ESTHER (le livre d')

Ce livre raconte avec prolixité comment le peuple juif, exilé en
Perse, fut préservé de la ruine que ses ennemis lui avaient préparée.
Les héros de l'histoire sont une jeune Juive du nom d'Esther et son
parent Mardochée qui lui servit de tuteur, et qui resta son
conseiller dans la haute situation qu'elle occupa.

L'auteur décrit d'abord (chap. 1 er) complaisamment la
magnificence et la libéralité du roi de Perse nommé Assuérus
(Akhachveroch dans le texte hébr., souvent transcrit Ahasvérus;
Artaxerxès dans les LXX). Lors d'un festin, ce roi
voulut faire paraître devant ses convives la reine Vasthi, qui était
d'une grande beauté. Celle-ci s'y étant refusée, fut répudiée par son
époux, sur le conseil des grands du royaume, gardiens des moeurs et
du droit.

Au ch. 2 la reine déchue est remplacée par Esther (voir Hadassa),
choisie d'entre les plus belles jeunes filles de tout le royaume
qu'on avait fait comparaître devant le roi. Sur les conseils de
Mardochée, elle prend soin de cacher sa religion et son origine
juive. Mardochée, ayant éventé la conspiration de deux eunuques
contre la vie du roi, en fait informer ce dernier par l'entremise
d'Esther.

Au ch. 3 l'antagoniste de Mardochée, Haman, le premier ministre
du royaume, entre en scène. Irrité contre Mardochée, qui refuse de se
prosterner devant lui, et ayant appris qu'il était de race juive, il
complote de le perdre avec tout son peuple et de livrer leurs biens
au pillage. Sur un rapport mensonger du ministre, le roi approuve ce
dessein et les ordres sont donnés pour qu'à un jour fixe (le 13 e du
12 e mois appelé adar) le peuple juif soit détruit dans tout le
royaume.

Au ch. 4 le plan d'Haman est contrecarré par Mardochée qui pousse
la reine à se présenter inopinément devant le roi, malgré la peine de
mort que la loi prononçait contre toute personne qui viendrait sans
être appelée.

Après plusieurs jours de jeûne de la communauté juive, Esther
entreprend la périlleuse démarche (ch. 5). Le roi consent à se rendre
à une invitation chez elle, où elle a convoqué aussi Haman. Celui-ci,
se faisant illusion sur les intentions d'Esther, exulte de joie.
Voulant se débarrasser définitivement de Mardochée, il projette de
dresser un gibet pour y faire pendre son rival le lendemain matin,
avec l'autorisation du roi.

Ch. 6: le hasard d'une lecture des annales du royaume, que le
monarque se fait faire au cours d'une nuit sans sommeil, amène un
renversement total de la situation. Les services rendus an pays par
Mardochée lors de la conjuration des eunuques, services qui étaient
restés sans récompense, sont remis en mémoire du roi, qui décide de
réparer cet oubli. Par un raffinement d'art, le conteur fait
contribuer Haman lui-même, sans qu'il s'en doute, à l'élévation de
Mardochée. Interrogé par Assuérus sur ce qu'il convenait de faire
pour un homme que le roi veut honorer, et s'imaginant qu'il s'agit de
sa propre personne, Haman conseille de lui accorder des honneurs tout
à fait extraordinaires. Il est contraint, par ordre du roi, de mettre
lui-même à exécution les mesures qu'il a proposées.

C'est à la deuxième réception d'Esther (ch. 7) que s'achève sa
perte. La reine révèle à Assuérus le noir complot de son ministre et
le supplie d'empêcher que son peuple à elle ne soit voué au massacre.
En vain le coupable se jette aux pieds de la reine, pour qu'elle
intervienne en sa faveur; il est condamné à être pendu au bois
préparé pour Mardochée. Ce dernier hérite des dignités d'Haman.

Ch. 8: Pour empêcher qu'un premier édit d'Assuérus, vouant les
Juifs à l'extermination, ne soit mis à exécution, un nouvel édit leur
accorde le droit de se défendre et de faire périr ceux qui les
attaqueraient. Il y eut alors, au jour même fixé pour leur
anéantissement, un grand massacre de leurs ennemis. Dans la capitale,
les Juifs eurent la permission de sévir pendant deux jours, et dans
les provinces ils tuèrent 75.000 hommes, sans qu'il soit fait mention
de la mise à mort d'un seul Juif.

