ECCLÉSIASTE

1.

Ce livre, le 7 e des «Écrits» dans la Bible hébraïque,
le 2 e dans les LXX, la Vulg, et nos versions modernes, des oeuvres
canoniques attribuées à Salomon, s'appelle en hébreu Qohéleth
(litt., celle qui rassemble), forme fém. désignant la fonction ou la
dignité plutôt que l'homme qui la revêt. Qohéleth n'est pas la
«sagesse» personnifiée, dans la bouche de laquelle maint
passage (Ec 1:12-18 2:12 et suivants) ne se comprendrait pas.
Les LXX puis la Vulg, ont traduit ce mot par Ekklêsiastês (d'où
l' Ecclésiaste), celui qui dirige une assemblée ou qui enseigne
(cf. Luther: le Prédicateur)

2.

Il est difficile de donner un résumé de cette collection de
sentences. Elle débute par la constatation de la vanité mais aussi de
l'immutabilité des choses (Ec 1:1,11). La sagesse, pas plus que
la richesse ou le plaisir, ne rend heureux; le mieux est de jouir des
biens de ce monde (Ec 11:2-2:26 5:18-20 6:1,12). Dieu a fixé un
temps pour chaque chose (Ec 3:1,8). Le sort de l'homme est
pareil à celui de la bête; sa supériorité est nulle (Ec 3:9-22).
A quoi bon vivre quand l'injustice règne, et travailler quand on n'a
point d'héritier? (Ec 4:1-8 5:7,16) Pourtant l'entr'aide est
précieuse: deux valent mieux qu'un (Ec 4:9,12). Sois prudent
dans ta conduite à l'égard de Dieu et dans tes paroles (Ec
4:13-5:8), et modéré dans le bien comme dans le mal (Ec 7).
Dieu a établi les choses comme elles sont: n'essaye pas de tout
comprendre (Ec 8 à Ec 10). Travaille avec confiance: Dieu
voit et dirige tout (Ec 11:1,8). Jouis de la vie pendant ta
jeunesse, avant la décrépitude et la mort (Ec 12:1,8). En somme:
crains Dieu et garde ses commandements (Ec 12:9-14).

3.

La tradition juive et chrétienne qui attribue ce livre à Salomon est
insoutenable. Le texte Ec 1 1 (roi dans Jérusalem) est
insolite et Qohéleth dit (Ec 1:12) qu'il a été roi. Or
Salomon est mort sur le trône. (cf. Pr 1:1) Surtout la langue de
l'Ecclésiaste, dans son vocabulaire et dans sa construction
syntactique, n'est pas celle du X e mais du II e siècle av. J.-C, en
recul même sur celle de Daniel. «Si l'Ecclésiaste est de Salomon, une
histoire de la langue hébraïque est tout simplement impossible»
(Delitzsch). Antérieur au livre apocryphe de la «Sagesse de Salomon»
(environ 100 ans av. J.-C.) et à la période brillante de la
restauration macchabéenne, l'Ecclésiaste fut vraisemblablement écrit
vers l'an 200.

Son origine égyptienne, supposée par quelques savants,
expliquerait sans peine les obscurités de sa prose et l'emploi de
certains termes. Cependant les Juifs d'Egypte ne parlaient guère que
le grec (cf. les LXX) et c'est en grec que l'auteur de l'Ecclésiaste
aurait écrit s'il avait été alexandrin. Tel n'est pas le cas: les
héllénismes relevés dans son texte sont même en petit nombre. Cette
oeuvre est donc probablement d'origine palestinienne.

4.

