DESCENTE AUX ENFERS

Doctrine d'après laquelle Jésus-Christ, après avoir souffert la mort
et avant de ressusciter, s'est rendu dans le séjour des morts. Les
théologiens ne sont pas d'accord sur l'activité qu'il y a exercée.
C'est aux textes de conclure. Il y a là un enseignement purement
chrétien, de haute portée, mais présenté par les anciens sous une
forme qui leur était familière et qui nous désoriente; d'où la
nécessité de regarder les choses de près, en les plaçant d'abord dans
le cadre historique où les anciens se plaisaient à les considérer.

I Dans l'histoire des religions. Si loin qu'on remonte, les
hommes ont aimé à se représenter le pays des morts et les visites
qu'on peut y faire. On raconte comment des dieux, des héros, de
simples mortels, ont pu s'y rendre, dans des intentions très variées,
pour consulter les morts, les soulager, ramener tel d'entre eux, ou
seulement pour voir. Les primitifs n'établissent pas une frontière
rigoureuse entre les vivants et les morts. L'état de catalepsie, de
transe, permet le voyage. Un rêve même leur fait croire qu'ils l'ont
réalisé. Le sorcier esquimau se donne du prestige en racontant les
nouvelles qu'il en rapporte. L'Egypte a eu son Livre des morts,
vrai guide du pays mystérieux. L'Assyrie connaît la descente d'Istar
aux enfers à la recherche de celui qu'elle aime, au royaume d'Allât.
La Grèce y a mis son imagination: dans l'histoire d'Orphée et
d'Eurydice, elle arrive au pathétique. Tout cela est universellement
connu.

II En Israël. Avant l'exil on se représente le cheol
(voir ce mot) comme une fosse profonde fermée par des portes (Esa
38:10). Les morts ne sont que des ombres. Ils sont pourtant
redoutables. On les évoque. Ils annoncent l'avenir (Samuel à Saül,
1Sa 28:11-19). On cherche à scruter leur séjour. Le regard du
prophète suit la majesté déchue qui y descend (Esa 14: et
suivant
, Eze 32:18). Après l'exil, un double mouvement se
produit. D'une part la piété, plus sûre de son Dieu, plus intime avec
Lui, conquiert par cette certitude même une tout autre idée de la vie
future, la survivance personnelle, le bonheur à venir (Ps
73:23-28: on surprend ici le chemin que la piété a suivi). Et de
l'autre, sous l'influence des religions coudoyées à Babylone,
l'imagination aime de plus en plus à se représenter d'une façon
réaliste l'au-delà et l'avenir. Ézéchiel semble bien emprunter une
scène de résurrection mazdéenne comme symbole de la renaissance du
peuple (Eze 37). Après le temps d'Alexandre, les Juifs
apprennent des Grecs à représenter l'au-delà avec précision. Les
cultes mystiques rendent populaire la géographie d'outre-tombe.
Israël, si jaloux de ses croyances, s'est mal défendu de ces
imaginations. Le livre d'Hénoch, dans ses éléments de dates et de
provenances diverses, présente, cent ans av. J.-C, ces peintures:
d'un côté, le chaos, des rochers, la prison des mauvais anges (Hén.
18:14 19:21), de l'autre des sources vives, des jardins bienheureux
(Hen 32:2). Des personnages vont et viennent, causent avec les anges,
qui répondent et enseignent (comme dans le mazdéisme). Hénoch même
intercède (Hen 13 1,3,7). Rien de cohérent, mais on voit l'état
d'esprit et l'usage courant de ces représentations. Elles pourront
devenir l'expression toujours un peu surprenante de hautes espérances.

III Dans le N.T. Ici nous abordons notre sujet. Nous ne
trouverons pas un énoncé précis et systématique de la descente aux
enfers, mais des allusions, des données fragmentaires, permettant de
voir assez exactement ce que l'on en croyait au I er siècle.

1.

