loi; il en était le commentateur; il faisait fonction de rabbin dans
les synagogues. L'heure n'était pas venue où le vin nouveau ferait
craquer les outres vieillies. Mais le principe de la religion
nouvelle était posé. Au nom de cette religion, Jésus condamnait une
dévotion sans moralité. En cela, rien d'antinomien. La liberté selon
Jésus n'est pas le rejet de la Loi. Jésus en a donné une
interprétation très large, véritablement humaine: il ne l'a pas
abrogée. Il n'est pas exact de dire qu'il ait été un «Pharisien
libéral». Son enseignement ne ressemble pas à celui de Hillel. Il
n'adoucit pas la Loi, en principe, pas plus qu'il ne l'abolit. Loin
de reculer devant ses exigences, il les porte à leur point de
perfection. Il veut que la justice de ses disciples surpasse celle
des Scribes et des Pharisiens (Mt 5:20). Dans l'épisode où se
trouve le Sommaire de la Loi, Jésus, selon Luc (Lu 10:27),
adhère au résumé des exigences divines que lui présente son
interlocuteur. D'après les textes parallèle (Mt 22:37,Mr
12:29,31), c'est lui qui formule le Sommaire de la Loi. Même si l'on
admet l'autre façon de voir, il se peut que le légiste d'Israël
renvoie à Jésus l'écho de son enseignement; ce qui est vraisemblable,
étant donné que le Sommaire réunit deux paroles qui se trouvent dans
des régions différentes de la Loi, et qui sont, dans le texte de
l'A.T., très disparates. De toute façon, Jésus dégage de
l'accumulation des ordonnances ce qui en fait l'esprit, en plaçant
dans une situation dominante l'amour pour Dieu et pour les hommes. Et
il invite le Scribe à dépasser la formule de la Loi en entendant par
le prochain non plus le compatriote, ni l'étranger domicilié, le ger, mais l'ennemi, le Samaritain.

Plus caractéristique encore est l'entretien avec le jeune homme
riche. «Il te manque une chose», dit Jésus (Mr 10:21). Pourtant,
son interlocuteur a conscience d'avoir accompli la Loi. Il faudra
qu'il fasse davantage, car il ne suffit pas d'obéir à la lettre d'un
code, et l'appel intérieur peut obliger au sacrifice sans limite.
C'est dans le même sens qu'il faut entendre la parole sur ceux qui
se sont faits eunuques en vue du Règne de Dieu (Mt 19:12).
L'homme, dans certains cas, doit renoncer au mariage.

Jésus peut dispenser ses disciples de l'observance extérieure de
tel ou tel détail de la Loi. Il ne les libère d'aucune de ses
exigences morales. Et, toujours, il accomplit la Loi. C'est dire
que, remontant au principe éternel du commandement, il en déduit
toutes les conséquences, dussent-elles entrer en conflit avec la
lettre de la Loi. Mais il ne combat la loi rituelle que lorsqu'elle
entre en conflit avec les devoirs d'humanité; il ne réagit contre
elle, par les libertés qu'il octroie, que dans la mesure où elle
risque de favoriser la négligence quant aux devoirs de l'âme. S'il
attache peu d'importance à ce qu'on entretienne soigneusement la
coupe et le plat (Mt 23:25), c'est qu'il ne veut pas qu'on se
serve des apparences pour dissimuler la corruption de l'âme. «Vous
payez, dit-il aux Pharisiens, la dîme de la menthe, de l'aneth et du
cumin, et vous négligez ce qu'il y a de plus grave dans la Loi: la
justice, la miséricorde et la fidélité. Il fallait faire ceci sans
négliger cela»
(Mt 23:23). Il faut rapprocher de ce texte
l'épisode rapporté dans le Codex D, à la suite de Lu 6:6: Jésus
voit un homme qui travaille le jour du sabbat; il lui dit: «Si tu
sais ce que tu fais, salut à toi! mais si tu ne le sais pas, tu es
maudit: tu es contempteur du sabbat.»

Aucune préoccupation, en tout cela, de libérer ses auditeurs des
ordonnances rituelles. Celles-ci lient la conscience, tant que la
conscience ne s'est pas élevée au point de vue supérieur d'où l'on
apprécie l'importance des choses suivant le rapport qu'elles
soutiennent avec le service de Dieu.

