CHANT

Le chant est-il antérieur à la parole (comme on le voit au
vagissement du nouveau-né), ou est-il «la parole a la plus haute
puissance» (Riemann), une création instinctive des adultes? Les deux
à la fois probablement. L'essentiel est qu'il soit, et de toute
antiquité. Il a précédé les instruments; il satisfait le besoin de
musique chez ceux mêmes qui ne peuvent «jouer»; on peut chanter quand
on est seul et le chant unit les hommes entre eux. Plus d'un pouvait
chanter qu'on a découragé dans sa jeunesse, ou simplement qui ne s'y
est pas exercé: qui peut parler peut chanter, et le bègue même chante
plus aisément qu'il ne parle...

1.

Le chant sert à l'âme individuelle qui, par lui, peut exprimer ce que
les mots ne peuvent révéler: «L'adoration est un état de l'âme que le
chant seul peut exprimer» (Vinet). Toute la littérature des Psaumes
est là pour appeler la musique à l'aide des paroles. Bildad peut dire
à Job: (Job 8:21) «Dieu remplit de chants d'allégresse la bouche
de l'homme intègre.» Élihu, de même (Job 35:10), se plaint que
«nul ne dise: Où est Dieu, qui inspire des chants d'allégresse
pendant la nuit?» Pour être autre chose qu'un cri tout animal, le
chant requiert la participation de l'esprit et de
l'intelligence (1Co 14:1). Pour que la louange éclate, il lui
faut le chant, dont il est d'innombrables, et en toutes langues. Pour
Jacques (Jas 5:12) la joie semble être le seul motif du chant;
mais la douleur aussi fait chanter: tous les peuples de tous les âges
ont mis leurs peines dans des chansons...Et l'homme qui chante,
solitaire, une strophe des cantiques de fête qui l'ont uni jadis à
des frères, prolonge cette fête et en prépare de nouvelles pour eux
et pour lui. Jésus, a quelques heures de sa mort, communie encore
avec son peuple, en chantant «les Psaumes» de la Pâque (Ps 113 Ps
114 Ps 115 Ps 116 Ps 117 Ps 118;voir Mt 26:30). Paul et Silas,
en prison, chantent des hymnes que tous entendent (Ac 16:25).

2.

Car le chant est collectif aussi. Laban reproche à Jacob (Ge
31:27) de s'être enfui «sans qu'on l'eût accompagné de chants, de
tambours et de danses». Israël chante à la sortie de la mer
Rouge (Ex 15:1), à la découverte d'une source à Béer (No
21:17), à la victoire de Débora (Jug 5:1), à la sortie de
Babylone (Esa 48:20,Ps 126:5), à la dédicace du Temple par
Néhémie (Ne 12:27), à la victoire momentanée de quelques Juifs
pieux (Esa 24:16); la délivrance définitive des élus ne se fera
point sans des chants de triomphe (Esa 35:10). La venue du
Messie est célébrée dans les familles pieuses que présente l'évangile
de Luc, par des hymnes qui sont restés parmi les plus précieux
trésors de l'Église (Lu 1:46-55 67-79 2:29-31) L'apôtre Paul
accorde aux psaumes et cantiques des assemblées chrétiennes un grand
rôle d'édification, d'instruction et d'exhortation (Eph 5:19,Col
3:18). Et la félicité céleste des élus dans la gloire s'exprime par
les cantiques de l'éternité (Ap 5:9 Ap 14 Ap 15:3). L'absence du
chant, c'est le signe du deuil. Amos (Am 8:3) en menace Béthel.
Jérémie, le célibataire au coeur aimant, s'afflige à l'avance du
temps où les fiancés et les époux de Juda ne chanteront plus ensemble
(Jer 7:34 16:9 25:10, cf. Ap 18:22 et suivant); de même,
pour lui, le retour du bonheur coïncide avec le retour du chant de
ces mêmes époux ou fiancés (Jer 33:11). Par un miracle de foi et
d'amour conjugal, dans sa maison désolée où l'on ne chante plus. Os
entrevoit le temps où son épouse, rentrée en grâce, «chantera comme
aux premiers temps de leur union» (Os 2:15). Mais comme dans
Tyr (Eze 26:13), dans Jérusalem assiégée (La 5:14) il n'y a
plus de chants. Dans Esa 16:10, même description; et le Ps
137:4 montre les exilés incapables de chanter devant leurs
vainqueurs les chants de la patrie perdue; n'est-il pas des
cas (2Sa 19:35,Pr 25:20) où le chant est plus qu'intempestif?
Et, d'autre part, Jésus décrit la morne apathie de ses
contemporains (Mt 11:17) comme un état dans lequel ils ne
veulent ni jouir de la vie avec lui, ni chanter des complaintes
funèbres avec Jean-Baptiste...Tant de chanteurs et chanteuses
professionnels (2Sa 19:25,Ec 2:8 etc.) avaient ôté de sa valeur
au chant personnel!

3.

L'histoire du chant montre un progrès certain, dont on aurait tort de
ne pas tenir compte aujourd'hui. Physiologiquement la voix des hommes
diffère de celle des femmes.