Saint Paul. Quand on l'étudié avec soin, on voit qu'une question l'a
préoccupé de bonne heure et a provoqué chez lui un profond travail
dépensée: jusqu'où s'étend l'efficacité de l'oeuvre de Jésus-Christ?
Comment nous représenter son action dans l'au-delà? Quels êtres, et
quand, et jusques à quand aura-t-il à conquérir? L'apôtre ne voyait
point de limite à la puissance rédemptrice. Aux Corinthiens il
dépeint le Christ vivant et conquérant qui agit pour subjuguer les
puissances adverses et les amener à l'obéissance, jusqu'au moment où
toutes appartiendront à Dieu qui sera «tout en tous» (1Co
15:28). C'est nettement une activité de salut poursuivie dans
l'au-delà, jusqu'au succès total. (cf. Lu 15:4-8) En ceci il
n'est pas encore question de la descente aux enfers. Il y en a
peut-être un reflet dans l'épître aux Rom., où l'apôtre entr'ouvre
l'abîme où Jésus-Christ est descendu (Ro 10:6 et suivant) et
montre Christ qui est mort et a repris vie «pour être le Seigneur des
morts et des vivants» (Ro 14:9). C'est dans l'épître aux Ephésiens que
l'idée apparaît un peu plus clairement, comme une scène à part dans
le drame du salut, et bien dans le cadre de ce que nous avons vu plus
haut. Trois phases successives sont dépeintes:

Jésus-Christ descend «aux lieux les plus bas de la
terre» (Eph 4:9), termes qui désignent certainement le cheol
(cf. dans les LXX Ps 63:10 avec le superlatif qui ne modifie
pas le sens; et Php 2:10). Les traducteurs ont une tendance à
effacer arbitrairement cela (Oltr. rév.: «ici-bas»).

Il ramène «une troupe de captifs», ce qui, dans la
pensée de Paul, suppose des âmes spirituellement conquises.

Il monte au plus haut des cieux. Rapprochons ceci
de Eph 1:20-23, qui rappelle 1Co 15:24-28, pour aboutir au
même «tout en tous» (la trad. d'Oltr. est arbitraire), mais ici c'est
Dieu qui agit, et c'est en Christ que tout sera accompli. L'ép. aux
Col étend clairement au monde des esprits l'effet de la
réconciliation (Col 1:20); l'épître aux Php résume: «qu'au nom
de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous
la terre» (Php 2:10).

2.

La 1re ép. de Pierre contient les passages classiques. D'abord
le détail explicite de ce qui est arrivé au moment de la descente aux
enfers: (1Pi 3:19 et suivant) «mis à mort quant à la chair, mais
rendu vivant quant à l'esprit, en cet esprit il est allé prêcher aux
esprits en prison, qui ont jadis été rebelles...». 1 P., écrit après
les Éph., suppose cette épître et s'en inspire. Il semble que notre
texte développe Eph 4:9 et substitue au raccourci de Paul ce
qu'on pourrait appeler une haggada chrétienne. 1Pi précise,
individualise, dit le moment de la descente: après que le Christ a
été mis à mort et avant de ressusciter. Vers qui va-t-il? Vers les
morts du déluge. On se préoccupait de ce qu'avaient pu devenir ces
multitudes emportées dans un, cataclysme immense. Que fait-il? Il
prêche; et le mot kèrusseïn désigne bien une prédication en vue
de la repentance (Mr 6:12). Ensuite l'épître fait voir le
Ressuscité à la droite de Dieu, où tout lui est soumis (1Pi
3:22, comparer Eph 1:20-22). Après la peinture, l'épître pose
le principe: que nul ne doit être jugé avant d'avoir été
évangélisé (1Pi 4:6). On voit la double portée de cette
affirmation; pensée de justice: pour que le jugement soit juste, il
faut bien que l'on ait connu ce sur quoi l'on sera jugé; pensée de
charité: comment la bonne nouvelle serait-elle refusée à ceux qui
peuvent par elle arriver à la vie?

3.

Dans le 4 e évangile. On y lit un grand texte sur la puissance du
Fils qui donne la vie et qui jugera (Jn 5:21,29); on l'entend
habituellement de la seule prédication d'ici-bas; on voit dans Jn
5:25 une répétition de Jn 5:24, et dans les «morts» du verset
25 des morts spirituels. C'est ne pas tenir compte de la rigueur des
termes ni de la solennité voulue des affirmations successives (en
vérité, en vérité: v. 24, 25). Il semble bien que nous ayons ici
trois faits différents:

la prédication aux vivants (verset 24: «Celui qui
écoute ma parole...a la vie éternelle»; au présent);

la prédication aux morts--aux vrais morts--(verset
25; «les morts entendront la voix...et ceux qui l'auront entendue
vivront»; au futur imminent et déjà assuré);

la résurrection et le jugement (verset 29: «Tous
ceux qui sont dans les sépulcres...sortiront...ressusciteront...pour
la vie...pour le jugement»; futur plus lointain, appel final au
compte à rendre). Dans ce passage, aucune singularité, tout est
grand, simple, décisif. Cette explication du verset 25 est encore
discutée, il semble difficile toutefois de ne pas l'admettre.