Les antithèses du Sermon sur la Montagne permettent de saisir sur
le vif l'originalité de la morale nouvelle. Il y a là une surenchère
du bien que le disciple de Jésus opposera aux forces du mal. «Si
quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre.
Si quelqu'un veut te forcer à une lieue de corvée, fais-en
deux» (Mt 5:40 et suivant). Aux anciens, on disait: «Tu ne
tueras point.» Et Jésus condamne l'injure. Il condamne la colère. Il
condamne le sentiment secret de haine, qui est le principe de tout
cela (Mt 5: et suivant). Aux anciens, il avait été dit: «Tu ne
commettras point adultère.» Mais désormais, c'est le regard même de
convoitise jeté sur la femme du prochain qui est condamné (Mt
5:27 et suivant). Pensée, geste, parole, et jusqu'aux plus obscurs
sentiments du coeur, rien n'échappe à la justice éternelle. Aux
anciens, on avait dit de ne point se parjurer. Jésus renchérit sur
l'interdiction du parjure par l'interdiction du serment (Mt
5:33,37). Il ne faut rien ajouter à l'affirmation pure et simple: ce
qu'on y ajoutait, pour la fortifier en apparence, était un manque
d'égards envers le Dieu souverain: que peut-on prendre à témoin qui
ne soit une part de lui?

Enfin, le divorce. Ici l'opposition est flagrante entre
l'enseignement de Jésus et celui qui fut donné «aux anciens». Et
Jésus n'hésite pas à entrer en conflit avec Moïse lui-même. Au nom de
la pensée divine qui institua le mariage, il écarte les concessions
que Moïse faisait à la dureté du coeur de l'homme (Mt 19:8,Mr
10:5). Il n'admet le divorce d'aucune façon: (Mr 10:2-9) la
concession qui figure dans le texte de Matthieu (Mt 5:32) a été, elle
aussi, insérée par la tradition dans la parole authentique de Jésus,
par égard pour la dureté du coeur humain. Paul, relatant le
commandement du Seigneur, n'admet aucune exception au principe de
l'indissolubilité du mariage (1Co 7:10 et suivant). Ainsi, Jésus
a été formel dans son interdiction.

Les rabbins avaient élargi singulièrement la facilité que leur
donnait le texte primitif de la Loi (De 24:1), en permettant à
un mari de renvoyer sa femme sous n'importe quel prétexte. «S'il en a
trouvé une plus belle, disait R. Aqiba, ainsi qu'il est écrit: Et si
elle n'a pas trouvé grâce à tes yeux» (voir Guittin, IX, 10). A
la casuistique misérable où se complaisaient les Pharisiens, Jésus
oppose l'absolu des exigences divines, la volonté de Dieu, manifestée
à la conscience individuelle.

Le judaïsme poussait jusqu'à la manie le souci de la pureté
rituelle. Il assimilait à un adultère la négligence en fait
d'ablutions rituelles. A un régime d'ablutions et de purifications
ininterrompues, Jésus oppose l'unique souci de la pureté du
coeur (Mr 7:18), ruinant ainsi toute la distinction du sacré et
du profane, et abattant la barrière qui séparait les Juifs des
païens. Logiquement, c'était toute la législation lévitique qui se
trouvait condamnée. Jésus n'est pas allé jusque-là: il s'est borné à
combattre la tradition pharisaïque. Mais de son point de vue, cette
parole: «le vin nouveau dans les outres nouvelles», ne doit pas nous
étonner. Peu importent les analogies avec son enseignement qu'on peut
trouver çà et là dans la littérature rabbinique. Le judaïsme qui
dégénère est en conflit mortel avec le prophète qui est sorti de lui.
A sa morale rituelle se substitue une morale intérieure adaptée aux
intentions secrètes qu'elle juge, et en défiance à l'égard de tout ce
qui, étant fidélité tout extérieure au précepte, est propre à
illusionner sur ce qui se passe à l'intérieur des âmes.

Jésus va plus loin lorsqu'il démasque une dévotion qui invoque
les devoirs envers Dieu pour se soustraire aux devoirs de l'humanité.
Il en est ainsi lorsque des voeux rituels viennent priver de vieux
parents de l'appui filial sur lequel ils étaient en droit de compter.
Ceci, dit-on, est un présent fait à Dieu (Corban): on n'en dispose
plus. Ainsi, le rite s'oppose aux plus élémentaires devoirs (Mr
7: et suivant). On pressent le conflit mortel qui va opposer à la
Loi et au Temple l'enseignement nouveau.