--A. Il en résulte que des hommes chantant entre eux (théâtre
des Grecs, couvents, casernes, chorales d'hommes, réunions d'Unions
chrétiennes) ont pratiqué l'unisson. Lorsqu'un ténor et une basse
chantent une même note, celle-ci a la même valeur tonale, peu
différente de celle que donneraient deux ténors ou deux basses. Il en
est de même si des femmes chantent entre elles, ou des enfants entre
eux. Il y a une grande force dans l'unisson vrai (entre voix de même
timbre); il fond les médiocrités; il permet d'apprendre un air en peu
de temps. Mais pourquoi n'en trouve-t-on pas un exemple dans
Goudimel, et n'y en a-t-il que très peu dans Bach? Celui-ci ne s'en
sert que pour souligner un mot important: l'effet puissant est dû à
sa rareté; user continuellement de ce procédé, c'est en détruire la
vertu et s'appauvrir (Scudo). On croit recommander l'emploi de
l'unisson en disant qu'il est d'une exécution facile. Cela est vrai
entre hommes ou entre femmes. Mais, dès que le choeur est mixte, la
difficulté surgit, parce que des hommes et des femmes, qui chantent
une note identique pour les yeux, en font deux en réalité, à
l'octave. Or l'exactitude d'une octave est ardue à soutenir: on le
voit sans peine en prenant deux violons; combien plus avec les voix
humaines, moins précises qu'un instrument! L'unisson de voix d'hommes
et de femmes n'est bon qu'en masse, et avec le soutien d'orgue ou
d'orchestre puissant.

--B. Les données physiologiques sont là pour qu'on s'en
serve. Les voix d'hommes se divisent en hautes (ténor) et basses;
celles des femmes aussi (soprano, alto). Cela fait quatre sortes de
voix moyennes. Le choeur mixte, qui laisse chaque voix à sa place
naturelle est, en réalité, le plus aisé à soutenir. Il est le terme
d'une évolution qui remonte au plus haut Moyen âge. Il est accessible
au plus petit nombre de chanteurs, et il supporte d'être employé par
des masses; il peut utiliser l'unisson momentané des hommes seuls,
des femmes seules et des deux réunis, mais il reste l'ordre vocal par
excellence.

Si, dans le culte, on a souvent recommandé l'unisson, c'est qu'on
a cédé à la pression de moeurs anciennes, sans autorité actuelle.
Pourquoi, parce que les moines, au couvent, et les prêtres, a la
messe, chantent à l'unisson, nous faudrait-il y condamner les laïcs,
parmi lesquels on compte quelques femmes (!), à subir un régime qui
ne convient qu'aux hommes, et dans un culte fort étranger à nos
besoins? La marque de la Réforme, c'est d'avoir suivi, non les moeurs
cléricales avec leur unisson, mais l'art populaire, qui a toujours
voulu des harmonies: instinct juste, devenu le symbole de la
diversité des dons dans l'Église, le rythme pliant chacun à la même
règle morale. L'écriture homophone à quatre voix =un accord par
syllabe, est l'équivalent moderne de l'unisson des temps obscurs =
une note par syllabe (Riemann). La mélodie a commencé par être
confiée au ténor (=la voix qui la «tient»), les femmes
l'accompagnant. Mais Goudimel déjà, pour les Huguenots (1564 et
1565), a donné plusieurs fois l'air aux femmes, les ténors rentrant
au rang d'accompagnateurs et chevaliers servants. Lucas Osiander a
fait de même en Allemagne pour le choral (1586). Aujourd'hui ce
serait peut-être habile de rendre parfois la mélodie aux ténors, qui
se croient inutiles s'ils ne mènent pas les affaires; on en reverra
peut-être au culte public...Il reste que l'écriture à quatre voix,
avec air au soprano, est la plus favorable pour que chacun puisse
chanter (Winterfeld). On l'apprend aux premières pages de la
Réformation. Luther: «La voix (mélodie) va, droite et simple, selon
sa nature; les autres jouent autour d'elle...Quiconque ne sait y voir
une oeuvre indiciblement merveilleuse de Dieu, n'est pas digne du nom
d'homme; il n'est bon qu'à ne plus entendre que braiement d'âne et
grognement de truie» (1545). Viret, fort bon musicien: «Il semble que
le plain-chant (=unisson) ne soit pas musique en comparaison de
l'autre (à quatre voix). Quand on ne chante qu'à une voix, on ne peut
juger de l'excellence de la musique» (1550). «Ainsi qu'un même oiseau
ne peut exprimer toutes les voix des autres, ainsi un même homme ne
peut exprimer tous les tons, tous les sons et toutes les parties de
musique, mais sont contraints de s'assembler plusieurs pour y
pourvoir» (1561). Le premier psautier de St-Gall (1601) apporte des
harmonies à tous les airs «pour la récréation de l'homme du peuple».
Et lorsque Reichardt, de Berlin, vient dans la campagne zurichoise,
vers 1800, il s'émerveille, à la saison des foins, d'entendre faneurs
et faneuses chanter à quatre voix dans les prairies. «Mais, lui
dit-on, nous voulons avoir ici le même plaisir qu'à l'église!» Telle
est la vraie tradition protestante populaire en France et en Suisse.
Du fait que maint psautier n'imprime que l'air, conclura-t-on contre
l'usage des quatre voix? Que tirer alors du fait que de plus
nombreuses éditions n'ont aucune musique? Qu'on ne doit pas chanter
du tout? Bourgeois et Goudimel, puis Claudin le Jeune et d'autres en
France, Walter puis Schütz, en Allemagne, ont toujours pourvu à des
harmonies, ce qui est la forme normale du chant populaire et par
conséquent du chant d'église protestant.

