GNOSTICISME
I Généralités.
Le mouvement théologique connu sous le nom de gnosticisme, à partir
du II e siècle, eut une amplitude et une vigueur remarquables. On
l'appelle ainsi parce qu'il se fonde sur la gnose ou la connaissance
(grec gnôsis); il a donc un premier et éminent trait
caractéristique: c'est un intellectualisme. Pour le définir
complètement, il faut en considérer les origines. Avant d'être
cristallisé en systèmes plus ou moins définis, le gnosticisme est
resté longtemps à l'état de tendance: disposition d'esprit qui
plaçait la spéculation métaphysique au premier plan dans la vie
chrétienne. Le gnosticisme chrétien semble bien avoir pris naissance
en Syrie et en Asie Mineure (région d'Éphèse-Colosses); au cours du
II e siècle il s'est répandu, dans tout le monde chrétien, très
rapidement, puisque vers 120 surgirent ses représentants les plus
éminents: Basilide, Valentin, Carpocrate, etc.
Venant d'Asie, le gnosticisme unira la croyance à la rédemption
du monde et des spéculations cosmologiques qui en feront une
philosophie compliquée et abstraite. Dieu est considéré comme
infiniment éloigné du monde actuel; pour exercer une action sur ce
monde et le sauver, il aura besoin de recourir à une série
d'intermédiaires plus ou moins nombreux. Afin de participer à cette
rédemption, ce n'est pas la foi, mais la connaissance qui sera
nécessaire, accompagnée d'une morale ascétique, ritualiste et
formaliste.
Quant aux sources du gnosticisme, on peut dire que pendant
longtemps elles n'étaient que peu utilisées. On connaissait les
gnostiques surtout par le témoignage de leurs adversaires. En
dépouillant scrupuleusement toutes les informations qui nous sont
parvenues et quelques textes souvent anonymes, échappés à la
destruction, on peut établir, avec une approximation suffisante, les
doctrines extrêmement compliquées des différents chefs d'école. Ces
sources sont actuellement à la portée de tout lecteur cultivé dans
l'ouvrage d'Eug. de Faye cité à la fin du présent article.
II Gnosticisme et littérature biblique.
Sans être nommé expressément, le gnosticisme apparaît à plusieurs
reprises dans les ouvrages canoniques. On peut distinguer trois
phases qui indiquent la progression des idées gnostiques au sein du
milieu chrétien: dans les épîtres pauliniennes (des Colossiens aux
Pastorales), on assiste à une réaction contre l'ascétisme et la
cosmologie à tendances gnostiques. Dans l'Apocalypse, nous trouvons
des allusions à un gnosticisme très primitif encore mais qui paraît
déjà organisé. Enfin, dans les épîtres catholiques, la lutte est
déclarée, véritable polémique contre un gnosticisme connu et
dangereux.
A. Les épîtres pauliniennes. Nous ne retenons que pour mémoire
l'opinion des Pères, voyant dans Simon le magicien (Ac 8:9-18)
un ancêtre du gnosticisme. Cet épisode des Actes confirme qu'au début
même de la mission chrétienne, une tendance gnostique existait en
Palestine. Quant à l'apôtre Paul, il eut à lutter contre les mêmes
théories dans les Églises qu'il avait fondées. La lecture des
Colossiens (vers l'an 60), des Éphésiens (plus tardive) découvre les
points principaux de la controverse ultérieure: on y lit les termes
gnostiques d'éons, archontes (Eph 2:2 3:8 et suivant),
plêrôme (Eph 3:19). Col 2:8-20 est le long
développement d'une double affirmation antignostique: pour avoir part
à la rédemption du Christ, il n'est pas nécessaire d'être ascète, ni
d'affirmer l'existence d'intermédiaires entre Dieu et l'homme.
B. Plus tard encore, dans les épîtres dites pastorales
(voir art.), les mêmes tendances sont combattues et dans les mêmes
termes (1Ti 4:1,3 6:6 et suivant, 2Ti 3:1,8). On y
rencontre des allusions (Tit 1:10,11) et le vocabulaire familier
au gnosticisme (les généalogies, sous-ent. d'éons, dans 1Ti
1:4,Tit 3:9). Ce gnosticisme est à la fois judaïsant et mercantile:
il semble proche parent de celui de l'Apocalypse. On arrive à un
moment où le gnosticisme, sans doute déjà répandu, s'organise plus
ouvertement, abandonne la discussion pour s'affirmer. Dans
l'Apocalypse (Ap 1 et Ap 2, et notamment Ap 2:6-15),
nous avons un écho de ces controverses au temps des premières
persécutions.