C'est ainsi, est-il dit au ch. 9, que le 13 e jour du mois
d'adar, où les ennemis des Juifs avaient espéré dominer sur eux, ce
fut le contraire qui arriva. Le lendemain et le surlendemain les
Juifs fêtèrent leur délivrance par de grands festins. Mardochée
obtint des lettres royales qui prescrivirent à tous ceux de sa race
de célébrer chaque année le 14 e et le 15 e jour du mois d'adar. On
appela cette fête Purim, du mot persan Pur (=le sort), puisque
Haman avait jeté le sort pour déterminer le jour du massacre.

Un épilogue (ch. 10) rappelle en peu de mots que les exploits du
roi et l'élévation de Mardochée sont racontés dans les livres des
Chroniques des Mèdes et des Perses.

La fête de Purim dont notre livre raconte l'institution est
encore aujourd'hui en honneur chez les Juifs. Cependant elle n'est
pas d'origine strictement juive. Purim est un nom iranien, comme
plusieurs autres noms dont le livre fait mention: ainsi Haman, Esther
qui dérive du mot persan stara =étoile (cf. Stella) . Non
seulement le nom de la fête est persan, mais il semble aussi que la
coutume de la célébrer prit naissance hors de la Terre sainte dans la
Diaspora. A la différence des autres fêtes israélites, qui tiennent
au Temple et au culte de JHVH, elle a un caractère profane et est
remplie de festins et de joies populaires. Le nom même de Dieu est
absent du livre (toutefois, voir Alphabétique [poème]). Les choeurs
de la tragédie de Racine sont de belles fictions poétiques, mais
n'ont pas le moindre appui dans le texte canonique.

Nous supposons que Purim fut instituée en opposition à de grandes
réjouissances nationales des Perses. Pour empêcher les Juifs de
participer à ces dernières, on plaça la nouvelle fête à la même date.
En effet les deux fêtes, juive et païenne, sont rattachées dans notre
texte au même terme de Purim, et comme les Juifs firent de Purim une
fête, les Perses avaient projeté eux aussi des festivités pour le cas
où ils auraient eu le dessus. Il n'est pas impossible que l'auteur se
soit servi d'un récit persan qu'il adapta à ses fins. Le judaïsme
postexilique emprunta volontiers les cadres littéraires des païens
pour y mettre un nouveau contenu. Les exemples de ce fait ne sont pas
rares. Le livre d'Esther fut donc écrit pour substituer à la Purim
persane une Purim juive. La fête juive reçut ainsi un fondement
historique. Le récit devait inciter les lecteurs à observer la date
de l'événement et à en perpétuer la tradition. Considéré sous cet
angle, notre livre est une légende hagiographique.

Les motifs dont le conteur s'est servi ont-ils quelque valeur
historique? Il connaît à n'en pas douter la vie des cours orientales:
le monarque trônant au fond du palais, inaccessible à la foule, les
intrigues des courtisans et des favorites, etc. Un point frappe
particulièrement, c'est la vue exacte des constructions du palais
royal. Les fouilles pratiquées récemment par des savants français sur
l'emplacement de la vieille capitale des Perses permettent de dire
que les indications du livre concernant les lieux sont conformes aux
découvertes archéologiques. Il y a des analogies nombreuses entre les
diverses scènes de notre roman et d'autres traditions orientales
(Hérodote, les Mille et une Nuits, le troisième livre d'Esdras,
etc.). On retrouve dans ces traditions tels sujets du livre d'Esther,
comme le désir du roi de montrer la beauté de sa femme, ou la
présentation de toutes les jeunes filles à la cour, ou encore le
monarque sans sommeil égayé par son entourage. Hérodote (III, 68s.)
connaît une fête annuelle des Perses en commémoration de la
destruction de tout un peuple à l'instigation d'une reine enfermée
dans ses appartements et tenue au courant par son père des événements
du dehors. Les légendes persanes ont donc influé sur l'esprit du
narrateur, mais il eut soin d'assigner à ceux de sa race les beaux
rôles de la légende païenne. D'où a-t-il tiré les noms propres? Nous
l'ignorons pour la plupart. Ni Vasthi, ni Esther ne sont mentionnées
ailleurs. Mardochée, qui selon notre auteur (Est 2:6) fut parmi
les captifs emmenés par Nébucadnetsar, aurait été plus que centenaire
à l'époque où le livre le place. Esther de même eût atteint alors un
âge si respectable que personne ne l'aurait amenée au roi. La tuerie
de tout un peuple sans qu'il usât d'aucunes représailles, comme le
suppose l'auteur, est plus qu'invraisemblable.

