CHAIR

Hébr. bâsâr, grec sarx. Ce mot a, dans la Bible, une
importance capitale. Pour en saisir le sens, il faut laisser de côté
ce que nous enseigne la philosophie grecque sur l'anthropologie et
suivre avec soin le développement de la notion de la chair sur le sol
hébraïque dans l'A.T. et le N.T.

1.

La chair et le monde organique.

L'origine du mot bâsâr est obscure. Il dérive probablement d'un
verbe qui parle du contact d'une surface, de l'impression produite
par un frottement. D'où le substantif: apparence extérieure, forme,
matière tangible, et peut-être (arabe) peau. Son premier sens dans
l'A.T. est celui de substance d'un corps animal, qu'il s'agisse de
l'homme ou de la bête (Ge 41:2 =sarx dans 1Co 15:39).
Il s'agit de l'élément musculeux du corps (voir ce mot), des parties
molles et charnues, par opposition au sang, élément noble, véhicule
de la vie, et aux os, partie solide, résistante, qui demeure après la
mort et la décomposition (No 19:6,Job 10:11 etc.). Déjà, dans
ce sens premier, la chair apparaît comme l'élément du corps le plus
limité dans ses ressources, le plus fragile et le plus périssable.
Par une première extension, le mot chair est employé pour désigner le
corps tout entier et, par là, la parenté par la naissance et le
mariage (Ge 2:24 37:27,Ne 5:5). Parfois, dans cette acception,
le mot «os» est joint au mot «chair» (Ge 2:23,2Sa 19:12).

2.

La chair et l'humanité.

Du corps humain individuel la pensée hébraïque passe au corps humain
collectif, et le mot chair, par une nouvelle extension, prend le sens
d'humanité. «Toute chair» veut dire «tous les hommes» (Ge 6:12,
No 27:16,Job 12:10,Ps 65:3,Esa 40:6, etc.). A l'occasion, le mot
chair désigne l'humanité représentée par un membre de l'espèce (Ps
5 a 5,Jer 17:5,Ge 6:3, etc.). On peut voir par ces passages,
et d'autres, que lorsque le mot chair qualifie l'humanité, c'est pour
faire ressortir sa faiblesse, sa caducité, sa facilité à céder aux
tentations mauvaises (Ge 6:5-12 et suivant). Il y a déjà ici non
pas une condamnation de la chair en elle-même, mais quelque chose qui
ressemble à la «faiblesse de la chair» dont parle Paul dans Ro
6:19 et de son incapacité à s'élever aux intuitions spirituelles.
L'expression «chair et sang», que l'on rencontre aussi dans les
Apocryphes et souvent dans la littérature rabbinique, marque
l'infirmité humaine et, dans le N.T., son incapacité à atteindre au
monde de l'Esprit. «Ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé
cela» (Jésus dans Mt 16:17, cf. Jn 1:13,Ga 1:16,1Co 15:50,Jn
3:6). L'opposition entre la chair et l'Esprit, l'une toute
faiblesse, l'autre tout-puissant, s'accuse dès l'origine de la pensée
hébraïque et sous les formes les plus diverses (Esa 31:3, cf.
Jer 17:5,2Ch 32:8). De ces textes ressort que la chair est avec
l'homme dans le même rapport que l'Esprit avec Dieu.

3.

La chair et la personnalité.

Développant toujours sa pensée, l'Hébreu, après avoir désigné par
bâsâr l'organisme vivant dans ses besoins, sa dépendance, sa
corruptibilité, puis l'être humain dans sa caducité et ses limites,
en arrive à donner au mot bâsâr la mission d'opposer la créature
au Créateur dans ce qui constitue leur personnalité même. La chair
est visible, Dieu est invisible; la chair est limitée, Dieu est
infini; la chair est impuissante. Dieu est tout-puissant; la chair
ignore et s'égare, Dieu est toute sagesse; la chair souffre, dépérit
et meurt. Dieu est immuable, éternel. Autant les cieux sont élevés
au-dessus de la terre, autant les conditions d'existence céleste du
Créateur sont élevées au-dessus des conditions d'existence terrestre
de la créature. L'homme-chair, c'est l'homme naturel ou
psychique (1Co 2:14 3:1) avec son intelligence (Col 2:18),
ses sentiments (Ro 8:6-7), ses passions (Ga 5:24), ses
désirs poussant à l'action (Ga 5:16), sa volonté (Eph 2:3),
son activité personnelle (Ga 5:19), son enveloppe matérielle =
son corps (Col 2:11); c'est l'homme naturel envisagé dans son
infériorité tragique, et son entière dépendance par rapport à Celui
qui l'a créé et qui soutient sa vie (Job 34:15,Esa 40:6,8).
«L'homme n'est que chair» (Ps 78:39) signifie: l'homme est une
personnalité suspendue à la personnalité de Dieu qui fait vivre, qui
fait mourir, qui ressuscite. Pour l'Hébreu, dire: «ma chair languit
après toi» est l'équivalent de «je languis...» (Ps 63:2).