Les incohérences de pensée et de convictions qu'on y découvre nous
obligent à reconnaître dans ces pages l'oeuvre de plusieurs mains. Du
reste le livre lui-même nous y invite (Ec 1:2 «...dit
l'Ecclésiaste.», cf. Ec 7:27 12:10). Voici l'explication la plus
plausible de ce phénomène: A une heure lugubre de l'histoire des
Juifs, un sage de grande perspicacité et de grande sincérité mit par
écrit ses expériences religieuses et morales, déconcertantes pour la
foi de ses frères et propres à les scandaliser. Mais cet opuscule
disait si bien ce que beaucoup pensaient, que l'on ne put ni
l'ignorer, dans les milieux où il soulevait de l'opposition, ni faire
autour de lui la conspiration du silence. Il ne fut pas mutilé dans
la suite, mais un croyant orthodoxe tenta d'en corriger l'influence
délétère par des adjonctions, et c'est à ce dernier que l'on doit ces
rappels à la Providence, auteur des biens et des maux, qui exercera
un jour le jugement suprême (Ec 2 21 3:11,17 5:1 etc.). Ce
commentateur pieux n'est pas le même personnage que l'éditeur de
l'ouvrage primitif (cf. Ec 12:11 et suivant et déjà Ec
1:1), lequel s'était borné à le publier tel quel.

5.

Tous les écrits de l'A.T, ont subi des transformations de ce genre.
Chez aucun, cependant, le contraste n'est aussi marqué entre l'auteur
primitif et le rédacteur final. Celui-ci s'applique à opposer sa
piété au pessimisme sceptique de son devancier. C'est que
l'Ecclésiaste se distingue nettement des autres écrivains bibliques.
Ceux-ci sont convaincus que Dieu a organisé le monde pour le bien de
ses créatures et pour le bonheur de son peuple. L'avenir, qui lui
appartient, réserve à Israël aujourd'hui méprisé une restauration
triomphale. Ils repoussent avec horreur le doute qui les effleure
parfois. (cf. Ps 73 Job, etc.) l'Ecclésiaste, libre de tout
préjugé et sans égard pour personne, dit ce qu'il voit: la vanité de
la vie, la triste condition des hommes tourmentés de désirs que rien
ne satisfait, l'égalité de sort pour l'homme et la bête et
l'incertitude totale à l'égard de l'avenir: cette vie
haïssable (Ec 2:17) ne vaut pas la peine d'être vécue.

Cependant elle existe; elle a donc une cause: Dieu. l'Ecclésiaste
croit en Dieu, mais il découvre en lui de si redoutables mystères
qu'il s'abstient d'en parler. Jamais il ne lui donne le nom israélite
de JHVH, toujours celui d'Élohim (trad.: Dieu). Rien, ici, du
caractère personnel si accusé du JHVH des prophètes ni de ses
exigences morales. C'est une entité métaphysique, cause profonde du
monde, un être mystérieux devant lequel l'homme tremble; mais cette
crainte n'a pas la valeur morale de celle qui secouait un Ésaïe ou un
Ézéchiel.

Sa conception de l'homme découle de celle-là. Moins heureux que
les animaux, ce pauvre être a conscience de son état, mais il échoue
lamentablement dans ses efforts pour comprendre sa condition et en
est réduit à subir les coups aveugles du sort. A quoi bon se
tourmenter au sujet des différences qui séparent les hommes,
puisqu'un même néant attend les justes méprisés et les méchants
favorisés? (Ec 9:2) Vis donc puisqu'il le faut (la pensée du
suicide n'effleure même pas l'Eccl.) et tire le meilleur parti
possible de cette vie (Ec 9:7,10), mais avec modération! Évite
les excès dans le bien comme dans le mal! (Ec 7:10 et suivants)
On est loin ici de la mentalité héroïque des. prophètes. Aussi bien
l'Ecclésiaste est-il muet sur la situation, l'histoire et jusqu'à
l'existence de son peuple. Du passé d'Israël où éclate la sollicitude
divine, des rapports de la collectivité à l'individu et de
l'influence de cette piété nationale sur celle des particuliers,
notre sage n'a nul souci. Ses allusions aux conditions politiques du
pays où il vit sont si vagues qu'on a pu les appliquer à l'Egypte
aussi bien qu'à la Palestine.