Ce n'est pas la vérité historique qui lui tient à coeur, mais la
glorification et la domination de son peuple. Les sages juifs sont
supérieurs à tous ceux des autres nations. C'est auprès d'eux que les
souverains païens trouvent les meilleurs conseils. Mardochée est de
la même lignée que les Joseph en Egypte, les Daniel à Babylone, les
Néhémie à Suse. Le particularisme national de l'auteur est effréné et
féroce (voy. Est 8:1, massacre de 75.000 païens avec femmes et
enfants). Si une telle sauvagerie répugne à notre sentiment moral,
elle s'explique cependant par cette mentalité spéciale à l'A.T, qui,
considérant le peuple juif comme le peuple de Dieu, voit dans ses
ennemis à lui les ennemis de Dieu même qui devaient être exterminés
selon sa volonté. D'autre part cette sainte fureur n'autorisait
personne, selon notre auteur, à s'affranchir des autres lois du
Décalogue.

Le ch. 9 souligne à trois reprises que les Juifs égorgeurs se
gardèrent de mettre la main au pillage. C'est ainsi que les
Camisards, s'inspirant de l'A.T, et s'appelant eux aussi le peuple de
Dieu, ordonnaient l'extermination de leurs persécuteurs, mais
défendaient expressément de les voler. On sait que la vanité
nationale des Juifs, leur mépris des autres hommes les rendit
antipathiques à tout leur entourage. Cela résulte aussi, comme de
tant d'autres documents, du livre d'Esther. Les richesses que les
Juifs vivant en exil avaient accumulées (Haman compte leur extorquer
10.000 talents d'argent, Est 3:9) les exposèrent à l'envie et à
la haine des masses. Au Moyen âge comme dans l'antiquité, celles-ci
furent toujours prêtes à s'associer à toutes les mesures de rigueur
contre les usuriers juifs. Les pogromes ne sont pas d'invention
russe. Si le plan d'un massacre total des Juifs du royaume annoncé
publiquement bien à l'avance ne fut sans doute jamais ni conçu, ni
mis en oeuvre, il n'en est pas moins vraisemblable que beaucoup de
païens, à l'époque et dans l'entourage de notre auteur, auraient
voulu en finir d'un seul coup avec cette race maudite et qu'ils
auront exprimé plus d'une fois ce souhait ouvertement. Il se sera
servi de propos de ce genre pour son roman.

Si malgré son peu d'élévation morale notre livre fut admis dans
le canon de l'A.T., c'est sans doute à la fête de Purim dont il
raconte l'origine et au caractère populaire de cette fête qu'il le
doit. A défaut d'inspiration religieuse, le conteur sut donner à son
oeuvre des couleurs vives (descriptions du faste oriental) et
dramatiques. Il réussit à tenir ses lecteurs en haleine par d'habiles
contrastes littéraires; jours de jeûne et de liesse, l'épouvante d'un
peuple transformée en allégresse, un ministre précipité du faîte des
grandeurs dans l'abîme, Mardochée favorisé du sort inverse, etc.
L'attrait qu'exerça ce livre se perçoit aussi dans les additions
qu'il reçut dans la traduction grecque de la Bible; elles servirent à
étendre davantage pour l'agrément des lecteurs les sujets de la
première édition (pour ces Additions à Esther, voir Apocryphes).

Quant à l'époque de la rédaction du livre canonique, il est
difficile de l'établir exactement. Elle peut être antérieure au
soulèvement des Macchabées, puisque la persécution dont il est
question n'a point de caractère religieux, qu'en outre la vie des
Juifs au sein de l'empire persan semble être calme pour l'ordinaire
et que les rapports qu'ils entretiennent avec le trône sont même
empreints de bienveillance. Cependant si le livre prit naissance dans
la Diaspora orientale (l'auteur, qui possède une bonne connaissance
des moeurs persanes et des lieux où se joue le drame, a-t-il
peut-être résidé à Suse?), il pourrait être de date plus récente. On
le jugerait composé vers la fin du II e siècle avant notre ère, alors
que les événements sanglants sous Antiochus Épiphane étaient déjà
passés au second plan. Le premier livre des Macchabées ne parle pas
de Purim, alors que le deuxième-Esther 15:36 mentionne «le
jour de Mardochée». Peut-être cependant le meilleur critère de
l'époque est-il l'idée que se fait l'auteur de la puissance du roi
des Perses et de l'étendue de son royaume. Il n'y a aucune allusion à
sa destruction et aux conquêtes d'Alexandre le G d. Suivant ces
indices, il faut remonter aux derniers temps de l'empire persan et
placer notre livre au IV e siècle avant notre ère.--Voir aussi
Mardochée. G. B.