JEAN (évangile de) 3.

III But et caractère du livre.

Quel est le but de ce livre qui, tout en s'apparentant aux
Synoptiques, en diffère sur des points importants et, par le choix de
ses matériaux tout autant que par la coloration qu'il leur donne,
témoigne de son intention de créer chez le lecteur une impression
plus profonde et plus définie que celle qu'ils sont capables de
produire? Il peut y avoir eu chez l'auteur l'intention de
corriger, sur quelques points que nous avons indiqués, les
données de la tradition synoptique; mais cette intention, à elle
seule, n'aurait suffi ni à lui faire prendre la plume, ni à lui faire
écrire un ouvrage de cette envergure. On est déjà plus près de la
vérité en disant qu'il a voulu compléter cette tradition et
sauver de l'oubli un certain nombre de traits importants et
significatifs; en effet, si l'on fait abstraction du récit de la
purification du temple, que l'auteur paraît avoir voulu replacer à sa
véritable date, de l'histoire de la multiplication des pains, dont il
avait besoin pour introduire le discours sur le pain de vie et,
naturellement, des scènes de la passion et de la résurrection, qui ne
pouvaient manquer dans aucun tableau du ministère de Jésus et sur
lesquelles il avait, du reste, des renseignements originaux à
fournir, on constate que presque tout le surplus, sans manquer
absolument de parallèles dans la tradition synoptique, lui est
cependant étranger.

Quiconque prendra la peine de relire ces pages spécialement
johanniques: la rencontre de Jésus avec ses premiers disciples, les
entretiens avec Nicodème et avec la Samaritaine, la guérison du
paralytique de Béthesda, le discours sur le pain de vie, la guérison
de l'aveugle-né, la parabole du bon berger, la résurrection de
Lazare, le lavement des pieds et les dernières instructions, se
rendra compte de ce qui manquerait au N.T. si ces trésors sans prix
ne nous avaient pas été conservés. Mais, manifestement, le 4 e évang,
est et veut être autre chose qu'un recueil de pages oubliées; il
forme une unité non seulement parce qu'il a un prologue et un
épilogue, ou parce qu'une même coloration s'étend sur les faits et
les discours et leur donne un air de famille, mais parce que tout y
procède de la même inspiration et tend au même but.

Dira-t-on peut-être que l'auteur de ce livre s'est donné pour
tâche de décrire le ministère de Jésus non plus du dehors et dans son
incessante variété, mais du dedans et dans son unité permanente?
Ou bien encore qu'il a rédigé son récit moins au point de vue de
l'historien qui a recueilli des informations, comme Luc, qu'au point
de vue du témoin qui a été mêlé au drame et qui s'efforce de
marquer, d'une part, les étapes de la foi chez les disciples, des
intuitions de la première rencontre à la confession délibérée de
Pierre (Jn 6:68 et suivant) et à l'acte d'adoration de
Thomas (Jn 20:28), et, d'autre part, le développement de
l'incrédulité, de l'enquête soupçonneuse faite auprès de
Jean-Baptiste par les autorités religieuses du peuple (Jn
1:19-28), aux tentatives de lapidation (Jn 8:59 10:31) et à la
décision d'en finir avec un rival dangereux? (Jn 11:47-53)
Toutes ces opinions ont été émises et, s'il en valait la peine, nous
pourrions les faire suivre des noms des théologiens éminents qui les
ont soutenues. Toutes renferment un élément de vérité, que nous
sommes heureux de recueillir, mais aucune ne va véritablement au fond
des choses. Pour atteindre celui-ci, il faut les subordonner à une
intention plus haute qu'heureusement pour nous nous n'avons pas
besoin de rechercher péniblement, puisque l'auteur lui-même, parvenu
au terme de son ouvrage, l'a formulée avec toute la netteté
désirable: «Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que
Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la
vie en son nom» (Jn 20:31).

Mettre le lecteur en présence d'un choix de traits et de paroles
suffisamment caractéristiques pour que le vrai sens de l'apparition
de Jésus éclate avec une pleine clarté; le montrer sous un jour tel
qu'il ne subsiste aucun doute ni sur son origine, ni sur sa mission;
établir entre le lecteur et lui ce lien personnel qui s'appelle la
foi et qui engendre la vie, voilà le but premier de l'auteur; il a
voulu faire connaître et communiquer à d'autres ce qu'il a trouvé
lui-même au contact de Jésus et dans sa communion.