Mais cette justice nouvelle a-t-elle vraiment un caractère
définitif? N'aurait-elle pas été promulguée à titre intérimaire
seulement? L'intervention de l'eschatologie a paru utile à expliquer
certaines outrances de la morale évangélique, qui semblaient
incompatibles avec la notion d'une société bien ordonnée. On en a
conclu que la morale de Jésus avait, dans sa pensée, un caractère
provisoire; qu'elle devait être mise en vigueur, sans doute, mais
jusqu'à la venue prochaine du Règne de Dieu. Cette explication n'est
pas sans valeur lorsqu'il s'agit des Béatitudes. Il est certain que,
pour Jésus, la pauvreté, la faim, la persécution ne sont pas des
biens en elles-mêmes: elles ne le sont qu'en fonction de l'idéal qui
sera. Mais de façon générale, l'enseignement de l'Évangile
s'explique, en ses apparentes abdications, sans qu'on fasse
intervenir les considérations eschatologiques. Il faut se souvenir
que la société de ce temps-là n'était pas, ne pouvait pas être, une
société bien ordonnée. La non-résistance au méchant, la renonciation
au droit semblent plus aisées à concevoir dans une société où le
droit est inexistant. Et ce temps des Hérodes est, dans l'histoire du
judaïsme, une sombre page. Il ne faut pas oublier que Jésus a en vue,
non une organisation sociale qui eût été à créer, mais les intérêts
de l'âme individuelle qu'il est venu sauver. Sa morale n'est pas une
morale de la solidarité, qui suppose certaines accommodations: c'est
une morale nettement individualiste. Paul, qui légifère pour une
société religieuse, applique l'Évangile au monde du relatif: il en
donne la première adaptation. L'Évangile primitif reste sur le
terrain de l'absolu.

Jésus se refuse à être un réformateur social. A l'homme qui lui
dit: «Maître, dis à mon frère de partager avec moi l'héritage», il
répond: «Homme, qui m'a institué votre juge?» (Lu 12:13 et
suivant
). Ce n'est pas l'effet d'un spiritualisme exclusif. Il prêche
le détachement des liens terrestres, parce qu'il veut établir, dans
le coeur de ses disciples, la foi. Le grand obstacle qu'il rencontre,
c'est Mammon, et c'est le souci, qui est la négation de la foi et la
tare propre aux adorateurs de Mammon. Dès lors, il s'interdira de
prendre position dans des conflits relatifs aux biens de la terre.

La morale de Jésus est une morale de l'action, et de l'action
héroïque. On lui fait tort en y voyant l'attitude de laisser-aller et
d'abdication d'une époque transitoire, où on attendrait la
catastrophe finale. La justice meilleure que Jésus prescrit est
du même ordre que celle des Scribes et des Pharisiens. C'est une
façon analogue, mais supérieure, d'observer la Loi. Car la Loi garde
en principe son autorité divine. Sans doute, il y a un rapport entre
cette justice et le Règne à venir. Elle est la condition d'entrée au
Règne à venir. Que subsistera-t-il d'elle ensuite? Il n'appartient à
personne de le préciser.

Le Règne de Dieu

Nous arrivons au cycle eschatologique de la pensée de Jésus, dont le
terme classique est celui de Règne de Dieu. On peut entendre ce terme
de deux façons. Il y a la signification spatiale: le ciel opposé à la
terre. Il y a la signification temporelle: le siècle futur, opposé au
siècle présent. C'est ce second sens qui prédomine dans la tradition
évangélique.