Dans le N.T., la caractéristique est la même et nous n'y relevons
pas plus le dualisme platonicien que dans la Bible hébraïque. La
chair, en tant qu'expression de la personnalité humaine, n'est
l'objet d'aucun jugement moral défavorable. Elle est faible et
bornée (Mt 26:41,Mr 14:38,Jn 8:15) et quand Paul parle de sa vie
dans la chair, il ne lui reproche rien et jamais ne la condamne comme
telle. C'est «dans la chair» qu'il servait Dieu comme
pharisien (Ga 1:14) et que maintenant il vit pour Christ (Ga
2:20). Quand Jésus, parlant de sa chair, dit à ses disciples: «celui
qui se nourrit de moi vivra par moi», Il déclare que quiconque
s'assimilera sa personnalité partagera sa vie éternelle (Jn
6:57); et quand plus tard Pierre et l'auteur de l'épître aux Hébreux
parleront des souffrances de Jésus et de son obéissance «dans la
chair, aux jours de sa chair» (1Pi 4:1,Heb 5:7-9 10:20),
ils donneront la preuve la plus haute que «la chair», envisagée comme
l'ensemble des ressources de la personnalité humaine, est par
elle-même, pourvu que l'Esprit la fortifie et l'éclairé, parfaitement
propre au service intégral de Dieu. Jésus «venu en chair» (1Jn
4:2) a pu dire: «Qui m'a vu, a vu le Père» (Jn 14:9), alors
qu'il avait été «semblable en toutes choses à ses frères» (Heb
2:17), «tenté comme nous en toutes choses, sans commettre aucun
péché» (Heb 4:15).

4.

La chair et le péché.

Paul nous avertit que le péché s'est emparé de la chair et l'a
dénaturée par le moyen d'une «transgression», d'une
«violation» (Ro 5:14 et suivant); d'où il appert que le péché
n'est pas chez lui dans là chair, et que les théologiens qui
attribuent à un dualisme radical entre la chair et l'esprit
(Sabatier) la croyance que la chair, organisme matériel, est le
principe et le siège du péché, comparable à la hulê des Grecs
(Oltramare), se trompent gravement. La façon dont l'apôtre parle des
«oeuvres de la chair» (Ga 5:13,21) prouve que pour lui le péché
n'est nullement relégué dans l'organisme par opposition à je ne sais
quel être spirituel. La psychologie de Paul n'est pas dualiste, mais
moniste. On a vu plus haut que l'homme-sarx est pour lui comme
pour tous les auteurs bibliques l'homme tout entier. Les allusions
qu'il a faites à la chute (Ro 5:12,21,2Co 11:3,1Ti 2:14) et
l'ensemble de sa doctrine de l'Esprit (Ro 7 à Ro 8)
montrent que pour lui l'homme-chair qui aurait pu se développer dans
la filialité céleste et se nourrir de l'Esprit--substance divine et
source d'énergie morale--s'il était resté obéissant, a perdu son
orientation en se séparant de l'aliment spirituel, en sorte que,
privé de l'Esprit et asservi à son infernal tentateur, il a livré son
individualité tout entière aux suggestions du péché. Dès lors, pour
Paul, le mot chair n'indique plus seulement la créature soumise aux
conditions de l'existence terrestre (Col 2:1,5,Php 1:22,24,Ga
2:20 4:14,1Co 7:5,28,Col 1:24,2Cor 4:11), mais il désigne,
dans cette dernière extension, l'homme à la fois borné dans sa nature
et corrompu par sa faute, doublement isolé par sa propre faiblesse et
par la réprobation divine; l'homme perdu sans remède et envisagé dans
cet état de perdition (Ro 6:19 8:3 7:6,Ga 6:8,2Co 10:3 7:1,
Eph 2:1-5,Ro 6:23 8:13, 1Co 3:3,4); un homme négatif, si
l'on peut ainsi dire, parce qu'au lieu de réaliser «dans la chair» sa
destinée humaine et de couronner la création en la renouant au
Créateur, il a, par sa vie «selon la chair» (Ro 8:12), déshonoré
Dieu, rebroussé vers l'animalité et il est redescendu vers la
poussière d'où il a été tiré. Le ch. 7 des Romains, où Paul, jugeant
de son passé de pharisien avec ses lumières de chrétien, nous retrace
l'infortune de l'homme-chair, incapable non seulement d'accomplir la
loi spirituelle, mais d'y atteindre et même de la concevoir, est la
page la plus pathétique qui ait été écrite sur l'impasse où aboutit
l'évolution humaine conditionnée par la chute. «L'homme hors de
Christ est en ce sens un être incomplet, manqué, qui n'achève rien et
qui disparaît dans l'inconnu.» (Ch. Babut.) «Malheureux que je suis,
qui me délivrera? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ! En
lui la loi de l'Esprit m'a affranchi...» (Ro 7:24 8:2).