Une autre raison milite encore en faveur des quatre voix. Toute
mélodie (la seule partie de la musique qu'on utilise avec l'unisson)
a un certain ambit =distance entre la plus basse et la plus
haute des notes. Les voix de femmes, plus souples, peuvent aller de
do à mi (10 tons; Recueil de Paris, n° 143; Laufer, 590: «Non, rien
en ma personne»); les basses auront de la peine à trouver ce mi sans
forcer la voix; l'effort ne sera pas beau. Avec l'écriture mixte, il
y a «harmonie» et l'effet est saisissant. Si l'on baisse tous les
airs, pour que les hommes puissent les chanter, on exclut la joie
spéciale aux notes hautes et tous les chants reçoivent la même teinte
sombre. Il faut, au contraire, consacrer tous les tons et toutes les
notes au Créateur de toutes choses, ce qui n'est possible qu'avec les
quatre voix.

4.

Le style varie, selon qu'on prend un Psaume huguenot; un choral du
XVI e siècle, avec les rythmes irréguliers, audacieux, de cette
époque; un choral grave, dogmatique, du XVII e; un air mystique des
piétistes du XVIII e; un cantique des «réveils» des XIX e et XX e. Il
n'y a pas de style uniforme, parce qu'il n'y a pas de répertoire
privilégié ou honni: tout est bien qui exprime un sentiment vrai à
un moment vrai
de l'année (un choral de Pâques, à Noël, sonne faux)
ou de la liturgie («C'est dans la paix», Paris 110, Lfr 129, au début
du culte; «Seigneur dirige tous mes pas», Paris 153, Lfr 138, dans
une fête joyeuse; «Reste avec nous, le jour décline», Paris 243, Lfr
142, au début du culte du matin, etc.). Et tout est bien qui est
chanté avec conviction personnelle. C'est le privilège d'une
assemblée de croyants de chanter des paroles de foi. Autre est le
culte, célébré par des croyants, autre est le concert, exécuté devant
une assistance et sans son concours. Faire venir au culte un artiste
d'opéra qui, hier, chantait Don Juan et demain chantera Méphisto, et
lui donner aujourd'hui un air du Messie de Hoendel, c'est créer un
scandale. Mieux vaut se passer du soliste en renom et prendre, ou un
air plus simple, ou un unisson de bonnes voix moyennes (Berlioz).
L'Église protestante a trop peu demandé les services d'artistes
pieux; elle devrait veiller sur leur formation et leur offrir une
place dans la liturgie. Mais les solistes ne pourront jamais
remplacer l'assemblée, dont ils sont les délégués occasionnels. Le
«choeur», même composé de croyants, ne saurait à lui seul assumer la
part de l'harmonie, et ne laisser à l'assemblée que la mélodie. Le
choeur a pour tâche de chanter tel cantique trop difficile pour les
fidèles, et de soutenir ceux-ci dans leurs propres cantiques.

5.

Un dernier mot concerne le devoir d'élargir sans cesse le répertoire
ordinaire, de peur d'usure. Il faut étudier le psautier comme la
Bible, de telle sorte qu'il devienne familier à tous, texte et
musique. Tous les avis contre les quatre voix et en faveur de
l'unisson viennent d'un défaitisme inconscient; on accepte la loi du
moindre effort, on renonce à l'excellence pour l'assemblée. C'est un
retour au cléricalisme, qui néglige les simples et ennoblit une
catégorie de privilégiés, choristes et solistes. Demander beaucoup de
tous, avec persévérance; ne laisser inemployé aucun don d'aucun
fidèle; mettre l'idéal très haut, et le faire désirer de tous, c'est,
en matière de chant d'église, la même discipline que pour l'ensemble
de la morale. Chaque paroisse a donc ses exercices de chant, continus
et non seulement avant une fête, comme elle a ses cultes réguliers,
l'un soutenant l'autre, et le trésor des chants grandissant comme
celui de la foi, de l'espérance et de la charité, pour tous et pour
chacun. Il surfit pour cela de faire nôtre la prière de Bénédict
Pictet (1706): «Je prie le Seigneur qu'il nous apprenne à chanter ses
louanges sur la terre, jusqu'à ce que nous les chantions dans le
ciel.»

Voir Culte, Liturgie, Psaumes, Instruments de musique. L. M.-S.