Faut-il dire le Royaume de Dieu, ou le Règne de Dieu? En
général, les auteurs sont d'accord pour voir des inconvénients à
l'emploi du terme de Royaume, qui semblerait désigner une société
régie par la loi divine. Il s'agit, non de l'ensemble que régit la
volonté de Dieu, mais de l'autorité divine elle-même: non pas des
sujets de Dieu, ni de son domaine, mais de son pouvoir royal.
Règne convient mieux que Royaume, étant d'ailleurs la
traduction exacte de malkouth, qui était le terme employé par les
contemporains de Jésus. De Dieu, ou des cieux? Cela n'a aucune
importance. On disait des cieux, pour n'avoir pas à employer le
nom sacré qu'on craignait de profaner. Il est certain, d'autre part,
que le Règne de Dieu doit venir sur la terre, et qu'il viendra du
ciel. Il y a là un terme courant de la piété juive. Le judaïsme, au
temps de Jésus, attend une économie nouvelle, qui doit s'installer
ici-bas. Sans doute, les rabbins ont entendu parfois par ce terme le
Règne de la Loi, mais le plus souvent ils ont voulu dire le Règne
futur de Dieu, en face duquel se dresse le règne actuel de Satan.
C'est la notion courante des apocalypses, où il ne faut pas
méconnaître une influence du dualisme perse. Nous en trouvons des
traces dans les évangile; mais la foi de Jésus renverse Satan de son
trône et prépare l'avènement de Dieu.

L'idée du Règne de Dieu, conçu comme un principe spirituel de
transformation progressive des institutions humaines, est une idée
moderne. Le Règne viendra sur la terre non par évolution, mais par
révolution. Certes, il a pu se faire des confusions dans l'esprit des
disciples. Les conceptions de l'eschatologie populaire ont pu les
influencer dans leur reproduction des discours de Jésus. Mais Jésus a
prédit la ruine du Temple. Il a annoncé la venue du jugement dernier,
où le Fils de l'Homme doit jouer un rôle prépondérant. A-t-il dit à
ses disciples: «Vous n'aurez pas achevé de parcourir les villes
d'Israël, que le Fils de l'Homme sera venu»? (Mt 10:23) Cette
parole, dont la critique maintient habituellement l'authenticité, ne
peut guère s'appliquer à la première mission des disciples et à
l'arrivée de Jésus sur leur champ de travail. Indique-t-elle que
Jésus attendait, de son vivant, une manifestation du Règne de Dieu?
Ou bien, y avait-il là une instruction du Ressuscité? De toute façon,
c'est une parole qui nous reste parfaitement mystérieuse.

Par ailleurs, Jésus a prédit la ruine de Jérusalem. Elle marquait
certainement pour lui la fin du siècle présent. Il n'est aucun
texte des évangiles, relatif au Règne de Dieu, qui ne puisse avoir la
signification d'un Règne de Dieu futur. Jésus n'a jamais songé à
donner de ce terme de Règne de Dieu, qui était d'usage courant, une
explication. Il l'emploie donc au sens où ses contemporains
l'employaient. S'est-il borné, toutefois, à faire entrer son
espérance dans les cadres du judaïsme? Ceci, à la réflexion, ne
paraît guère vraisemblable. Il convient d'examiner de ce point de vue
certains textes controversés.