5.

La chair et le salut.

Comment s'est opérée cette rentrée de l'Esprit, cette délivrance par
le retour de Dieu en l'homme? «La parole a été faite chair» (Jn
1:14). «Le Fils unique, qui est dans le sein du Père» (Jn
1:18), venu pour donner sa vie en rançon (Mt 20:28) et donné au
monde par amour (Jn 3:16), s'est incarné, «afin que quiconque
croit en lui ait la vie éternelle» (verset 16). Chair et salut: deux
notions qui trouvent en Christ leur solidarité organique. Le Fils a
été envoyé par le Père dans une chair semblable à notre chair de
péché (Ro 8:3). C'est ici que s'accomplit et s'épuise le
caractère limitatif, restrictif que la notion de la chair a toujours
conservé au cours de son développement. Jésus a vécu et agi avec une
nature humaine sujette à toutes les conséquences du péché de l'homme,
bien qu'exempte de péché. A-t-on pesé tout ce qu'il dut trouver déjà,
dans ce fait seul, de meurtrissures pour sa nature morale et de
difficultés pour son action spirituelle? Revêtir la chair a été pour
le Fils de Dieu le suprême renoncement, triompher dans la chair a été
pour lui la suprême victoire. La chair =personnalité humaine,
réduite par le premier Adam à n'être plus qu'une «âme vivante» privée
de l'Esprit, a été rendue à sa dignité primitive, à sa filialité
céleste par le second Adam qui est «Esprit vivifiant» (1Co
15:45) et dont la vie dans la chair rompt la trame du mal moral qui
liait au péché et à la mort l'humanité déchue (Eph 2:1,5). Toute
la rédemption a donc pour fondement moral la «manifestation en chair»
du Fils de Dieu (1Ti 3:16, cf. 1Jn 4:2) qui a «souffert
dans la chair» (1Pi 4:1); ayant appris l'obéissance aux jours de
sa chair dans la prière et dans les larmes (Heb 5:7 et suivant),
il a «condamné le péché dans la chair» (cf. Ro 8:3 et Heb
2:14-18), inauguré une humanité nouvelle en devenant «l'auteur d'un
salut éternel pour tous ceux qui lui obéissent» (Heb 5:9, cf.
Heb 2:14-18) et établi une communion dans sa chair: «Je suis le
pain de Vie, le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma
chair...si quelqu'un mange de ce pain, il vivra
éternellement» (Jn 6:51). «Parvenu à la perfection» (Heb
7:28), rien de sa chair ne devait être accessible à la corruption;
et c'est pourquoi au matin de Pâques le tombeau était vide. (cf.
Ac 2:27 13:37,Ps 16:10) «Celui qui confesse Jésus-Christ venu en
chair est de Dieu» (1Jn 4:2), «qui croit au Fils a la vie
éternelle; et moi, je le ressusciterai au dernier jour» (Jn
6:40). «Je crois à la résurrection de la chair» (Symb. des Ap., cf.
Jn 5 Jean 6).