C. Enfin les épîtres catholiques. La première épître de Jean
(1Jn 2:22 4:2) met en garde ses lecteurs contre le docétisme
(d'après lequel Jésus n'aurait eu qu'une apparence humaine). L'épître
de Jude est entièrement consacrée à mettre en garde les chré tiens
contre le gnosticisme, auquel l'auteur reproche, ainsi que la
deuxième épître de Pierre, non seulement ses doctrines, mais sa
morale tombant de l'excès de l'ascétisme dans l'excès opposé.
III Développement ultérieur.
Lors de la clôture du canon du N.T., le gnosticisme est donc en plein
épanouissement: son influence et la nécessité de la combattre ne
furent pas étrangères à la constitution du canon biblique. Dans cet
essor, qui prit rapidement une grande envergure, nous pouvons déceler
trois traits caractéristiques.
1.
Caractère métaphysique.
Le gnosticisme n'a cessé d'être une métaphysique religieuse. La gnose
n'est pas une foi, c'est une connaissance transmise par initiation et
constituée par une explication du monde purement intellectualiste.
Avoir compris, c'est être sauvé; et comprendre, c'est rapporter au
Dieu suprême le monde tout entier par une série d'intermédiaires qui
en émanent (émanatisme). Entre ce bas monde et Dieu la séparation est
complète: les éons (entités métaphysiques) sont érigés en une
hiérarchie céleste dans laquelle Jésus-Christ n'occupe qu'une place
entre beaucoup d'autres êtres. Il y a également en Jésus une double
nature: son caractère céleste rend son apparition terrestre sans
réalité.
2.
Caractère moral.
La morale qui découle logiquement de cette métaphysique présente les
particularités suivantes:
1° Elle est ascétique, en ce sens que la
connaissance véritable ne pourra être acquise qu'à la suite de
purifications, de jeûnes et d'abstinences destinés à libérer l'âme.
Au fond, le gnosticisme est dualiste: selon ses principaux docteurs,
la matière est le principe mauvais, dont il faut se libérer le plus
rapidement possible.
2° Elle opposera les chrétiens entre eux en
établissant des catégories: les hyliques (de hulè
=matière) sont encore plongés dans la matière, les psychiques et
les pneumatiques (de pneuma =esprit) ont effectué tout ou
partie de cette libération, seule issue vers la vie éternelle.
3° Enfin, cette morale est dangereuse, car à force de
vouloir séparer la matière de l'esprit, on en arrive insensiblement à
tirer les conséquences ultimes de ce principe. Le corps pourra
pécher, puisque l'esprit demeure en dehors des égarements matériels.
Par une loi psychologique bien connue, à l'extrême ascétisme s'unira
la corruption morale ou l'âpreté du gain. (cf. 1Ti 6:13)
3.
Caractère théologique.
Enfin, au point de vue de l'histoire des dogmes, rappelons que
l'Église a opposé une très forte résistance au gnosticisme. Elle a
compris le danger qu'offraient ces spéculations compliquées et cette
morale pleine de contradictions. Cette explosion de théosophie
orientale a fait courir un péril certain à la pensée chrétienne, en
risquant de l'étouffer sous un éclectisme sans discernement. Elle a
pourtant rendu service à l'Église en l'obligeant, dès le II e siècle,
à définir ses doctrines métaphysiques et morales d'une manière claire
et populaire. On peut le constater dans les trois points principaux:
1° Opposition irréductible à la mythologie
orientale dont le gnosticisme se servait avec beaucoup d'habileté; la
rédemption du monde n'est pas une affaire de connaissance, mais de
foi.
2° Affirmation de la personnalité du Sauveur, alors
que le gnosticisme réduisait le Christ à l'existence (à l'être)
en le dépouillant de tout caractère divin.
3° Dieu n'est pas distinct du Dieu créateur et du
Dieu de l'A.T., comme le concevait le gnosticisme; la matière n'est
ni mauvaise en soi ni indépendante.
Ce qui vient d'être exposé se retrouve--avec des modifications
plus ou moins nombreuses--dans les différents systèmes des
principales écoles gnostiques dont les chefs furent: Cérinthe,
Basi-lide, Héracléon, Valentin. De l'avis des meilleurs historiens,
Marcion ne doit pas être mis au rang des gnostiques. P.-G. Ch.
BIBLIOGRAPHIE.--On trouvera les indications bibliographiques les
plus importantes à la fin de l'ouvrage, désormais classique, d'Eug.
de Faye: Gnostiques et gnosticisme, et. crit. des documents du
gnosticisme chrétien aux II° et III e siècle, Paris, 2 e éd., 1925.