On le voit, c'est par l'histoire, soulignée et éclairée par son
expérience personnelle, que l'auteur du 4 e évang, se propose de
conduire ses lecteurs à la foi; il veut leur faire voir ce qu'il a
vu, entendre ce qu'il a entendu, éprouver ce qu'il a lui-même
ressenti au cours des années mémorables qu'il a passées à l'école de
Jésus. Mais pouvons-nous accepter son témoignage, admettre que les
choses qu'il raconte ont été réellement vues et entendues, en un mot
qu'elles constituent de l'histoire authentique? Tout le problème
johannique, en dépit de ses multiples aspects, se ramène à cette
question fondamentale. Si nous parvenions à l'élucider, toutes les
autres questions qui se posent à propos de notre livre ou bien
trouveraient assez facilement une solution, ou bien pourraient, sans
grand inconvénient, demeurer sans réponse. Nous avons par conséquent
à passer en revue les arguments que l'on avance pour combattre et
pour défendre le caractère historique du 4 e évangile.

1.

LA THESE NEGATIVE.

Depuis un peu plus de cent ans que la question de la valeur
historique du 4 e évang, est posée et âprement débattue, un grand
nombre de savants ont émis l'opinion qu'en dépit de sa forme et de la
prétention qu'il affiche de se placer sur le terrain des faits, le 4
e évang, est un ouvrage de philosophie religieuse dans lequel il
serait vain de chercher des informations authentiques sur la carrière
de Jésus; c'est plutôt une sorte d'allégorie, dont tout l'intérêt
réside dans sa conception de la vie chrétienne, considérée à la fois
dans sa source profonde, la communion spirituelle avec Jésus, dans sa
manifestation essentielle, l'amour, et dans son fruit, la vie
éternelle. Approprions-nous ce message; efforçons-nous de nous en
pénétrer; reconnaissons que c'est Jésus qui nous fait vivre de la
vraie vie; peu nous importera, dans la suite, de savoir si les
personnages auxquels il est censé avoir communiqué sa doctrine, la
Samaritaine, Nicodème, et ceux qu'il aurait guéris ou même rappelés à
la vie, le paralytique, l'aveugle-né et Lazare, sont des personnages
réels ou fictifs; peu importera de même qu'il ait changé l'eau en vin
et multiplié les pains ou que son corps soit sorti du tombeau;
l'essentiel c'est que, par son Esprit, il soit devenu notre vie,
qu'il nous ait nous-mêmes guéris, ramenés de la mort à la vie,
spirituellement abreuvés et nourris.

Il faut assurément de graves motifs pour substituer cette
interprétation à l'opinion traditionnelle, qui a de tout temps
considéré ce livre comme le tableau le plus fidèle qui ait jamais été
tracé de la vie personnelle et de l'activité de Jésus. En quoi
consistent-ils?

Les différences constatées entre les données des Synoptiques et
celles du 4 e évang, sont évidemment d'un grand poids aux yeux de
ceux dont nous cherchons à exposer la manière de voir.

Les miracles qu'il rapporte donnent lieu à une double
observation: d'une part, ils tiennent davantage du prodige que ceux
qui ont trouvé place dans la narration synoptique: c'est l'eau
changée en vin à Cana; c'est le fils de l'officier royal de
Capernaüm guéri à une distance de plusieurs lieues; c'est la
multiplication des pains et la marche nocturne de Jésus sur les eaux;
c'est la guérison d'un paralytique malade depuis trente-huit ans et
c'est celle d'un aveugle-né; c'est enfin la résurrection de Lazare,
quatre jours après sa mise au tombeau, fait inouï, que la tradition
synoptique aurait certainement recueilli s'il était authentique;
d'autre part, on ne peut se défendre de l'impression que ces
miracles, tout en étant donnés pour des signes attestant la
mission divine de Jésus, sont racontés moins pour eux-mêmes que pour
introduire les discours qui les commentent et qui sont pour
l'évangéliste l'élément essentiel (voir ch. 5, 6, 10 et 11).