Cet ensemble d'affirmations, qui montre l'unité de l'enseignement
évangélique, met en pleine lumière l'importance de l'incarnation.
Dans les théophanies de l'ancienne Alliance (voir Ange de l'Éternel),
Israël n'avait fait qu'entrevoir Dieu à travers le mystère; Jéhovah
était une personnalité lointaine, redoutable, insaisissable...Par la
chair du Christ, Dieu apparaît à l'humanité dans sa sainteté et dans
son amour, c'est-à-dire dans ses qualités personnelles qui le rendent
accessible. Ce n'est plus le Dieu caché de la métaphysique, dont les
attributs nous dépassent, c'est le Dieu qui nous apparaît, se mêle à
notre vie, revêt notre nature, s'offre à notre amour, d'un mot: se
manifeste Père céleste en mettant sous les yeux de l'humanité déchue
la filialité de Jésus. A le bien comprendre, Dieu ne pouvait se
«montrer» autrement que par ce sublime détour. C'est là ce qu'à
l'heure des suprêmes épanchements, le Seigneur présent en chair, dans
le cénacle des apôtres, veut enseigner à Philippe lorsque, à sa
question angoissée: «Montre-nous le Père et cela nous suffit», il
répond: «Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne m'as pas
connu, Philippe! Celui qui m'a vu a vu le Père» (Jn 14:9).

Le danger de l'Église naissante était, dans son élan d'adoration,
de ne pas prendre l'humanité du Christ au sérieux; et ce fut
l'hérésie docète, la première qui mit gravement en péril la foi au
Christ des Évangiles. Il est suggestif à cet égard de constater que
le seul apôtre de Jésus qui ait vécu assez longtemps pour pouvoir
saisir la première génération chrétienne dans son évolution
théologique, ait dénoncé cette déviation redoutable et qu'il ait mis
ses lecteurs en garde contre elle. L'incarnation, pour Jean, c'est
tout le christianisme; l'essence même de la religion: Qui ne confesse
pas Jésus venu en chair, n'est pas de Dieu, mais il est inspiré par
l'Antéchrist. (cf. 1Jn 4:2 et suivant)

Plus nous contemplons le Christ, les modalités de sa «venue en
chair», et mieux s'expliquent à nous les termes: substitution,
expiation, satisfaction, que la dogmatique rend parfois si
rébarbatifs, si inassimilables à notre entendement et même à notre
conscience. Comment ne pas les voir réalisés dans l'humanité sainte
et immolée du Fils qui, pour sauver l'humanité pervertie, se lie à
elle, souffre par elle, meurt pour elle, acceptant tout de
l'ingratitude humaine et de la fureur satanique pour «ôter le péché
du monde»? (Jn 1:2-9) Rien ne peut non plus nous amener à
comprendre la, grandeur de l'amour de Dieu comme les souffrances de
Jésus dans sa chair. Le Père, dont un seul mot eût suffi pour
anéantir les ennemis du Christ, accepte à cause de nous de contempler
la fatigue, la déception, l'abandon, le martyre du Fils. «Dieu prouve
son amour envers nous en ce que, lorsque nous n'étions que des
pécheurs, Christ est mort pour nous» (Ro 5:8). Enfin, les mots
de conversion, de régénération, de sanctification, reçoivent, si
j'ose dire, des conditions de l'humanité du Christ leur contenu moral
et leur impératif catégorique. «Il n'y a pas eu de grande repentance,
de repentance radicale, tragique, féconde, qui n'ait gravité autour
de la croix comme autour de son axe.» (Ch. Secrétan). Puisque la
chair sainte a existé, et qu'elle a existé à ce prix, pour un tel
dessein, elle est l'appel à notre conscience, elle lui dicte les
conditions de notre retour à la filialité divine. Le devoir du
racheté du Christ est de reproduire dans sa vie les qualités du Fils
de l'Homme. L'incarnation de Dieu en Christ doit se poursuivre en
nous. Aucune orthodoxie théologique, aucune cérémonie cultuelle ne
vaut, tant que «dans notre chair» nous ne sommes pas les imitateurs
du Christ. (cf. Ro 12:1)

Si les grands conciles des premiers siècles, au lieu de se
laisser enivrer par la métaphysique grecque et de discuter
passionnément sur le mode de la divinité du Christ «hypostase incréée
au sein de la substance éternelle», s'étaient appliqués à tirer de
l'incarnation du Verbe les leçons qu'elle contient, l'histoire
ecclésiastique n'aurait pas eu à enregistrer des procès parfois plus
retentissants qu'édifiants, et les chrétiens, ramenés au devoir
pratique par l'humanité du Christ, auraient maintenu l'Église sur le
terrain moral du Royaume de Dieu. Alex. W.