Ainsi Mr 4:10 et suivant, Mt 13:11,Lu 8:10. Il est
question ici d'un mystère, et ce mystère est en relation avec le
Règne de Dieu. Certains commentateurs ont pensé qu'il y avait là une
simple étiquette que la tradition aurait mise sur les paraboles.
C'est possible. Pourtant, il est des paraboles qui semblent bien se
rapporter au Règne de Dieu: le levain, p. ex., et le grain de
sénevé (Lu 13:18-21). Sans doute aussi Mr 4:26-29. Que les
paraboles soient destinées à expliquer et non à dérouter l'auditeur,
nul ne le conteste. Il peut y avoir quand même, dans une parabole, un
élément mystérieux. Si nous voulons trouver un sens à cette
expression: le mystère du Règne, il faut chercher une
interprétation qui serait, pour les contemporains, inédite. Les Juifs
attendaient un Règne de Dieu futur. Le mystère, ne serait-ce pas la
présence ignorée, sur la terre, du Règne de Dieu, représenté par le
Messie? Il y a en effet des déclarations de Jésus selon lesquelles le
Règne de Dieu apparaît comme présent. Il est dit que le Règne de
Dieu paraîtra un jour avec puissance. C'est donc qu'actuellement
il est déjà là, mais qu'il n'y est encore que de façon virtuelle.
Ailleurs, Jésus dit: «Si je chasse les démons par le doigt de Dieu,
c'est donc que le Règne de Dieu est venu à vous» (Lu 11:20,Mt
12:28). Ceci peut être rapproché de son exclamation, au retour des
disciples: «J'ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair» (Lu
10:18). Jésus est venu arracher à Satan son empire. La guérison des
démoniaques lui est un témoignage de la défaite de l'adversaire et de
la venue du Règne de Dieu. C'est le doigt de Dieu qui agit par
lui. Donc, Dieu règne déjà sur un point de la terre. Dès lors, le
sens de Lu 17:20 et suivant semble assez clair. Le Règne de Dieu
ne vient pas de telle manière qu'on puisse calculer d'avance la date
de sa venue. Et on ne dira pas: Le voici! Le voilà! Car le Règne de
Dieu est au dedans de vous (ou au milieu de vous). Au dedans
de vous? Ce serait le thème de la religion intérieure. Mais Jésus
a-t-il jamais dit que le Règne de Dieu se trouvât dans l'âme humaine
en général? Si le Règne de Dieu, c'est partout ailleurs un triomphe
apparent et universel de Dieu, se réalisant par un cataclysme, il est
impossible de lui donner ici une signification qui n'aurait aucun
contact avec l'acception habituelle. Si l'on traduit au milieu de
vous,
ce qui est possible (Il y a des cas, peu nombreux il est
vrai, où la préposition grecque correspondante est' employée dans ce
sens), le sens du texte est celui-ci: les hommes ne se rendent pas
compte que les énergies du Règne de Dieu sont déjà à l'oeuvre,
préludant à la transformation de l'univers. Dans l'activité de Jésus,
il y a une manifestation de la souveraineté de Dieu. Et voici le
mystère: le Règne de Dieu, encore à venir, et pourtant déjà présent.

Pourquoi ne pas rapprocher de ce texte les paraboles du levain et
du grain de sénevé? On dit parfois que l'idée d'évolution est
étrangère à la pensée antique, que celle-ci n'envisage nulle part
l'action d'une force immanente, produisant du dedans au dehors
l'épanouissement de l'être. La croissance étant due, selon l'idée de
ce temps-là, à une création continue, c'est ainsi qu'il faudrait
expliquer le développement du grain de moutarde et l'action du
levain. Ceci paraît quelque peu étrange. Comment se représenter le
levain d'une façon qui exclue l'idée de force immanente? Quand il est
dit que la terre produit d'elle-même l'herbe, puis l'épi, puis le
grain tout formé dans l'épi, il paraît bien difficile de concevoir
cette croissance de l'épi autrement que comme le déploiement d'une
force interne, et de se représenter que le germe, au lieu de contenir
la plante en puissance, ne soit que l'antécédent nécessaire pour que
Dieu crée la plante. Dans ces paraboles, il est question de la
puissance de l'Évangile. Il y a bien une relation organique entre le
commencement--la présence de Jésus--et l'achèvement futur du Règne de
Dieu. Assurément, il n'est pas question d'une Église qui se
développerait lentement au cours des siècles. Mais il est parlé de
l'amour divin révélé par Jésus, et qui, faisant irruption dans
l'économie présente, la bouleverse, frayant les voies à Dieu. Sans
doute, on ne peut pas dire de Jésus avec Wellhausen: «Son champ était
le temps», car Jésus n'a guère compté avec le temps, et la parousie
se précisait déjà devant ses yeux. C'est ce qu'indiquent nettement
Mr 8:38 9:1 et les textes parallèles. Cependant, il y a dans les
évang, les premiers éléments d'une conception évolutive du Règne de
Dieu. La leçon des paraboles est tirée du contraste entre les
commencements obscurs et l'avenir glorieux. Mais entre ces deux
termes extrêmes, il y a une relation. C'est comme si l'un était sorti
de l'autre. Tout est dû à une initiative constante de Dieu; mais il
est permis, en voyant le grain qui tombe dans le sillon, d'attendre
avec confiance la venue de la moisson. Attendre, car la
croissance sera l'oeuvre de Dieu, et non celle du vouloir humain. En
ce sens, on ne provoque pas l'avènement du Règne de Dieu: il faut que
le semeur laisse les conséquences des semailles se développer. Encore
en est-il l'auteur, puisqu'il a semé. Le Règne de Dieu ne peut être
provoqué artificiellement, mais il est en marche.