Les discours, en comprenant sous ce terme les assez nombreux
entretiens relatés dans l'évangile, présentent aussi une double
particularité: celle, déjà relevée, d'être coulés dans le même moule
et de se revêtir des mêmes expressions que la pensée de
l'évangéliste, à telles enseignes que l'on est parfois amené à se
demander si les déclarations attribuées à Jésus (ou à Jean-Baptiste)
ne se muent pas, sans que le lecteur en soit prévenu, en réflexions
de l'écrivain (voir spécialement Jn 3:3,21,27-36); puis, celle,
plus frappante encore, de ramener le témoignage rendu à Jésus et le
témoignage que Jésus se rend à lui-même à une série de types
empruntés, les uns à l'A.T., les autres à l'idéologie chrétienne:
l'agneau de Dieu (Jn 1:29), le serpent du désert (Jn 3:14),
l'eau vive (Jn 4:10 7:37), le pain de vie (Jn 6:35), la
lumière du monde (Jn 8:12 9:5), la vraie porte (Jn 10:7),
le vrai berger (Jn 10:11), la résurrection et la vie (Jn
11:25), le vrai cep (Jn 15:1).

Au reste, l'ouvrage tout entier, comparé aux Synoptiques, fait
l'impression d'appartenir à un stade plus avancé de la réflexion
chrétienne, surtout dans le domaine de la christologie. Sans doute,
il est aisé de constater que, pour les Synoptiques aussi, le Christ,
même durant sa vie terrestre, occupait une situation exaltée;
néanmoins leur christologie rentre encore dans les cadres de ce que
l'on peut appeler la christologie prophétique ou pneumatique (du grec
pneuma, esprit): Jésus reste pour eux «un prophète puissant en
oeuvres et en paroles» (Lu 24:19); l'appellation Fils de Dieu
est chez eux une désignation messianique (Mt 16:16, cf. Mr
14:61).

C'est le don de l'Esprit, accordé à Jésus au moment de son
baptême, qui l'a revêtu de la dotation inséparable de sa haute
vocation. Cette conception, que l'on retrouve, à peu de chose près,
dans les premières épîtres de Paul (1 et 2 Thess.) et qui est en voie
de transformation dans les épîtres de la période des grandes
luttes (1Co 8:6,2Co 8:9), cède la place, dans les épîtres de la
captivité, principalement Col et Phil., à une doctrine qui fait du
Christ un être divin, par qui et pour qui tout a été créé et qui, par
un miracle de condescendance et d'amour, consentit à venir ici-bas et
à donner sa vie pour notre rédemption. Cette christologie, qui ne
s'affirme clairement chez Paul qu'en deux endroits de ses lettres,
est, si l'on peut dire, l'alpha et l'oméga de la théologie
johannique. On trouverait sans doute encore dans le 4 e évangile des
passages où les termes Christ et Fils de Dieu sont juxtaposés comme
des équivalents (Jn 11:27 20:31); mais il saute aux yeux que le
livre dans son ensemble donne à l'expression Fils de Dieu une
signification beaucoup plus riche et plus haute. Le prologue voit
dans l'apparition du Christ le résultat de l'incarnation de la Parole
qui «était au commencement avec Dieu», qui «était Dieu» et «par qui
toutes choses ont été créées» (Jn 1:1 et suivant). Ce prologue
donne la note à l'évangile entier et en fournit la clé; c'est à sa
lumière que toutes ses pages doivent être interprétées; du
commencement à la fin, le Christ se présente comme celui qui,
descendu du ciel, continue cependant à y vivre (Jn 3:13), qui,
venu du Père, retourne au Père (Jn 13:3), qui, ne possédant
ici-bas qu'une gloire voilée, discernable seulement par les yeux de
la foi, aspire à rentrer en possession de la gloire qu'il avait
auprès de Dieu avant que le monde fût (Jn 17:5).

Ainsi parlent les théologiens qui nient le caractère historique du
4 e évangile Passons à l'argumentation de ceux qui s'en sont
constitués les défenseurs.

2.

LA THESE AFFIRMATIVE.