Enfin l'Ecclésiaste, avec son sens aigu de la justice, ne pouvait
manquer de se poser la question de la destinée éternelle de l'homme:
où donc celui-ci rencontrera-t-il cette justice qui rend à chacun
selon ses oeuvres, puisqu'elle n'existe pas sur la terre?
l'Ecclésiaste ne répond pas (les mots où il est question de jugement
et de rétribution éventuelle: Ec 3:17 12:14, ne sont pas de
l'auteur primitif) et il abandonne son lecteur devant le néant: Dieu
reprend l'esprit qu'il avait donné; tout le reste est silence...et
vanité (Ec 12:10).

Scepticisme, pessimisme, égoïsme aussi. l'Ecclésiaste souffre de
ne pas savoir, non de ne pas aimer; et son livre, très triste par le
découragement qu'il révèle, l'est plus encore par cette absence
d'effort pour donner au problème de la souffrance une solution
pratique en en diminuant la rigueur. Pourtant il y a de sourds
sanglots dans ces aphorismes amers; l'Ecclésiaste ne s'accommode pas
de ce pessimisme et ne tourne jamais en ridicule le spectacle du
monde ni les spectateurs. Sa sincérité douloureuse et son sérieux ont
été la cause certaine de son emprise sur les esprits.

6.

On a cru retrouver dans ce livre, le moins «israélite» de tout
l'A.T., l'influence de la philosophie grecque, d'Épicure, du
stoïcisme ou d'Heraclite. La vérité c'est qu'à l'époque où l'auteur
écrit, l'hébraïsme lui-même a été atteint par le courant de la
civilisation grecque et commence à modifier son attitude. La manière
de poser les problèmes évolue et l'Ecclésiaste est un témoin précieux
de cette évolution. L'horizon s'élargit indéfiniment: notre auteur
écrit sous le signe de l'universel et son oeuvre est un singulier
mélange de conceptions israélites pénétrées d'esprit étranger.
l'Ecclésiaste n'est pourtant pas ce que les Grecs appelaient un
philosophe. La question qui le tourmente n'est pas celle de l'origine
du monde et du principe des choses; c'est le problème tout pratique
de la vie; et sur ce point, son livre s'harmonise parfaitement avec
les autres documents de la révélation israélite.

7.

Notre ouvrage n'entra qu'avec peine dans le canon juif de l'A.T., et
seule une édition amendée trouva grâce aux yeux des docteurs. Cette
deuxième édition ne doit pas être de beaucoup postérieure à la
première. Le fait que l'Ecclésiaste était lu régulièrement à la fête
des Tabernacles n'empêcha pas les scribes d'en contester la valeur.
Au siècle de J.-C, l'école de Schammaï était résolument hostile a sa
canonisation; celle de Hillel qui lui était favorable l'emporta au
synode de Jabné (90 ap. J.-C); cette décision ne mit pas fin aux
débats, et au II° siècle encore certains rabbins l'excluaient de
leurs recueils.

L'Ecclésiaste n'est jamais cité dans le N.T.

Quoique d'importance secondaire, ce livre est précieux par
l'intelligence, par l'acuité de la vision et la parfaite sincérité de
son auteur. Qohéleth a été souvent le porte-parole de la sagesse
humaine, qui n'a jamais su dire mieux que lui ce qu'elle pensait de
certains sujets. Il marque l'aboutissement de tout un courant de la
piété israélite, aboutissement lamentable. Sans le vouloir, il fait
éclater la nécessité d'une nouvelle révélation, celle du Père ouvrant
à ses enfants, non pas les trésors de la terre qu'a inventoriés
l'Ecclésiaste, trésors contestables et vains, mais les infinies richesses
de la vie éternelle et de l'éternel amour. Sur la plaine désolée où
l'humanité s'avance en gémissant, plus triste encore de la morne
lueur que répand notre écrit, devait se lever le radieux soleil de
l'Évangile de Jésus-Christ. E. G.