Tel est, semble-t-il, le sens d'une déclaration que la critique
juge trop obscure pour n'y pas voir une parole authentique de Jésus:
«Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu'à maintenant, le Règne des
cieux est assailli, et les violents le tirent à eux» (Mt 11:12).
Tirer à soi le Règne de Dieu, vouloir le contraindre à se manifester,
c'est, du point de vue juif déjà, une entreprise blasphématoire. Le
Règne de Dieu, dans toutes ses manifestations, dépend de l'initiative
divine. Il n'y a donc pas de doute que le terme qu'on traduit par
les violents ne soit pris en mauvaise part. S'agit-il de ces
terroristes qui sont apparus lorsque Rome a prétendu pour la première
fois (en 6-7 de notre ère) assujettir la Judée à l'impôt? Ces hommes
attendaient une manifestation de Dieu. Ils pensaient, par leurs
violences, lui forcer la main, en le contraignant à se manifester. Il
est très sûr que Jésus a condamné leur méthode, et qu'il s'est refusé
à y faire appel. Il n'y a chez lui aucune impatience. Mais il a cru
que le Règne de Dieu viendrait bientôt; que Dieu ferait justice à ses
élus, «qui crient à lui jour et nuit» (Lu 18:7).

Jésus a pensé que sa mort hâterait la venue du Règne. Il faut
songer à une grande parole, qui est johannique, mais qui est une
interprétation merveilleuse du sentiment du Maître: «Si le grain de
froment ne meurt..., il demeure seul; mais s'il meurt, il porte
beaucoup de fruit» (Jn 12:24).

Dès la vie terrestre de Jésus, les énergies du Règne de Dieu ont
commencé à se manifester dans la personne faible et méprisée de celui
qui se sentait appelé à revenir un jour, en qualité de Fils de
l'Homme, dans la gloire. Comme le dit Joh. Weiss, «il appartient à la
nature d'une personnalité vraiment historique de penser dans les
formes, dans les limites de son temps, et c'est le signe d'une
personnalité qui dépasse son temps qu'on puisse faire abstraction de
ces formes contemporaines, sans que sa grandeur en soit diminuée».

Comment Jésus a-t-il représenté à ses fidèles l'avenir glorieux
qu'il attendait? L'Évangile n'a pas donné «dans la chimère inhumaine
d'un désintéressement absolu» (Grandmaison, o. c, t. II, p. 375).
Il fait envisager aux hommes les conséquences normales de leurs
actes. Mais ce qui est caractéristique, c'est l'extrême sobriété de
ses descriptions. Il n'y est question ni de Léviathan, ni de
Béhémoth. Il est parlé seulement, à propos de la Cène, du vin
nouveau
que les disciples boiront avec leur Maître dans le Royaume
de Dieu (Mt 26:29). Et il y a bien le passage relatif aux douze
trônes, où seront assis les Douze, jugeant Israël (Mt 19:28, cf.
Lu 22:30). Mais c'est un des textes les moins sûrs des évangile:
il porte la marque d'un judéo-christianisme qui exalte les Douze, et
qui transfère sur eux une prérogative qui doit être, selon Paul,
celle de tous les croyants. Quant à l'image du festin, elle est le
symbole habituel et normal de la joie. Dans les Béatitudes, il est
dit que les débonnaires hériteront la terre (Mt 5:5), mais c'est
là une expression figurée. Cette terre est celle de la promesse. Les
bénédictions dont il s'agit sont celles du monde nouveau. L'univers
sera transfiguré. Ce sera la palingénésie (Mt 19:28). Non
seulement toute vision de haine et de vengeance est exclue, mais
encore les conditions normales de la vie terrestre seront
transformées. L'entretien avec les Sadducéens, relativement au cas
des sept frères qui ont épousé la même femme, montre bien la
spiritualité de l'espérance évangélique (Mc 12:18 et suivants).
«Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu» (Mt
5:8). Contempler la face de Dieu, c'est une expression du langage
des Psaumes, et qui traduit le sentiment d'un culte déjà
spiritualisé, où il n'y avait pas d'image de la Divinité. On voit à
quel point la perspective suprême que l'Évangile fait luire devant
les hommes est étrangère à toute convoitise de l'égoïsme humain. Ce
qui est promis à l'être pur, c'est de refaire l'expérience de Jésus,
qui voyait Dieu. Les trésors qu'il faut s'amasser dans le ciel (Mt
6:19 et suivant) sont donc de nature spirituelle. C'est pourquoi le
ver et la rouille ne mordent pas sur eux. Et l'apogée du bonheur,
dans l'au-delà, c'est la contemplation de Dieu, dans la paix de
l'union mystique. Si le Christ a promis aux siens le centuple de ce
qu'ils auront donné, ceci s'applique, dans le siècle présent, à la
confraternité des disciples de Jésus (Mr 10:29 et suivant). Et
le texte peut avoir été coloré par l'événement. Mais, de toute façon,
la vie éternelle occupe ici une place à part. Des frères, des soeurs,
une mère, des enfants, des champs, avec des persécutions, voilà pour
le siècle présent. Pour l'avenir, il y a la vie éternelle: cela
suffit. Et sur l'authenticité du mot, il n'y a pas d'incertitude.