Si la valeur historique du 4 e évang, a été fréquemment contestée,
elle a trouvé également des défenseurs nombreux et convaincus. La
tâche de ceux-ci était tout d'abord de répondre aux objections des
assaillants, soit en montrant l'inexactitude de leurs allégations et
en rétablissant les faits, soit en s'élevant contre les
interprétations erronées que l'on donne de ceux-ci. Il est bien vrai,
observent-ils, qu'il y a sur plusieurs points, et tout d'abord dans
la narration des faits, d'assez nombreuses différences entre les
Synoptiques et le 4 e évangile Mais, à supposer, ce qui n'est pas
prouvé dans tous les cas, que ces différences soient aussi accentuées
qu'on le prétend, de quel droit met-on systématiquement l'erreur du
côté du 4 e évangile? N'est-ce pas lui qui a raison lorsqu'il assigne
au ministère de Jésus une durée d'au moins deux ans? Les huit ou dix
mois auxquels on prétend le réduire, d'après les Synoptiques, sont
insuffisants pour contenir tout ce qui doit y trouver place, pour
rendre compte des phases successives du ministère de Jésus, du
développement graduel de la foi chez les uns, de l'opposition chez
les autres, et de l'éducation prolongée qui prépara les Douze à
l'accomplissement de la tâche qui les attendait. De même, on ne
conçoit guère que Jésus, s'il s'est regardé comme le Christ, ait
systématiquement confiné son action à la Galilée et n'ait fait qu'une
unique et vaine tentative pour gagner la Judée; et l'on a décidément
de la peine à admettre qu'il ne se soit rendu à Jérusalem que pour y
mourir. Au reste, à y regarder de près, on s'aperçoit qu'il subsiste
chez les Synoptiques eux-mêmes quelques traces de son activité
judéenne. Jésus connaissait la famille de Béthanie et s'était arrêté
chez elle (Lu 10:38,42); Joseph |d'Arimathée était certainement
de ses amis et même de ses disciples (Mr 15:43). A rapprocher de
ces indices l'exclamation attristée de Jésus: «Jérusalem,
Jérusalem...combien de fois ai-je voulu rassembler tes
enfants!» (Lu 13:34). Les corrections discrètes que le 4 e
évang, apporte aux Synoptiques n'ont rien de tendancieux et sont
faciles à légitimer. Si Jésus était mort le 15 nisan, jour solennel
de la Pâque, comment eût-on rencontré ce jour-là quelqu'un qui
revenait des champs (ou du travail des champs), comme ce fut le cas
de Simon de Cyrène (Mr 15:21), et où Joseph d'Arimathée
aurait-il fait l'achat d'un linceul? (Mr 15:46) Si les
Synoptiques ont placé la purification du temple dans la toute
dernière semaine, c'est qu'ayant gardé le souvenir de cet événement,
mais ne connaissant qu'un seul voyage de Jésus à Jérusalem, ils ne
pouvaient le situer à un autre moment; mais il est parfaitement
possible qu'il soit plus ancien; la chose est même probable; la
difficulté que l'on eut à rétablir la teneur des paroles que Jésus
avait prononcées à cette occasion (Mr 14:58 et suivant) tendrait
à l'établir. Le silence des Synoptiques relativement à la
résurrection de Lazare est embarrassant; ne pourrait-on pas
l'expliquer toutefois en disant, d'une part, que les souvenirs
recueillis par les Synoptiques sont essentiellement galiléens, et,
d'autre part, que pendant de longues années la plus élémentaire
prudence commanda aux amis de Jésus de faire oublier Lazare pour ne
pas le signaler à la vindicte des chefs?

Passons à des questions plus générales. Il est manifeste que le
langage de Jésus chez Jean, différent de ce qu'il est chez les
Synoptiques, se rapproche, au point de se confondre avec lui, du
langage de l'apôtre dans l'épître. Remarquons néanmoins que certaines
locutions très caractéristiques du langage synoptique: le royaume de
Dieu, le Fils de l'homme, ne sont point étrangères à Jean et que les
termes que ce dernier affectionne: lumière, ténèbres, vie, mort,
etc., sont des expressions courantes de la piété hébraïque et
chrétienne. Admettons que Jean, au terme de cinquante ou soixante
années de témoignage chrétien, ait fini par transposer,
inconsciemment sans doute, les paroles de Jésus dont il avait gardé
le souvenir, il a parfaitement pu le faire sans en altérer la
substance. Les miracles racontés par Jean, même le changement de
l'eau en vin, qui n'a rien de plus stupéfiant que la multiplication
des pains, ne sont pas plus voisins du prodige que ceux que
rapportent les Synoptiques. Les Synoptiques aussi racontent des
guérisons à distance (Mt 8:5,13,Mr 7:24,30), des guérisons
d'infirmes qui l'étaient de naissance (Mr 7:32-37) ou depuis de
longues années (Lu 13:31), des résurrections de morts (Mr
5:21,43,Lu 7:31,17), et même des miracles opérés sur la nature
inanimée (Mr 4:35-41). Au reste, il est piquant d'observer que
c'est précisément chez Jean que les exigences des Juifs et leur soif
de merveilleux sont le plus rigoureusement condamnées (Jn 4:42,48
6:30-33 20:29) et que les conditions morales de la foi sont le
plus nettement affirmées (Jn 3:19,21 7:17 8:47). Et quant à la
façon dont Jésus se présente, il faut constater que, lorsqu'il
s'exprime en public et surtout lorsqu'il a devant lui des
adversaires, il est chez Jean aussi fermé et réticent que chez Marc
ou Luc lorsqu'il refuse de faire un miracle pour lever les doutes des
pharisiens ou d'Hérode (Mr 8: et suivant, Lu 23:8). Il ne
faut rien systématiser relativement au rapport des faits et des
discours; certains faits (miracle de Cana, guérison du fils de
l'officier royal, résurrection de Lazare) ne sont suivis d'aucun
discours; et tels discours, ceux des ch. 7 et 8, par exemple, ne sont
amenés par aucun fait particulier.