IV Dans l'histoire des dogmes. Nous nous bornons aux
données les plus sommaires.

1.
Jusqu'à la fin du III e siècle, d'une part à
Alexandrie, avec Clément et Origène, la descente aux enfers, entendue
d'une façon spirituelle, et la prédication aux morts, sont nettement
comprises comme une prédication du salut. Pour Clément et Origène le
salut est possible outre-tombe comme ici-bas. Même «économie»
(Clém., Strotn., VI, 6). Mais le courant de l'Église y est opposé; la
descente se réduit, en général, à un triomphe assez extérieur sur les
puissances du mal et de la mort (Irén., HippoL), et la prédication, à
une proclamation (Rufin, dans sa trad. latin d'Origène, altère dans
ce sens la pensée de son maître). Les captifs que le vainqueur ramène
sont ceux qui lui appartiennent d'avance, d'Israël ou d'ailleurs.
Sauf des lueurs sans portée (Hermas, Simil., IX, 16:5 - 7), et
les fantaisies des gnostiques, c'est ce qui est admis, et l'apocryphe
célèbre du III e siècle, l'évangile de Nicodème, peint la libération
des saints d'Israël avec une richesse de couleurs qui prépare le
parti que les arts et les Mystères en tireront.

2.
Ensuite la tradition se fige. Non sans variantes. Çà et là
l'influence d'Origène se prolonge. Grégoire de Nysse combine la
descente comme triomphe avec le salut universel. Mais Augustin
élimine la prédication aux morts--qui est très suspecte à ses
yeux...apud inferos credere, guis ferai .. (Eph 16:4:13).
--par un à peu près de traduction que son autorité consacre (il y
voit la prédication de Noé à ses contemporains par le Christ
préexistant qui parlait par lui (Eph 16:4:15);). L'orthodoxie
d'Occident est arrêtée par Grégoire I er et formulée par Thomas
d'Aquin. On entend que le Christ, entre sa mort et sa résurrection,
en son âme unie à sa divinité, descend vers les Pères d'Israël qui
l'attendaient dans leurs Limbes. Le Puissant brise les portes et les
barrières. Il vient chercher ceux qui sont à Lui. Sa présence
rayonne, fait sentir aux damnés leur malheur, remplit d'espérance les
âmes du Purgatoire, sans pouvoir toutefois hâter leur libération:
Descensus Christi ad inferos, non fuit satisfactorius (Somme,
III, qu. 52, art. 2 - 4). Le matin de Pâques il emmène, dans un grand
triomphe, les saints Pères en Paradis. L'orthodoxie d'Orient est
fixée par Jean Damascène. Elle est moins précise quant aux divers
séjours, moins arrêtée quant à l'action du Christ (le fait même de la
prédication garde un peu plus de sens), moins limitée quant aux
catégories des âmes qui sont libérées. L'article du Symbole «II est
descendu aux enfers» apparaît tardivement: dans le symbole de Sirmium
(359), dans le symbole de l'Eglise franque (milieu du V e siècle),
dans celui de Rome (IX e siècle).

3.
La Réforme se trouva embarrassée devant ce dogme fait
de traditions singulières et de textes mal compris. Ou bien elle le
garda, tâchant d'en tirer ce qui paraissait l'essentiel (le triomphe
sur la mort et le mal), ainsi Luther; elle essaya aussi de frapper à
la porte des textes, mais sans pouvoir l'ouvrir: il aurait fallu plus
de liberté critique que le temps n'en comportait. Ou bien elle
chercha autre chose, et Calvin y vit les douleurs de la mort
éternelle soufferte par le Rédempteur (Inst. Chr et., II, 16:10).
La théologie du XIX e siècle essaya des interprétations variées. Tous
ceux qui sont préoccupés de retrouver dans la Parole de Dieu
l'espérance plus large, cherchent à déchiffrer dans ces textes un
enseignement primitif et suffisamment solide sur le salut offert à
toute créature ici-bas ou ailleurs. En son temps, le professeur
François Bonifas, de Montauban, y insistait de toute son âme. An.