Faut-il croire que, comme ses contemporains, Jésus place en
regard de la vie éternelle le châtiment éternel? Il paraît difficile
d'en douter. C'est l'alternative. La vie ou la mort. L'heure est
solennelle: il y a là une occasion qui ne se renou vellera pas.
Certes, la parabole de l'Enfant prodigue, celle de la Brebis perdue,
sont là pour donner confiance en la victoire finale de l'amour de
Dieu; mais rien dans l'Évangile ne fait prévoir un pardon au delà de
la tombe. Il y a bien la parole: «Tu ne sortiras pas de là, que tu
n'aies payé jusqu'à la dernière obole» (Mt 5:26). Mais ceci
implique-t-il nécessairement que la dernière obole doive être payée
un jour? L'Évangile est un message de salut: le salut a pour
contre-partie la perdition (Mt 25:46).

Jusqu'où s'étendent les perspectives de l'Évangile? Que faut-il
penser de ce qu'on a appelé l'universalisme de Jésus? L'ordre sur
lequel se fonde l'oeuvre missionnaire du Ressuscité (Mt 28:19)
représente, par rapport à la carrière terrestre de Jésus de Nazareth,
un merveilleux élargissement. Jésus avait écarté d'abord l'idée d'une
mission en terre païenne. Il avait dit à ses disciples: «N'allez pas
vers les païens; n'entrez pas dans les villes des Samaritains; allez
plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël» (Mt 10:5
et suivant). Il est difficile d'admettre que, sur ce point, la
tradition chrétienne ait été influencée par le préjugé judaïsant. Et
il n'est pas exact de dire que Jésus se soit lui-même affranchi de
l'interdiction qu'il avait signifiée à ses disciples, car ses voyages
en terre païenne n'ont pas eu un caractère missionnaire. Toutefois,
l'épisode du centurion de Capernaüm et celui de la Cananéenne ont
fait apparaître les possibilités divines de l'âme païenne. Était-ce
pour Jésus une révélation, comme on l'a dit souvent? Il n'est
nullement nécessaire de le supposer.

Les conditions du salut, selon l'Évangile, sont étrangères à
toute considération ethnique. Les Juifs sont bien les enfants du
Règne; mais s'ils rejettent l'appel divin, ils seront jetés dans les
ténèbres du dehors. Abraham, Isaac et Jacob occupent les places
d'honneur au festin du Règne; mais à côté d'eux, il y aura des gens
qui seront venus de partout. Impossible de faire plus complètement
table rase des prérogatives d'Israël. Il y a plus: aucune
considération proprement religieuse n'intervient ici. Ceux qui sont à
la droite du Fils de l'Homme, et en qui il salue les bénis de son
Père,
ce sont des hommes qui n'ont pas cru en lui, qui ne l'ont pas
reconnu pour ce qu'il était, mais qui l'ont honoré sous les traits
des souffrants, en accomplissant envers eux les oeuvres de
miséricorde (Mt 25:31-46). La vraie religion, c'est donc la
charité divine manifestée par la charité humaine. Ici, l'Évangile
primitif apparaît très au-dessus de toutes les formes contingentes
que le christianisme a revêtues au cours des siècles. Jésus révèle
l'excellence de sa doctrine et la valeur unique de sa personne, en
faisant passer les hommes, sous son influence, de la mort à la vie.

Révision Yves Petrakian 2005