Les types auxquels on s'achoppe et sur lesquels on se fonde
pour prétendre que les discours qui les contiennent sont fabriqués de
toutes pièces sont bien loin d'être amenés avec une telle insistance,
et quantité de gens ont lu l'évangile toute leur vie sans
s'apercevoir qu'il y aurait là quelque chose de systématique et de
cherché. Quant à l'allégation que la théologie johannique et
notamment la christologie du 4 e évang, dénoteraient un stade très
avancé de la réflexion chrétienne, il suffit, pour en faire justice,
de rappeler que cette christologie est aussi celle des épîtres de
Paul, dont la rédaction est antérieure de bien des années à celle des
Synoptiques, et qu'à bien considérer les choses, elle est celle du
N.T. tout entier; elle constitue l'atmosphère qu'on y respire de la
première à la dernière page; elle est le fondement inébranlable du
message chrétien.

Les objections et les négations des adversaires étant ainsi
écartées ou réduites, il est possible à ceux qui affirment le
caractère historique du 4 e évangile de passer aux raisons qui les
engagent à voir dans ce livre un portrait authentique de Jésus et une
description fidèle de son activité.

Deux de ces raisons sont d'un caractère général.

L'une se tire de l'unanimité de la tradition chrétienne, qui, dès
ses origines et à la seule exception de l'infime secte des Aloges
(négateurs de la doctrine du Verbe ou Logos), a mis sans hésiter le 4
e évang, au même rang que les Synoptiques, les opposant ensemble à la
masse grandissante des évangiles apocryphes qui envahissaient
l'Église et mettaient en péril l'unité de sa foi.

L'autre consiste à alléguer l'impossibilité dans laquelle on se
trouve de se représenter la mentalité spéciale d'un écrivain qui
aurait enrichi le patrimoine spirituel de l'humanité de son plus
précieux joyau et se serait rendu en même temps coupable d'un faux
parfaitement caractérisé; on a beau nous rappeler qu'en matière
d'honnêteté littéraire, l'antiquité avait de tout autres idées que
les nôtres, et que les historiens anciens placent sans sourciller
dans la bouche des généraux et des hommes d'État des discours de leur
propre fabrication, notre sens chrétien ne peut que s'élever contre
un tel rapprochement.

Mais les défenseurs de la valeur historique du 4 e évang, ont
autre chose à avancer que ces considérations générales. Ils allèguent
le témoignage de l'évangile lui-même, qui se donne (Jn 1:14
19:35) et est donné (Jn 21:24) pour l'oeuvre d'un disciple du
Christ et qui, en maint endroit, justifie pleinement cette assertion.

Bien que l'auteur ait cherché à s'effacer le plus possible, comme
il convenait dans un ouvrage qui ne devait attirer l'attention que
sur une seule figure, il n'a pu éviter de se révéler par toute une
série de traits. Il s'est révélé, par exemple, comme un homme
parfaitement au courant de la géographie et des usages palestiniens,
capable de conduire sans hésitation ses lecteurs de Galilée en Judée
et de Jérusalem dans les régions situées à l'orient du Jourdain, bien
au fait des rapports des autorités juives et des autorités romaines,
au courant des fêtes juives (Pâque, fête des Tabernacles, fête de la
Dédicace) et du moment de leur célébration (Jn 10:22), sachant
combien il s'était écoulé d'années depuis le commencement de la
restauration du temple par Hérode (Jn 2:20) et connaissant le
nom de la localité obscure où Jean baptisait (Jn 3:23),
familiarisé avec les préventions des Juifs contre les
Samaritains (Jn 4:9), ainsi qu'avec leurs conceptions
particulières sur l'origine de la souffrance (Jn 9:2), en état
d'indiquer avec précision la situation de Béthesda (Jn 5:2), du
Trésor (Jn 8:20), du portique de Salomon (Jn 10:23) et
jusqu'au nombre, à la contenance et à la destination des vases que
Jésus fit remplir d'eau en vue du miracle de Cana (Jn 2:6). Ce
même homme se révèle, en second lieu, par l'insertion d'un certain
nombre de traits d'une précision autobiographique qui sont à
l'évangile ce que la signature du peintre est au tableau. On a
toujours considéré comme tels le récit de la rencontre de Jésus avec
ses premiers disciples (Jn 1:35-51), celui de la guérison de
l'aveugle-né (Jn 9), du lavement des pieds, de la passion, de la
course au tombeau le matin de Pâques, des remarques comme celles de
Jn 2:11,17,22 4:35 12:16 19:35 20:8, et surtout les suprêmes
entretiens, où la figure de Jésus se dresse, sublime, au milieu des
disciples, qui ne se doutent de rien et que pourtant étreint et
accable le sentiment de la solennité de l'heure. Seul, en somme, un
témoignage comme celui qui est rendu ici au Christ terrestre explique
les liens qui se nouèrent entre les disciples et le Christ ressuscité
et glorifié. Maintenez ce témoignage et vous donnez à l'existence de
l'Église une base solide. Otez-le et vous rendez inintelligible tout
le développement postérieur du christianisme. Telles sont les raisons
sur lesquelles on s'appuie pour affirmer, en dépit de toutes les
difficultés, la valeur historique du 4 e évangile.

La force de cette argumentation a été reconnue par un groupe
imposant, et peut-être faudrait-il dire croissant, de théologiens
qui, tout en continuant à regarder le 4 e évang, comme un ouvrage
composé avec une certaine liberté par un chrétien de la deuxième ou
de la troisième génération, reconnaissent que l'auteur a introduit
dans son récit bien des traits authentiques, dont il devait la
connaissance soit à la tradition orale, soit à des sources écrites
qu'il avait réussi à recueillir. Cette conception intermédiaire se
rapproche beaucoup de l'opinion traditionnelle quand elle va jusqu'à
admettre que le 4 e évang, a vu le jour dans un milieu qui, ayant
connu l'apôtre Jean, avait bénéficié de ses souvenirs et subi
l'influence de sa remarquable personnalité.

Il serait sans intérêt pour nous d'essayer de dresser la liste des
critiques et des théologiens qui se sont prononcés pour l'une ou pour
l'autre des manières de voir que nous venons de caractériser.

Mais qui décidera entre ces opinions contradictoires et appuyées
par tant de savants éminents, et peut-on espérer qu'une fois ou
l'autre la force des arguments, dans un sens ou dans l'autre,
réussira à établir l'unanimité parmi les hommes de science? Cela ne
nous paraît guère probable; car, au fond, les savants eux-mêmes, sans
qu'ils s'en rendent compte, sont influencés, jusque dans des
questions de pure érudition, par leur conception générale de la
religion et par leur attitude personnelle à l'égard du Christ.

Le regardent-ils comme un homme semblable aux autres, bien que
les dépassant par la pureté de sa vie, par l'ardeur de sa piété et
par la profondeur et la richesse de sa connaissance de Dieu? Dans ce
cas, les miracles qui lui sont attribués et bien des paroles mises
dans sa bouche par les évangélistes leur paraîtront incroyables et
aucun ensemble de considérations historiques ne parviendra à leur
faire admettre que ceux qui rapportent ces choses puissent en avoir
été les témoins.

Regardent-ils, au contraire, le Christ comme un être parfaitement
saint, en pleine communion, durant toute sa vie, avec Celui qu'il
appelait son Père, et dont l'apparition parmi les hommes est,
elle-même, le plus grand miracle de l'histoire? Ils ne seront
alors nullement choqués d'entendre que cet être qui les surpasse à
tous égards a guéri les malades, dominé sur la nature et même ramené
les morts à la vie, non point sans doute dans l'exercice arbitraire
d'un pouvoir magique, mais dans la pleine obéissance aux directions
de Celui qui lui avait confié son autorité et sa puissance; dès lors
il ne leur répugnera point d'admettre que le tableau tracé par les
évangélistes (car c'est d'eux tous qu'il s'agit) est véritablement de
l'histoire. C'est de ce côté qu'en dépit de difficultés que nous ne
songeons pas à nier et que nous ne sommes pas en mesure d'écarter,
nous nous sentons contraints de nous ranger.

Révision Yves Petrakian 2005